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"Les balles sifflaient au-dessus de ma tête" : la bataille de Raqqa racontée par des photojournalistes

Louis San le dimanche 22 octobre 2017

Des combattants des Forces démocratiques syriennes, dans le quartier Al-Dariya de Raqqa (Syrie), le 24 juillet 2017. (MORUKC UMNABER / DPA / AFP)

Elle était considérée comme son fief, sa vitrine. Le groupe Etat islamique avait fait de Raqqa, la première grande ville à être tombée entre ses mains, la capitale de son califat autoproclamé pendant l’été 2014. C'est depuis ce bastion que de nombreux attentats, dont ceux du 13 novembre 2015 à Paris et Saint-Denis, auraient été organisés. C’est dans cette ville, située dans le nord de la Syrie, que l’organisation jihadiste mettait en scène et organisait des décapitations, des exécutions, des lapidations, des viols. Autant d’atrocités qu’elle filmait et diffusait à travers le monde pour assurer sa propagande et séduire d'éventuelles nouvelles recrues.

La ville a été totalement reprise aux jihadistes mardi 17 octobre. Cette étape, aussi importante que symbolique, est le résultat d’un travail de longue haleine. L’opération militaire, baptisée "Colère de l’Euphrate", a commencé un an plus tôt, avec des manœuvres visant à isoler la cité.

Mais c’est au mois de juin 2017 que la bataille de Raqqa est devenue décisive : l'alliance kurdo-arabe, soutenue par les Etats-Unis, est entrée dans les faubourgs de la ville puis a progressivement gagné les quartiers centraux. Franceinfo revient sur ces cinq mois décisifs, à l’aide de récits de photojournalistes qui se sont rendus sur place et de leurs clichés.

"Un déluge de feu"

"Nous déclarons aujourd'hui le début de la grande bataille pour libérer la ville de Raqqa, la capitale (...) du terrorisme." Face à des journalistes, Tallal Sello, le porte-parole des Forces démocratiques syriennes (FDS), constituées de combattants kurdes et arabes soutenus par la coalition internationale dirigée par les Etats-Unis, annonce le début de cette offensive majeure, le 6 juin.

"Avec les avions de la coalition internationale et les armes de pointe qui nous ont été fournies, nous prendrons Raqqa", assure Tallal Sello. "Les combattants des FDS ont reçu, de la part des Américains, des drones qui filment en 4K. Tous les chefs ont une tablette, et tout le monde voit en direct l'avancée des troupes", précise à franceinfo le photojournaliste suisse Guillaume Briquet, qui se trouve alors sur le terrain avec des combattants kurdes du YPG (Unité de protection du peuple, la branche syrienne du PKK).

Un soldat kurde de l'YPG consulte les images prises par un drone sur une tablette, à Raqqa, le 1er juillet 2017. (CHRIS HUBY / LE PICTORIUM / MAXPPP)

Les attaques de cette nouvelle offensive ne se font pas attendre. "Les Américains bombardent sur indication du pilote de drone avec qui je suis. Lui, il sélectionne les cibles, il appuie sur sa tablette quand il a repéré des tunnels ou du mouvement. Un quart d'heure après, l'aviation américaine, qui tourne dans le ciel toute la journée, arrive et bombarde", relate Guillaume Briquet, en commentant cette photo prise le 6 juin, alors que l'entrée de la ville est à "cinq ou six kilomètres".

Les faubourgs de Raqqa (Syrie) bombarbés, le 6 juin 2017. (GUILLAUME BRIQUET / CITIZENSIDE / AFP)

Mais Guillaume Briquet se souvient surtout du soir du 9 juin : "On a passé la rivière, la première porte. On était vraiment à l'entrée de la ville. Là, j'étais avec un groupe qui avançait, c'était dantesque." L'aviation américaine a notamment tiré des munitions au phosphore blanc, reconnaissables au petit panache fait de longs filaments.

Les hélicoptères Apache et les avions AC-130 ont tiré toute la nuit. C'était un déluge de feu. 

Guillaume Briquet, photojournaliste
L'aviation américaine tire des munitions au phosphore blanc sur la ville de Raqqa (Syrie), le 9 juin 2017. (GUILLAUME BRIQUET / CITIZENSIDE)

Malgré les efforts déployés, le groupe qu'accompagne Guillaume Briquet subit un revers. "Dans le bataillon qui est parti, il y avait une centaine d'hommes. Un tiers n'est pas revenu", détaille-t-il. "Ce soir-là, ils n'ont rien pris. Ils se sont fait ratatiner. A 5 heures du matin, les snipers du groupe Etat islamique avaient repris leurs positions et tiraient, poursuit-il. Je me souviens : j'étais en train de dormir sur un toit et les balles sifflaient au-dessus de ma tête."

La déconvenue n'est que temporaire. Les combats se poursuivent dans les jours qui suivent et les troupes de l'Etat islamique finissent par plier localement. "Les combattants kurdes avancent un peu à la manière des joueurs de Go en créant des espaces avec des zones de sécurité", résume Guillaume Briquet.

Les Américains ont mis en place une tactique très lente de progression : reconnaissances des lieux avec les drones, bombardements et avancée de 200 mètres, 500 mètres ou 1 kilomètre. Ils restent deux-trois jours, ils stabilisent, ils déminent le terrain. Ensuite, ils renvoient les drones, ils bombardent à nouveau. Ils avancent comme ça, à chaque fois en fortifiant leurs arrières.

Guillaume Briquet, photojournaliste
Un combattant kurde lanc eun drone de reconnaissance, à Raqqa (Syrie), le 18 juin 2017. (DELIL SOULEIMAN / AFP)

Les assauts sur la ville ont lieu par le nord, l’ouest et l’est. L'entrée dans Raqqa survient rapidement. Et la force kurdo-arabe affirme, le 11 juin, avoir "libéré le quartier d'Al-Roumaniya après deux jours de combats". Il s'agit du premier quartier reconquis dans l'ouest de la ville.

Le quartier d'Al-Mechleb, dans le sud-est de Raqqa, est également libéré. Delil Souleiman, photographe installé dans le Kurdistan syrien, se souvient de son arrivée là-bas. Devant lui, un paysage de désolation : la ville est méconnaissable, les immeubles sont détruits, la chaussée est recouverte de divers débris et gravats. "Les importants dégâts témoignent de la violence des combats", commente-t-il auprès de franceinfo.

C'est un peu bizarre de pouvoir entrer dans la capitale de l'Etat islamique.

Delil Souleiman, photojournaliste
Dans le quartier Al-Mechleb, dans le sud-est de Raqqa (Syrie), le 14 juin 2017. (DELIL SOULEIMAN / AFP)

"Dans les maisons, tous les objets sont potentiellement piégés"

Dans le courant du mois de juin, les forces kurdo-arabes avancent rapidement dans le quartier d'Al-Senaa, à l'Est, qui fait la jonction entre Mechleb et la vieille ville. Mettre la main sur cette zone serait un pas décisif car "cela les mettrait aux portes du centre-ville, où se situent les positions les plus importantes du groupe Etat islamique", explique alors le directeur de l'Observatoire syrien des droits de l'homme, Rami Abdel Rahmane.

A la fin du mois, les FDS parviennent à encercler les jihadistes. Au sud de Raqqa, ils coupent la dernière route que les combattants de l'EI pouvaient emprunter pour s'enfuir. Mais le lendemain de cette annonce, les jihadistes ripostent violemment. Habillés d'uniformes des FDS pour passer inaperçu, une quarantaine d'entre eux mènent des attaques-suicides dans les quartiers d'Al-Senaa et de Mechleb et parviennent à s'emparer de six positions tenues par les forces de la coalition.

Deux combattants arabes de la brigade de la liberté défoncent la porte d'une maison abandonnée, à Raqqa (Syrie), le 5 juillet 2017. (CHRIS HUBY / LE PICTORIUM / MAXPPP)

Il y a des percées, mais la résistance est tenace. Les FDS avancent pas à pas dans la ville, parfois truffée de dangers cachés. Alors que les troupes sont constituées de Kurdes à 90%, le photojournaliste Chris Huby explique à franceinfo que la coalition, après la phase de bombardements, envoie au sol, en éclaireurs, des "groupes d'Arabes" car "ce sont souvent des gens du coin, qui connaissent les quartiers". "Ils sont tout devant. Ils sont au front du front, abonde-t-il. Le reporter a passé plusieurs jours sur le terrain avec des membres de La Brigade de la liberté (Liwa Al-Tahrir), originaires de Deir ez-Zor, ville située à 140 km de Raqqa. Pour lui, il s'agit de ses moments les plus dangereux à Raqqa.

Quand j'étais avec eux, c'était compliqué parce qu'on ne savait pas trop où on mettait les pieds. On était vraiment devant la <em>frontline</em> [ligne de front].

Chris Huby, photojournaliste

Ces groupes pionniers sont chargés de "nettoyer les quartiers, identifier les maisons vides ou minées", explique le journaliste. "Là, on n'a vu personne. Mais il est souvent arrivé que les combattants du FDS tombent dans des guets-apens. Il y a des tunnels creusés partout dans Raqqa par les hommes de l'EI et ils s'en servent pour se déplacer."

"Souvent, les membres des FDS ne se blessent pas ou ne meurent pas au combat, mais à cause des mines", selon Chris Huby. Lors de son périple sur la ligne de front avec les membres de la brigade de la liberté, il raconte être "tombé sur une maison remplie de mines". "Je les ai prises en photo depuis la fenêtre parce que je pense que si j'ouvrais la porte, on sautait", précise-t-il.

Des mines dans une maison abandonnée par le groupe Etat islamique, à Raqqa (Syrie), le 5 juillet 2017. (CHRIS HUBY / LE PICTORIUM / MAXPPP)

"Dans les maisons, tous les objets sont potentiellement piégés. Il y a eu des histoires incroyables de morts à cause de tapis de prière, de réfrigérateurs, de drapeaux, d'ampoules, de tableaux, de poignées de porte, évidemment..." poursuit Chris Huby.

Les hommes du groupe Etat islamique minent tout ce qu'ils peuvent. Donc quand on entrait dans une maison, parce qu'il fallait&nbsp;bien s'assurer qu'il n'y avait personne dedans, on ne marchait pas sur les objets, on ne soulevait rien.

Chris Huby, photojournaliste
Des combattants arabes membres de la Brigade de la liberté font le tour d'une maison abandonnée et potentiellement piégée, à Raqqa (Syrie), le 5 juillet 2017. (CHRIS HUBY / LE PICTORIUM / MAXPPP)

"Une guerre de snipers" où les femmes sont au premier plan

S'aventurer dans les rues de Raqqa, même lorsque les hommes de l'Etat islamique sont censés avoir quitté la zone, est dangereux. Autant que possible, on rase les murs, on reste à couvert car les tireurs embusqués veillent. Si ce n'est pas possible, on court.

Un soldat des forces démocratique syrienne court dans une rue du quartier d'Al-Sinaa, à Raqqa (Syrie) pour tenter d'échapper à d'éventuels tirs de snipers.&nbsp; (MORUKC UMNABER / DPA / AFP)

"Les snipers de l'Etat islamique font énormément de dégâts", indique Chris Huby. "Les groupes jihadistes sont bien formés et ont des armes d'excellentes qualité (de type Barrett). Ils tirent très bien et ils sont très dangereux", commente Guillaume Briquet, relevant que c'est aussi le cas du côté des FDS. "Les forces spéciales [américaines] ont tout misé sur eux", relève le reporter. Pour lui, la bataille de Raqqa est "une guerre de snipers".

<em>Quand, à un ou deux kilomètres de distance, vous arrivez à tuer quelqu'un, c'est quelque chose de très déstabilisant pour l'adversaire.</em>

Chris Huby, photojournaliste

"A Raqqa, les maisons font souvent un ou deux étages. Ce n'est pas une ville très haute, contrairement à ce que l'on a pu voir à Mossoul (Irak). Donc dès que l'on est sur un toit, on voit loin, on voit tout", explique Chris Huby.

Mais ce n'est pas suffisant "car les snipers sont cachés parfois à plusieurs centaines de mètres et on ne les voit pas. On les aperçoit seulement lorsqu'ils tirent. Et là, c'est trop tard pour vous."

Vue générale du quartier d'Al-Dariya, à Raqqa (Syrie), le 24 juillet 2017. (MORUKC UMNABER / DPA / AFP)

Dans cette guerre de snipers, les femmes jouent un rôle important. Selon Guillaume Briquet, un tiers des combattants kurdes [les Kurdes constituant la grande majorité des troupes des FDS] sont des combattantes. "La majorité des chefs sont des femmes", insiste-t-il. D'ailleurs, l'opération "Colère de l'Euphrate" a été menée par Rojda Felat, commandante kurde des FDS.

Là-bas, la plupart des femmes sont des snipers. Elles tirent beaucoup mieux que les hommes. Elles sont beaucoup plus calmes et patientes qu'eux.

Guillaume Briquet, photojournaliste
Des femmes membres des FDS à Raqqa (Syrie), le 12 août 2017. (MORUKC UMNABER / DPA / AFP)

Pour Guillaume Briquet, "les femmes ont été la clé de ce combat. Mais on en parle très peu parce qu'au Moyen-Orient, c'est un tabou". Le photojournaliste de 53 ans compare alors ce qu'il a vécu à Raqqa avec ses précédentes expériences. "Généralement, les zones de conflit sont tenues par les hommes. Où que vous alliez, il n'y a que de la testostérone. Et là, avec les Kurdes, c'était complètement différent, tout le monde rigolait, tout le monde était détendu, ils chantaient... J'avais l'impression d'être dans la Sierra Maestra [un massif montagneux de Cuba] avec Che Guevara." Et de conclure : "L'ambiance n'avait rien à voir avec ce que j'ai déjà connu."

Une bataille sans victimes visibles

A Raqqa, "les trois quarts des combats se passent la nuit. Pourquoi ? Parce que l'Etat islamique a choisi d'attaquer la nuit. C'était sa stratégie", explique Chris Huby. Résultat : impossible de prendre des photos des affrontements. "C'était inutile, pour moi, de rester sur la frontline la nuit. Pour prendre des photos, c'était très compliqué car on ne voyait rien, et c'était dangereux pour moi et les autres. Je pouvais prendre des photos jusqu'au coucher de soleil, mais après..."

Le journaliste se plaint également de la façon dont les Kurdes ont limité les déplacements des reporters :"Avec eux, c'est très compliqué d'accéder à la ligne de front parce qu'il y a toute une hiérarchie, des règles de sécurité. C'est une organisation soviétique."

Il y a aussi, sans doute, des choses que les Kurdes ne voulaient pas nous montrer, sachant que ce sont les Américains qui leur donnaient des ordres et qu'ils veillaient à ce que les journalistes ne soient pas aux mauvais endroits.

Chris Huby, photojournaliste
Une femme syrienne dans des débris, à Raqqa (Syrie), le 5 juillet 2017. (MORUKC UMNABER / DPA / AFP)

Les civils ont été peu visibles dans cette bataille. Pourtant, quelque 100 000 personnes étaient encore piégées dans Raqqa, fin juin, selon les Nations unies. Lors des derniers mois, à de nombreuses reprises, l'ONU et des ONG ont interpellé les FDS et la coalition internationale sur le sort de la population.

Fin août, Raqqa est durement pilonnée : Washington affirme que la coalition a mené 250 frappes aériennes en une semaine. Amnesty international condamne un "labyrinthe mortel" pour les habitants de la ville. L’ONU réclame des "pauses" dans les combats pour "faciliter la fuite des civils" alors que l'Observatoire syrien des droits de l'homme affirme que des dizaines d'habitants, dont de nombreux enfants, ont péri dans les raids de la coalition.

"A Raqqa, il y avait un soupçon sur l'éventuelle complicité des gens avec les jihadistes. Les Kurdes et les Américains ont ramassé tous les civils qu'ils trouvaient dans la ville et ils les interrogeaient. Ensuite, ils les relâchaient et les civils se retrouvaient dans les camps à proximité de la ville, raconte Chris Huby. Mais entre ces deux phases, nous n'avons pas eu accès aux gens."

Dans le camp de réfugiés d'Ain Issa (Syrie), une médecin ausculte une petite fille déplacée de Raqqa, le 8 juillet 2017. (CHRIS HUBY / LE PICTORIUM / MAXPPP)

Chris Huby fait part de ses interrogations sur la communication verrouillée de la coalition menée par les Etats-Unis : "Il y a des questions qui se posent. Les forces de la coalition ont tiré les leçons de Mossoul, où l'on avait vu beaucoup de victimes. Là, Raqqa, c'est propre. On ne montre pas les cadavres, on ne montre pas les blessés. Même Médecins sans frontières a dit avoir vu peu de blessés de Raqqa. C'est vraiment troublant."

Guillaume Briquet, lui aussi, critique la situation : "Beaucoup de civils sont morts, mais on communique peu là-dessus parce que ce sont les Américains [qui soutiennent les combattants des FDS] et que ce n'est pas populaire. Mais quand ce sont les Russes, là, on dit qu'il y a beaucoup de morts... alors qu'il y a toujours des morts partout dans ces conflits."

Finalement, le photojournaliste suisse se dit "frappé" par "la promiscuité de la vie et des affrontements" : "Certains se tirent dessus mais, à 500 mètres de là, d'autres cultivent leurs champs parce qu'il faut bien manger, parce que la vie continue."

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