Cet article date de plus d'onze ans.

Alice aux pays des réseaux

La vie d'Alice ressemble plus à la vôtre que vous ne l'imaginez. Et pourtant, elle frôle le danger, l'exclusion et peut-être la liberté. Francetv info vous propose une fiction qui fait écho à l'actualité.

France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 25 min
L'impossible évasion. (FRANCETV INFO / PASCALE BOUDEVILLE)

Un intérieur que l'on redécore à volonté, une vie loin des dangers de la rue, des bonnes adresses dont on discute entre voisins... La vie d'Alice est un cocon tranquille. Une vie qui ressemble davantage à la vôtre que vous ne l'imaginez. Mais Alice va découvrir le danger, l'exclusion, et peut-être la liberté. Comme vous.

Francetv info vous propose de découvrir cette histoire sous la forme d'une nouvelle, et de comprendre à quelle réalité elle fait écho. 

L'impossible évasion

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19 juin

01. Le loft

Alice évite de penser à l'extérieur. Les allées sales, le racket, le métro bondé, rempli d'actifs zombifiés, marchant sur leurs cernes. L'air pollué, dégueulasse, qui s'infiltre dans les narines des mendiants étalés à hauteur de pot d'échappement... Comme tous les enfants nés au début de la politique de confinement choisi, Alice, 22 ans, a une idée très précise de ce qui se trouve "dehors". Et cela ne lui fait pas envie : elle chérit chaque seconde passée dans le confort de son loft. A l'intérieur, il n'y a ni danger, ni mauvais temps. Ni virus, ni contrainte, ni même de gens pénibles. A l'intérieur, Alice n'a pas le souvenir d'avoir eu "besoin", ni "envie" de quoi que ce soit dont elle ne puisse disposer tout de suite.

L'utopie était née, quelque part au début du XXIe siècle. Un endroit dans lequel il n'était pas envisageable de "ne pas aimer" quoi que ce soit. Un endroit qui lui ressemble, avec des murs roses quand elle a le cœur léger, du panthère quand elle se lâche et du gris quand elle déprime. Elle règne sur son univers, changeant les vues représentées sur sa baie vitrée au gré de ses humeurs. Par défaut, une plage de sable fin le jour, une aurore boréale la nuit. Elle n'a jamais eu besoin de voyager. Elle n'en a jamais eu envie.

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19 juin

01. Facebook

Alice ne vit ni dans un futur lointain, ni sur une autre planète. Alice vit sur Facebook. Ou du moins, sur ce que serait Facebook si la vie tout court était fidèlement calquée sur la vie en ligne. Un Facebook qui en serait la pierre angulaire. Citoyenne lambda de cet univers parallèle, Alice a 22 ans (l'âge moyen des utilisateurs du réseau social dans le monde). Comme le milliard d'utilisateurs du réseau social, elle ne fait que jouir pleinement de l'environnement qui caractérise le site de Mark Zuckerberg : une personnalisation croissante depuis la création du réseau en 2004, d'une part. Et l'illusion d'une vie en rose, les utilisateurs étant amené à "aimer" des services, sans jamais pouvoir les critiquer. Les usagers de Facebook qui ont tenté de mettre L'Origine du monde de Gustave Courbet en photo de profil ou qui réclament depuis 5 ans un bouton "dislike" (la seule personne à bénéficier de ce privilège est ... un employé de Facebook), le savent.

Au fil de ces évolutions, de la création des groupes en 2007 au passage en force du "mode journal" en 2011, en passant par l'apparition du chat en 2008, Facebook a redéfini les rapports en ligne. Comme Alice décore son appartement, nous personnalisons notre profil : pour vivre dans un lieu qui nous ressemble. La condition sine qua non pour y passer sans douleur une moyenne de 5h18 par mois (pour l'utilisateur français). D'ailleurs, nos choix, photos de profil et de couverture en tête, en disent déjà long sur notre personnalité.

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19 juin

02. La box

Dans un pyjama bleu ciel, Alice contemple une vue aérienne de la baie d'Ha Long. Il est midi et sa "box" attend dans le couloir, juste devant sa porte blindée. Elle est programmée pour cela, simple et infaillible. "Pas comme les gens." Il s'agit d'un carton compartimenté. Elle y trouve quelques courses, du linge propre… Son déjeuner aussi, dans une boîte rigide isotherme. Et une lettre officielle, libellée "Communication de la Résidence - Consultation". Alice la balance sur un tas d'enveloppes fermées. En fait, personne ne lit réellement ces trucs.

Dans sa "box", la tourte au minerai de viande embaume déjà la pièce. "Parfait", sourit Alice. Elle passe son index derrière son oreille et tapote doucement le petit appareil qu'elle porte sous la peau. "Pa-r-f-a-i-t Très bonne sélection, comme d'habitude." Clic. Son avis, comme celui de tous les résidents, compte beaucoup. Il apparaît chez ses voisins via leurs "filtres", un bijou de technologie incrusté juste sous le cuir chevelu et relié à la rétine de chaque habitant. Il suffit de taper deux fois pour partager une pensée. Trois fois pour l'effacer. Une fois pour lancer une recherche dans l'historique des activités de la résidence (pratique pour savoir quand passent les types qui ramassent le verre). Une pression de bas en haut pour payer un contenu. Alice caresse la zone une fois, deux fois. "Transaction. OK."

Au fil des ans, l'accessoire est devenu indispensable. Depuis cette révolution, les échanges sont nombreux et globalement bienveillants au sein de la communauté résidentielle. La veille, Alice a ainsi appris que Mickaël, le grand brun de l'appartement 412, s'est retourné l'estomac avec les burgers maison d'une nouvelle adresse. "Bon à savoir." Amandine, du 38, a quant à elle signalé un article effarant sur les taux de pollution, lesquels, en dépit des efforts partagés pour enrayer leur progression, n'ont pas baissé depuis des lustres. Alice en sait plus sur ses corésidents que sur n'importe quel membre de sa famille. Ce qu'elle trouvait rassurant. Jusqu'à l'arrivée de Marcus.

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19 juin

02. Les services

Sur Facebook, il n'y pas grand-chose de payant. Pour le moment. Ce qui ne signifie pas que le réseau social est à but non lucratif. "Si c'est gratuit, c'est que vous êtes le produit", a rappelé le journaliste Jean-Marc Manach sur son blog, Bug Brother. Rappelée à l'ordre à plusieurs reprises par la Cnil sur sa politique d'exploitation des données personnelles, la firme de Palo Alto nous invite à nous prononcer sur nos services marchands préférés. Quant à ceux qui ne souhaitent pas partager d'informations, ils sont exposés de fait par leurs contacts ou l'utilisation de certaines applications, note le collectif Europe vs Facebook. Aussi spontanément qu'Alice affiche sa satisfaction vis-à-vis du plat qui vient de lui être livré, nous commentons et "likons" régulièrement des services et marques : la première d'entre elles, Coca-Cola, apparaît en en neuvième position de la liste des pages les plus likées, établie en septembre 2012, forte de 56 millions de fans.

Autant d'informations dont disposent nos "amis" (voire le reste du monde, en cas de paramétrage hasardeux). Avec le moteur de recherche interne Graph search, actuellement en test, Alice peut recouper et donc optimiser ses informations. Un restaurant conseillé par son voisin Mickaël ? Il suffit de demander. Et pas forcément à Mickaël lui-même. Au sein des groupes, il est déjà possible de savoir qui a visité chacune des publications. Une transparence plutôt utile pour leurs administrateurs, mais qui agace les utilisateurs soucieux de préserver l'anonymat de leurs consultations.

Le gratuit ne durera peut-être pas éternellement sur Facebook, la question d'un virage marchand, mettant à profit les informations personnelles délivrées par les usagers eux-même, est envisagé par les experts. Surtout depuis l'introduction en bourse de la firme en 2012. Temple du gratuit, dépendant de la publicité, Facebook a commencé cette année à facturer un premier service : le droit d'entrer en contact avec un utilisateur qui ne figure pas parmi vos amis (78 centimes). Simone Foxman l'explique sur le site américain Quartz, "Facebook est une mine d'or en devenir" : "Dans ses mises à jour futures, le réseau social pourrait bien connecter ses services à des marchands", prédit-elle. Ce qui permettrait à Alice d'acheter, commander et recevoir à domicile tout ce dont elle a besoin.

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19 juin

03. Les alertes de compatibilité

Benjamin est sans doute le voisin avec lequel Alice échange le plus d'informations. Ils partagent beaucoup, à commencer par leur âge, un paquet de références et de goûts. Il lui conseille des films par centaines. De la science-fiction. Elle lui parle de musique. Ensemble, ils discutent de l'extérieur et des quelques souvenirs qu'ils en ont. Les toxicos, le métro, tout ça… Ils se réveillent parfois la nuit, presque en même temps. A ces heures, les chats des voisins jouent dans les box vides stockées dans le couloir. Ils commentent grâce à la vidéosurveillance, s'attendrissent, chacun chez soi. Quand l'un des chatons s'est coincé la tête dans une boîte de nuggets, Alice et Benjamin se sont sentis privilégiés de l'avoir vu avant tout le monde. Ça rapproche. Depuis, ils reçoivent régulièrement des "alertes compatibilité". Pour les administrateurs de la résidence, favoriser les couples au sein du bâtiment permet de respecter à la lettre les principes du confinement choisi. Il leur suffit de consulter les historiques, de scanner les commandes, de croiser les centres d'intérêts, etc. Le pire, c'est qu'ils se plantent rarement. Au bout de plusieurs alertes compatibilité, l'usage veut que l'un invite l'autre à boire un verre dans son loft. Celui qui a reçu la demande d'invitation fait une requête formelle de sortie auprès des administrateurs, enfile un truc décent et n'a plus qu'à croiser les doigts pour qu'"elle" ou "il" soit aussi bien en vrai que sur sa photo. Enfin, ça, c'est l'usage.

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19 juin

03. L'amour

Mener son enquête sur Facebook afin d'évaluer, par exemple, le % de réussite d'une relation, est entré dans les moeurs. Cela fonctionne pour Benjamin et Alice. Il se connaissent bien, s'apprécient, mais se ne sont jamais rencontrés. Ce circuit sentimental est aujourd'hui si classique que les rencontres "traditionnelles" tendent à disparaître : "[Sans Facebook] Je ne pouvais pas l'espionner. Je ne savais pas qui elle fréquentait, ni où elle avait vécu (...) Je ne pouvais la découvrir qu'à travers nos conversation", s'étonne un célibataire américain qui raconte son béguin pour une fille non-connectée.

Facebook rapproche. Parfois discrètement : suggestions d'amis, photos taguées, etc. Parfois sans ambiguïté, comme avec les applications Bangyourfriends (tape-toi-tes-amis) ou Wouldlove2. Comme le confie un serial dragueur "une nana de 21 ans ira moins draguer dans un bar que sur internet. (...)". Et pas question de se parler. Le "poke" inaugural, le chat et le sms ont remplacé la conversation orale. Les relations qu'il décrit ressemblent à celle qu'Alice et Benjamin ont développé ces derniers mois : "il faut toujours aborder la nana sous un autre angle que celui de son physique (...).Tu vois s'il y a des atomes crochus, et ensuite ça dégénère assez rapidement en un ‘ça te dirait d'aller boire un verre ?'"

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19 juin

04. La puce

Depuis trois jours, elle se plaint de Marcus. Elle l'observe. Trois jours qu'elle se torture. Trois jours qu'elle se perche sur la pointe des pieds, le nez écrasé contre la paroi, pour épier ses allées et venues à travers le judas de sa porte blindée. Preuve qu'il pollue son quotidien, elle n'a pas bossé cinq minutes depuis qu'elle le sait là, elle qui s'était fait une petite réputation dans la communauté de l'immeuble où il ne restait plus que des free-lance et des auto-entrepreneurs, séduits par les primes à l'immobilité.

Qui est Marcus, ce voisin dont Alice ne sait rien ? C'est quelqu'un qui sort. Oui, il sort de la résidence. Non seulement les habitants n'avaient ni le besoin ni l'envie d'aller dehors, mais personne n'avait encore jamais refusé de souscrire au système des box. C'est précisément cet abonnement qui permet d'activer son filtre et donc d'échanger avec la communauté, de consommer sans se déplacer et de savoir qui occupe l'appartement d'en face. Qui se priverait de ce type de services et d'informations, à moins de mépriser profondément la communauté ?

Tout à coup, elle entend "Boum". Une fois, deux fois, trois fois, de façon très rapprochée. Le blindage cède. Elle a à peine le temps d'apercevoir Marcus IRL, et perd connaissance. Ça ressemble au sommeil, celui d'avant qu'elle ne commence les somnifères Mizenveille © : profond, zen. Quand elle rouvre les yeux, elle est étendue sur la moquette. La porte a pris cher, mais elle, elle n'a qu'une bosse et une vilaine migraine. Alice se redresse et tapote derrière son oreille, comme on le ferait le matin, pour réinitialiser son compte. Elle pianote, mais ne sent plus le petit appareil implanté sous son cuir chevelu. Plus d'écran, plus de signaux, plus de messages, plus d'accès à la vidéosurveillance des parties communes, plus de colonne de droite dans son champ de vision pour suivre les actus de la résidence, plus de case mémo en bas à gauche, plus de fonction "help". Plus rien, si ce n'est la vue dégagée sur son vaste appartement. La baie d'Ha Long a cédé la place à un grand bâtiment de béton.

Paniquée, Alice tape doucement contre le mur qui sépare son appartement de celui de Benjamin.

"Pok pok." Elle n'a jamais fait ça avant, alors elle hésite un peu, mais continue.

"Alice ?" demande une voix à travers la ventilation. "Pourquoi tu… Pourquoi tu me parles ?" Il se racle la gorge. Depuis l'installation des filtres, les gens se parlent très peu de vive voix. Taper contre le mur, comme sonner à une porte ou passer un coup de fil, fait partie de ces usages désuets que Benjamin ne voit plus que dans ses vieux films en 3D.

"C'est le malade d'en face." Elle tripote et sent la cicatrice derrière son oreille.

"Marcus ? demande Benjamin. C'est bizarre comme ça, tu préfères pas venir sur le filtre pour qu'on discute et tu me raconteras comm…

Il m'a ôté le filtre, Benjamin, l'interrompt Alice. T'entends, j'ai plus de filtre. J'ai plus rien."

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19 juin

04. La norme

Si comme Alice, nous avons les moyens de tout savoir sur nos amis, nous aurons peut-être tendance un jour à nous méfier des autres : ceux qui ne font pas partie de notre univers. Les gens comme Marcus. Dans plusieurs pays déjà, le nombre d'habitants à disposer d'une page Facebook est supérieur au nombre de ceux qui n'en ont pas. C'est le cas au Chili (avec un taux de pénétration de 57,39%), de la Norvège (55,11%) ou encore du Canada (52,90%). Du coup, quand Adam Lanza, 22 ans, a ouvert le feu dans une école primaire de Newton Connecticut, tuant 26 personnes, dont 20 enfants, les médias ont rapidement noté que ce dernier "n'était pas sur Facebook". Quelques mois plus tôt, les soupçons se portait sur James Holmes, auteur de la tuerie d'Aurora en Californie : "Pourquoi évitait-il les réseaux sociaux ?", s'interrogeait CNN au sujet de l'Américain de 24 ans. Pas étonnant qu'Alice cherche à dresser le profil de Marcus. Et qu'elle soit plus rassurée au contact de Benjamin, même si elle ne l'a jamais vu. Si l'on n'en est pas encore à partager de simples pensées d'un geste du doigt, nous pourrions bientôt perdre davantage de contrôle. A noter que Facebook travaille à développer un système permettant de délivrer les informations correspondant à nos centres d'intérêts, sans nous consulter. Sommes-nous si loin de la puce qui relie Alice, Benjamin et tous les résidents aux administrateurs de la résidence ?

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19 juin

05. Le ruban noir

La panique s'est rapidement propagée aux appartements de la résidence. A 16 heures, Benjamin a informé les administrateurs de l'agression d'Alice. Dès 16h20, d'influents habitants ont témoigné de leur soutien. La plupart ont opté pour la résistance symbolique, accrochant un ruban noir au mur. Les plus âgés, ceux qui ont connu l'extérieur, ont vite divagué et parlé de "cambriolage", un vieux terme qui existait du temps où les gens de l'extérieur étaient plus coriaces. Quelques-uns ont demandé l'éviction rapide de ce dangereux locataire, mais comme il ne figure pas dans les registres, les administrateurs ont dû demander à Benjamin de dire à Alice que cela prendrait plus de temps que d'habitude. "Le problème est en cours d'étude", ont-ils prévenu, pendant qu'Alice tournait dans son loft. "Ma porte éventrée, j'en fais quoi ?" Et, pour la première fois, elle a eu une envie. Ou plutôt, un drôle de besoin.

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19 juin

05. L'engagement

Naturellement, Benjamin va vouloir venir en aide à Alice, victime de cette effraction dans l'intimité de sa page. Pour cela, il peut compter sur la puissance fédératrice du réseau social. Depuis sa création en 2004, il a fourni une tribune aux grandes et petites causes qui ont fait l'actualité. Des printemps arabes aux opposants russes en passant par les militants en faveur des droits des femmes ou des homosexuels : Facebook a connu nombre de logos, drapeaux et autres formes de soutien en ligne. Mais dès 2010, alors que les photos de profils du monde entier se parent de vert pour soutenir l'opposition iranienne au lendemain de la réélection de Mahmoud Ahmadinejad, la mobilisation internationale n'a guère dépassé le stade de la prise de conscience. Les happenings organisés sur le réseau peinent à se traduire dans la rue, où la répression n'épargne pas les manifestants. Messages d'espoir, soutien et sensibilisation font partie du quotidien des réseaux sociaux, sans pour autant remplacer l'inévitable action. Alice l'apprend en quittant son appartement. Une entorse à ses pratiques et à ses habitudes, qui va changer sa vie et celle de la société dans laquelle elle vit.

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19 juin

06. Le contrat

Cela devait faire un an qu'elle n'avait pas vu quelqu'un en chair et en os. Depuis la médecin de service en mai dernier. Voilà que son premier contact physique en douze mois la fixe, ahuri, debout dans un jogging vert : Benjamin. Il jette un œil au foutoir sur la table basse. Alice est plus grosse que sur la photo. Plus grosse du bas ("Envoyé"). Lui, il a perdu le sourire "du-type-à-qui-on-la-fait-pas" avec lequel il pose d'habitude. Ils auraient pu se fixer comme ça longtemps, mais Alice se lance : "On s'en va." Elle sourit, ils sont deux, c'est possible. Effrayant aussi, "mais il vaut mieux se casser avant que Marcus ne revienne, non ?"

L'index calé derrière l'oreille, Benjamin reste muet et se bagarre pour garder une expression neutre. Il murmure : "Elle est là", puis reste un instant sans bouger, mal à l'aise, la main sur l'appareil. "Je crois que tu ne peux pas partir comme ça, prévient-il, un peu navré. Vraiment, on ne sait pas ce qui s'y passe. Je veux dire, dehors. Tu ne vas pas réellement sortir, si ?" Alice le regarde encore, un peu déçue. Soit la conversation est bizarre, soit les rapports IRL sont plus compliqués qu'elle ne le croyait. Benjamin s'est glissé entre elle et ce qui reste de la porte, et la tient maintenant par les épaules. La surprise a laissé la place à un regard paumé, sombre, mais si loin du marron-vert-je-ne-sais-quoi de Marcus. Elle se serait débattue si le simple fait qu'on la touche ne suffisait à la tétaniser.

Maintenant il regarde ses chaussons, sincèrement désolé. "C'est dans le contrat. Je ne le savais pas, moi non plus. Personne ne le savait." Et il serre plus fort."Qu'est-ce qu'on ne savait pas ?", demande la jeune fille. "Quel contrat ?" "C'est écrit dans la lettre, Communication de la résidence - Consultation. On l'a reçue ce midi. Tu te souviens ?" Benjamin récite, mais Alice ne parvient déjà plus à l'écouter, elle ferme les yeux et souffle doucement. "Quiconque désactive son filtre viole les conditions d'utilisation. Quiconque rompt tout contact avec les entreprises et personnels de la résidence nuit au bon fonctionnement de la communauté. Quiconque ne participe pas au développement économique de la résidence, en acceptant de céder l'historique de ses activités (…) dans l'impossibilité d'anticiper les besoins et envies des résidents réfractaires, vous autorisez la résidence à empêcher toute sortie, par tous les moyens Il fait une moue désolée, un peu comme si elle avait oublié de commander du lait. Pourquoi serait-ce plus embarrassant que de picoler et de se ridiculiser dans la chatroom ? Enfermé, et alors ? "Qui pourrait avoir envie de partir ? Qu'est-ce que tu crois que tu vas trouver dehors ? tente-t-il de la raisonner. Je te reconnais pas. Mais tu ne m'as jamais vue…"

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19 juin

06. Les paramètres de confidentialité

Internet en général, et Facebook en particulier, peuvent-ils se substituer aux échanges physiques ? La vie d'Alice, qui n'a pas vu d'autres humains depuis plus d'un an, est évidemment marginale. Mais il existe déjà des personnes dont les échanges sociaux se limitent aux communautés virtuelles. A Londres, une clinique traite une centaine de patients par an, considérés comme accros aux réseaux sociaux. L'illustratrice Gemini Adams a tiré un livre de son addiction à Facebook, qu'elle compare à la cigarette : The Facebook diet.

Alice et Benjamin apprennent aussi à leurs dépens qu'ils sont prisonniers de ce monde qu'ils vivaient jadis comme un plaisir. Eux sont concrètement enfermés dans l'appartement de Benjamin. Dans la vie réelle, à l'enfermement psychologique s'ajoute la difficulté concrète à maîtriser sa vie en ligne. C'est là qu'interviennent les règles de confidentialité. Leur multiplication embrouille jusqu'à la sœur de Mark Zuckerberg. Qui peut en vouloir à Alice de ne pas éplucher le règlement, quand le dernier vote organisé par Facebook n'a mobilisé que 0,01 % des abonnés ? Alice est-elle à blâmer ? Vous-même, lisez-vous vraiment les paramètres de confidentialité de Facebook, en évolution permanente ? Savez-vous vraiment quelles autorisations vous avez données ?

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19 juin

07. Le pirate

L'arrivée d'une box rompt le silence. "Ah, ce sont les menottes", dit Benjamin, en retapant derrière son oreille pour ouvrir la porte. "Je suis désolée Alice, c'est dans le contrat et…" Une grande paluche lui saisit l'avant-bras.

"Le contrat ?" A côté de Marcus, Benjamin est un gosse. Un ado de 22 ans, qui se dérobe mais finit par prendre un coup de masse sur sa tête de type-à-qui-on-la-fait-pas. Marcus donne un petit coup de pied dans le corps inerte de Benjamin. "Il n'est pas mort." Il saisit le jeune homme par les cheveux et sort une lame de sa poche. "Désolé pour tout à l'heure. C'était pas personnel", explique-t-il sans lever les yeux. D'un coup, il fait une incision bien nette derrière l'oreille. Puis en sort un boîtier de la taille d'un domino. "Je vais te dire, il n'a jamais été aussi vivant."

Alice, qui est restée plaquée contre le mur, observe encore les étranges manières de Marcus. Plus de mystère, juste un type fatigué, debout face à elle. Elle a le temps cette fois d'observer son tatouage sur l'avant-bras - un petit oiseau - son regard fatigué, cerné, comme on l'attend de quelqu'un qui vit "à l'extérieur". Mais son teint n'est pas verdâtre, ses vêtements semblent inconfortables, mais propres et soignés. La lumière vacille et aussitôt Marcus met son doigt devant sa bouche : "Chuuut." Quand il lui ordonne de la suivre, elle s'exécute sans réfléchir, laissant Benjamin inanimé sur la moquette, Maintenant, Marcus chuchote : "Tu te demandes qui je suis, hein ?"

Elle hoche la tête. "Je suis un pirate. Je suis un pirate venu de dehors. Je suis là pour sortir les gens comme toi d'ici." Les voici les pieds de part et d'autre des rails qui transportent les box. Ils les enjambent. Les repas du soir patientent devant les portes fermées des appartements. Alice peut sentir les arômes s'en dégager, tandis que les résidents n'attendent plus que la sonnette pour sortir les ramasser. "Parce qu'il y a de la vie dehors, tu sais." Alice regarde les cartons, les plats, les déchets, les envies et les besoins de toute la résidence. Elle les connaît. "Plein d'autres vies. Mais on n'a pas beaucoup de temps."

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19 juin

07. La malveillance

En dépit du confort de leurs appartements, Benjamin et Alice ne sont pas en sécurité chez eux. Des gens comme Marcus, capables d'entrer dans leur vie par effraction, ne manquent pas sur la toile. D'abord, Facebook lui-même, à l'instar de la résidence, garde les clés de notre vie en ligne. Ensuite, des arnaques vieilles comme le monde ont été adaptées à l'ère numérique : les utilisateurs de Facebook, protégés par leurs mots de passe, n'échappent pas aux transferts d'argent et au "phishing" (l'internaute est invité à cliquer sur un lien alléchant, un piège destiné à obtenir des informations confidentielles). Pour s'exposer, il suffit d'une maladresse, d'une porte ouverte. C'est le cheval de Troie. Berné par Marcus, Benjamin l'a appris d'un coup de masse sur la tête. En 2011, des dizaines de milliers d'utilisateurs se sont laissés piéger par la fausse application "qui consulte votre profil ?". Une étude basée sur 500 000 messages "a révélé que 15% des liens postés sur Facebook pointent vers des applications malveillantes". Au-delà de la filouterie et du hacking crapuleux visant à soutirer quelques centaines d'euros, Facebook fait aussi l'objet d'attaques "sophistiquées" et politiques.

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19 juin

08. L'impossible évasion

Lancée au pas de course dans les escaliers, Alice entend les portes claquer. Il n'a pas fallu plus de quelques secondes aux administrateurs pour prévenir les résidents. En chaussons et peignoir, les voisins, sortis dans le couloir, écoutent les consignes venues de ceux qui administrent leur vie – et celle d'Alice, jusqu'à cet instant. Hésitant parmi les box, ils avancent en titubant, désignant les fuyards. Il y a de tout : des joggings bleus, des chemises de nuit vertes, des polaires grises. "Attrapez-les !" braille Amandine tandis qu'Alice et Marcus franchissent le hall. Tout gronde : les gens, les murs, le plafond d'où tombe de la poussière. Alice s'essouffle en approchant de la porte. Quand elle atteint la clôture ne s'élève derrière elle qu'un amas de gravats fumants : les restes de la résidence.

Elle et Marcus arrivent sur un boulevard. Sous l'éclairage d'un réverbère, un palmier se déploie au-dessus du macadam. Un vieux building, sans doute construit à la fin du XXe siècle, se dresse sur le trottoir d'en face. A travers les baies vitrées du hall, Alice, qui s'est avancée, devine un mur couvert de signatures. "Face-quoi ?" "Ce sont les administrateurs de la résidence." D'un coup de menton, Marcus désigne le bâtiment. Il ajoute, rassurant : "Au fait, personne ne va mourir. Personne ne meurt ‘vraiment'. Sous les gravats, certains sites restent abandonnés des mois, des années." Il tire sur une cigarette électronique. "On a retrouvé des gens vivants dans la résidence Myspace il y a encore deux mois de cela." Puis il confie, plus grave : "J'ai retrouvé ma mère, pas plus tard que l'année dernière, coincée dans un bar à smoothies sur Second Life. Ce jour-là, je me suis promis de sauver le maximum de gens."

Alice hoche la tête sans comprendre. Tout est nouveau. La ville, les voitures qui filent sur le boulevard, le rire des groupes de jeunes qui approchent, etc. Un type en jean et veste zippée s'avance à vélo vers elle. Arrivé à sa hauteur, il lâche mollement : "Salut Alice." "Salut Alice !" reprend le groupe de gamines éméchées qui la croisent, et se marrent en la dépassant. "Beau pyjama", miaule un jeune homme torse nu, installé dans un caddie qui déboule par la gauche. "Comment savent-ils que je m'appelle Alice ?". "Qui ? Eux ? Tu le leur as dit. Simplement." "Comment ça, je le leur ai dit ?" Alice s'avance. Elle a bien vu les inscriptions sur l'écran qui précède le building, tout près du panneau Palo Alto. Elle s'avance assez pour reconnaître sa photo. Plantée sur la chaussée, comme une cinglée en pyjama, elle s'observe, magnifique, souriante, et lit à voix haute : "Alice vient de quitter Facebook."

"Regarde-moi", lance Marcus. Un flash lui saute aux yeux. "Alice, dehors pour la première fois", rit-il. Maintenant, il semble gai : "Hashtag sauvetage", dit-il pour lui-même. "Reste pas plantée là, follow me." Il sourit : "@Marcus."

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19 juin

08. Twitter et autres réseaux sociaux

Face à Facebook, certains se révèlent plus prompts à claquer la porte. Comme Alice, de plus en plus d'utilisateurs décrochent du réseau social - le nombre de ses utilisateurs ne croît qu'en raison de son implantation progressive dans les pays en développement. Ces "ex-profils" décrivent un site chronophage et intrusif. 4% des Américains tentés par cette "pause" invoquent des craintes relatives à la confidentialité. Ces profils sont détruits, mais peuvent aussi sombrer dans un état proche du purgatoire. C'est le cas de plusieurs centaines de milliers de pages Myspace, à l'abandon depuis plusieurs années. Adrien Chen, journaliste à Gawker, y parle de pages "zombies", pas belles à voir. Qu'ils meurent ou qu'ils survivent aux modes, les réseaux sociaux ne sont pas moins réels aujourd'hui que l'air que nous respirons.

Mais que trouver "dehors" ?, s'inquiète Alice. "J'ai l'impression d'avoir retrouvé la vraie vie", disait en 2012 une internaute sevrée. Mais la vraie vie, qu'est-ce que c'est ? La consultation des sites d'infos, la lecture... et Twitter. Le réseau au petit oiseau bleu (celui-là même observé sur le bras de Marcus) a doublé le nombre de ses utilisateurs en France en 2011, en particulier chez les 15-24 ans. Echapper à Facebook, oui. Mais aux réseaux sociaux ?

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