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RECIT. Comment le Brexit est devenu le "jour sans fin" des Britanniques

Marie-Adélaïde Scigacz le lundi 18 novembre 2019

 (AWA SANE, JESSICA KOMGUEN, BAPTISTE BOYER, PIERRE-ALBERT JOSSERAND / FRANCEINFO)

A l'heure où vous lirez ces lignes, le Royaume-Uni sera sur le point de sortir de l'Union européenne. Plus de trois ans et demi après le référendum sur le Brexit du 23 juin 2016, le pays a finalement trouvé la porte de sortie. Pourtant, à maintes occasions, les Britanniques se sont endormis dans l'UE, pensant se réveiller de l'autre côté des frontières du marché commun et de l'union douanière. Chacun de ces matins, le réveil avait hurlé l'Hymne à la joie

Comme dans Un jour sans fin, comédie d'Harold Ramis dans laquelle un présentateur météo blasé revit à l'infini le très ennuyeux "jour de la marmotte", les Britanniques ont passé 43 mois dans une boucle temporelle, rythmée par l'apparition et le départ de Premiers ministres à tendance masochiste, des élections express et imprévisibles de députés girouettes, des commentaires de journalistes perdus et des sauts manqués dans l'inconnu. Alors que les Britanniques et les Européens seront officiellement divorcés vendredi 31 janvier, à 23 heures (heure de Londres, soit à minuit le 1er février dans l'Hexagone), franceinfo rembobine le film du Brexit.

Juin 2016 à juin 2017 : les réveils difficiles

  (FRANCEINFO)

Debout les électeurs ! Et haut les cœurs !" Le matin du 24 juin, la BBC, SkyNews et ITV ne réveillent pas les Britanniques avec I Got You Babe de Sonny and Cher. La voix de Nigel Farage, leader du parti eurosceptique Ukip, résonne dans les foyers : "Mesdames et messieurs, osez rêver. L'aube se lève sur un Royaume-Uni indépendant", lance-t-il, sous les acclamations de ses supporters. "Débarrassons-nous du drapeau, de l'hymne, de Bruxelles et de tout ce qui ne va pas", s'enthousiasme cet historique partisan du "Leave", l'œil brillant de ceux qui n'y croyaient pas. Au cours de sa dernière déclaration à la presse, quelques heures plus tôt, il confiait "avoir le sentiment calme et rationnel que le camp du 'Remain' l'emporterait". Preuve, s'il en fallait, que les "sentiments calmes et rationnels" ne sont plus dignes de confiance. 

En l'emportant (48% contre 52%), son camp a créé la surprise. Sur les marchés financiers, on préfère le terme "panique". En quelques heures, la livre sterling s'écroule pour atteindre son plus bas depuis 1985. Wham! chantait alors son célèbre Réveille-moi avant de partir-partir. Il est à peine 9 heures quand le Premier ministre, David Cameron, l'homme à l'initiative de cette consultation populaire, annonce qu'il démissionnera de son poste de Premier ministre avant l'automne.

Il quitte le 10 Downing Street trois semaines plus tard, le 11 juillet. Plutôt que de citer Winston Churchill (un cliché), il chantonne ("tuutuududu""tel Winnie l'Ourson", analyse un journaliste politique d'ITV. Classic FM rebaptise cet air "ambigu [et] troublant" La Lamentation de Cameron et s'interroge "Cette composition symbolise-t-elle le caractère inachevé du départ précipité de Cameron ? Ou s'agit-il d'un commentaire sur ce qui attend le 10 Downing Street ?"

Ce qui attend le 10 Downing Street, c'est Theresa May. La nouvelle Première ministre entre en scène le 13 juillet. Dans une logique toute british, le parti conservateur a choisi, pour mener à bien le Brexit, une personnalité qui ne s'est jamais clairement positionnée sur la question. Eurosceptique, la ministre de l'Intérieur de David Cameron défend la souveraineté nationale mais fait campagne pour rester dans l'UE. Ainsi, avant le référendum, elle est perçue comme "la plus pro-Brexit de ce gouvernement pro-Remain", explique l'historien Anthony Seldon dans sa biographie de Theresa May, intitulée Qui a un doliprane ? (non, c'est une blague, son titre est May at 10.)

Le mantra de la Première ministre : "Brexit means Brexit" ("Brexit signifie Brexit"). Si bien qu'un journaliste de la BBC a été contraint de demander une clarification : "What does 'Brexit means Brexit' mean?" ("Que signifie 'Brexit signifie Brexit' ?"). Et de traduire, pour le commun des mortels : "Cela signifie, bien sûr, qu'elle sortira le Royaume-Uni de l'Union européenne" et n'envisagera pas de revenir sur le déjà très controversé référendum. 

Le coup d'envoi officiel du Brexit est donné le 29 mars 2017. Ce jour-là, Tim Barrow, l'ambassadeur britannique auprès de l'UE, apporte en main propre au président du Conseil européen, Donald Tusk, le courrier qui déclenche l'article 50 et marque ainsi l'ouverture des négociations. Dès lors, l'exécutif britannique se donne deux ans pour 1) définir les conditions du divorce avec ses 27 ex, 2) faire valider cet accord par le Parlement et 3) sortir de l'UE le 29 mars 2019, en sifflotant I Want to Break Free, de Queen.

Tim Barrow, l'ambassadeur britannique auprès de l'Union européenne (à gauche), donne au président du Conseil européen Donald Tusk la lettre dans laquelle Londres demande de déclencher l'article 50 de la Constitution européenne, le 29 mars 2017 à Bruxelles. Ainsi, il place le Mentos du Brexit dans le Coca de l'Union européenne.  (DURSUN AYDEMIR / ANADOLU AGENCY / AFP)

Theresa May est confiante. Un peu trop. Confiante comme David Cameron annonçant début 2016 la date d'un référendum imperdable sur une improbable sortie de l'UE. Comme lui, elle vise la légitimité des urnes et convoque donc de nouvelles élections. Des "snap" élections, sorte de scrutin éclair censé aligner la Chambre des communes derrière le gouvernement conservateur. Un peu moins d'un an après le référendum, toutefois, les Britanniques se réveillent dans un pays encore moins stable que la veille. Theresa May ne perd pas tout à fait les élections qu'elle a elle-même convoquées, mais les Tories en sortent fragilisés. Dépourvue de majorité, la cheffe du parti conservateur est obligée de s'allier au parti unioniste nord-irlandais, le DUP.

En échange du soutien de ces 10 députés du parti unioniste (et créationniste), indispensables à sa majorité, Theresa May promet au DUP un chèque d'un milliard de livres sterling à Belfast (un effort de 15 livres sterling par Britannique, estime le Financial Times). Un calcul (calme et rationnel ?) qui va paralyser Westminster.

Juin 2017 à janvier 2019 : négocier des licornes

  (FRANCEINFO)

Debout les négociateurs ! Et haut les cœurs !" A Bruxelles, les discussions s'ouvrent, le 19 juin 2017. A l'issue de cette première rencontre, le Français Michel Barnier, négociateur en chef de l'Union européenne, est optimiste. "Aujourd'hui, nous nous sommes mis d'accord sur les dates, sur l'organisation et sur les priorités des négociations", commence-t-il. Ils ont dix-huit mois pour concocter, à l'abri des regards, un accord de retrait qui convienne aux deux parties et soit susceptible d'être validé à la fois par les Vingt-sept et par le Parlement britannique. Bref, un petit miracle, même pour l'équipe de diplomates aguerris nommée de part et d'autre du Channel

Dès le 20 juillet, les négociateurs constatent des désaccords sur leurs visions des droits des citoyens post-Brexit. Le 31 août, ils s'embrouillent sur l'épineuse question irlandaise. Le 28 septembre, ils concèdent "certaines avancées" dans ce dossier, mais estiment globalement qu'"un certain nombre de divergences subsistent sur d'importants sujets". Le 12 octobre ? Réunion. Le 10 novembre ? Même chose. A chaque fois, la même chanson. "Il faut que le Royaume-Uni progresse sur tous les sujets dans les 10 jours à venir, y compris sur l'Irlande", plaide le président du Conseil européen, Donald Tusk, à l'approche d'un Conseil européen prévu le 15 décembre. Les journées se suivent et se ressemblent, à tel point que, cinq mois plus tard, les ministres s'accordent sur "la nécessité de faire des progrès d'ici le Conseil européen du mois de juin." Or, lors du fameux "Conseil européen du mois du juin", "les 27 leaders expriment leurs inquiétudes" sur l'"absence de progrès substantiels" concernant l'Irlande et l'Irlande du Nord. En fait, "le moment de vérité sera le conseil européen d'octobre", corrige Donald Tusk en septembre. "On y attend un maximum de progrès." Sauf que le mois suivant, il relève l'absence de "progrès décisifs".

Les allers et retours de Theresa May à Bruxelles entre octobre 2016 et juillet 2019.  (AFP / REUTERS)

Face à l'exaspération croissante de l'UE, Theresa May durcit le ton, réclame que le Royaume-Uni soit traité "avec respect" et dévoile un nouveau mantra : "Il vaut mieux qu'il n'y ait pas d'accord, plutôt qu'un mauvais accord". La perspective d'un départ sans deal, craint par tous en raison de l'instabilité économique qui en découlerait, devient la clé de voûte du "bluff" britannique. Or, pour The Economist, il s'agit de la pire stratégie de négociation possible. En business, il existe une maxime selon laquelle "une bonne technique de marchandage consiste à persuader l'autre qu'il doit vous offrir un bon marché ou bien il n'y aura pas de marché du tout", écrit le magazine, prenant l'exemple de négociations en vue de l'achat d'une voiture. Sauf que "la métaphore [qui convient au Brexit] n'est pas l'achat d'une voiture. C'est l'achat d'un parachute alors que vous avez déjà sauté dans le vide." 

Un compromis est trouvé le 25 novembre 2018, quatre mois avant la date officielle du Brexit. Tel Phil la marmotte quittant triomphalement son terrier pour annoncer le retour des beaux jours, les négociateurs émergent avec un accord de retrait définitif. Définitif ? Oui. Il n'y aura pas de renégociation, insiste l'UE.  

Michel Barnier, négociateur en chef de l'UE, présente l'accord négocié entre les Vingt-sept et le Royaume-Uni, le 25 novembre 2018, à Bruxelles. Un beau bébé de 585 pages. Les parents sont heureux, mais déjà épuisés.  (JOHN THYS / AFP)

Le problème, c'est qu'à Westminster, les députés britanniques n'ont que faire des marmottes. Ils veulent une licorne. Les partisans d'un Brexit "dur" rêvent d'un accord magique, qui sortirait le Royaume-Uni du marché commun et de l'union douanière sans pour autant créer de frontière entre l'Irlande (qui reste dans l'UE) et l'Irlande du Nord (qui la quitte). Les autres, dont Theresa May, rêvent d'un Brexit "doux", capable de garantir des rapports commerciaux simples ("sans friction") avec l'UE, mais aussi de combler les Brexiters radicaux de l'European Research Group (le Groupe de recherche sur l'Europe, club de députés anti-européen qui a choisi le pire nom possible), nombreux et de plus en plus influents au sein de sa majorité. 

A l'été déjà, cette division sur l'essence même du Brexit avait bien pourri l'ambiance au parti conservateur. Le 7 juillet, la Première ministre avait rassemblé son cabinet dans son manoir de Chequers, au nord-ouest de Londres. Objectif : accorder enfin les violons et formuler un nouveau plan d'action pour le camp britannique. Raté. Au lieu d'unifier le gouvernement, le "plan de Chequers" l'avait fait voler en éclats. Le ministre du Brexit (pire métier derrière testeur de répulsifs à requins) David Davis (meilleur nom derrière Jo Johnson) avait démissionné le lendemain. Le surlendemain, le ministre des Affaires étrangères, un certain Boris Johnson, lui emboîtait le pas avec trois autres collègues. Défendre le "deal" imaginé par sa patronne revenait à "lustrer une crotte", avait lâché l'icône blonde du "Leave", citée par The Guardian.

Quelques jours plus tard, Theresa May avait perdu trois autres membres de son cabinet à la suite de désaccords sur le Brexit. En septembre, une figure de l'European Research Group, le parlementaire Jacob Rees-Mogg, ironisait : "Même le chat du 10 Downing Street ne soutient plus le plan de Chequers." Interrogé par The Sun, le chat du 10 Downing street n'avait pas daigné commenter la rumeur.

L'histoire s'était encore répétée le 15 novembre. Dominic Raab, nommé ministre du Brexit après David Davis, avait quitté le gouvernement avec six autres membres du cabinet, eux aussi allergiques au deal de Theresa May.

Alors que le scénario du "no deal", autrefois inenvisageable, est de plus en plus plébiscité par les conservateurs déçus de la méthode May, l'opposition travailliste, elle, s'avère incapable de porter un message clair. Le parti patauge dans le fossé entre les militants, en majorité anti-Brexit et un chef de parti, Jeremy Corbyn, historiquement partisan du "Leave". Avec une Première ministre "remainer qui fait semblant de vouloir sortir de l'UE" et à la tête de l'opposition un "leaver qui fait semblant de vouloir y rester", la politique britannique n'est guère plus qu'un incompréhensible coup de bluff, voire selon certains "une performance artistique".

Dans ce contexte, Theresa May repousse au 15 janvier 2019 le premier débat à la Chambre des communes sur son accord négocié avec Bruxelles. Comme avec les négociateurs européens, elle espère que la menace imminente d'une sortie sans accord (nous sommes deux mois et demi avant la date butoir !), suffira à faire plier les députés récalcitrants. Mais comme avec les négociateurs européens, cela ne fonctionne pas (rappelez-vous de la métaphore du parachute) : ils rejettent massivement le deal rapporté de Bruxelles (432 voix contre, 202 voix pour). Oublions les licornes. Pour le Sun, qui titre sur la "Brextinction", le deal de Theresa May est "mort comme un dodo", une espèce d'oiseau disparue. 

 

Parmi les points de friction figure la question du backstop, ce filet de sécurité destiné à empêcher la réinstallation d'une frontière entre l'Irlande du Nord et la République d'Irlande. Les députés exigent que Theresa May retourne à Bruxelles pour tenter précisément ce que l'UE a exclu : renégocier. Avant de rentrer à Londres à dos de licorne avant la date fatidique du Brexit, le 31 mars 2019.
 

Janvier à mai 2019 : reculer pour mieux reculer

  (FRANCEINFO)

Debout Westminster ! Et haut les cœurs !" Pour tenter de satisfaire les parlementaires, les négociations-qui-ne-devaient-jamais-reprendre reprennent discrètement en début d'année. Alors que Theresa May s'apprête à se rendre à Strasbourg pour "des discussions de la dernière chance", le 11 mars, la diplomatie britannico-européenne s'active en coulisses avec, comme d'habitude, "des hauts, des bas, des hauts et malheureusement, encore des bas", raconte une taupe au Guardian.

In extremis, les Vingt-sept acceptent de donner à Londres des garanties sur le backstop : ils s'engagent par écrit à ne pas "piéger le Royaume-Uni dans le filet de sécurité indéfiniment". Cet engagement, qui vise à rassurer les tenants d'un Brexit dur pour qui le deal de Theresa May est trop favorable à l'UE, laisse intact l'accord négocié en novembre. 

Le Brexit est un chat.  (DR)

Qui dit "même texte", dit "même résultat" : comme en janvier, les députés rejettent l'accord, au cours d'une nouvelle "séance cruciale" au Parlement, le 12 mars (391 voix contre 242). Comme en janvier, les journaux titrent sur l'humiliation de Theresa May. Comme en janvierl'UE rappelle qu'il n'est pas question de renégocier quoi que ce soit. Cependant, nous sommes en mars, 19 jours avant la date d'une sortie sans accord. A défaut de savoir ce qu'ils veulent, les élus britanniques décident de débattre sur ce qu'ils ne veulent pas et adoptent, le 15 mars, un amendement qui écarte la possibilité du "no deal". Porté par les députés Oliver Letwin et Hilary Benn, le texte demande à Theresa May de solliciter un court report du Brexit si son accord est voté avant le 20 mars, et un long report s'il est rejeté. 

Là, coup de théâtre. Lassé par les interminables discussions sur la pertinence ou non de rediscuter du texte, le speaker de la Chambre, John Bercow, finit par trancher. Entre deux "Ordeeeeeeeeeer !", il sort des tiroirs une obscure loi du XVIIe siècle, selon laquelle le gouvernement n'est pas autorisé à présenter un texte identique trois fois de suite devant la Chambre des communes.

Cela n'empêche pas les députés de mettre eux-mêmes à l'ordre du jour leur politique du disque rayé. Le 28 mars, ils proposent et rejettent huit scénarios différents. "Le Parlement a eu enfin son mot à dire : Non. Non. Non. Non. Non. Non. Non. Non.", ironise le Guardian, le lendemain matin. Quatre jours plus tard, rebelote. 

Autant dire que le 29 mars, ils sont chauds pour un nouveau débat, un nouveau vote et un nouveau rejet du texte de Theresa May ! Pour pouvoir le soumettre une troisième fois à la chambre, la Première ministre ne l'a pas modifié, elle l'a coupé en deux. Les députés, qui votent donc sur un texte identiquement différent (ou différemment identique), le rejettent à nouveau (344 voix contre 286), comme en janvier et comme début mars. Comme en janvier et comme début mars, l'UE rappelle, via ses représentants, qu'il n'est pas question de renégocier quoi que ce soit.

Dans les institutions européennes, on plaisante pour chasser le burn-out et on compare les décisions de la Chambre des communes au Titanicqui voterait pour déplacer l'iceberg avant l'impact. "Je souffre de quelque chose qui ressemble à la fatigue du Brexit… C'est un désastre", admet de son côté le président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker, cité quelques semaines plus tôt par Politico.  

Comme à Westminster, on se répète, à Strasbourg, en organisant un nouveau "sommet de la dernière chance", le 20 mars. Anticipant le blocage de Westminster, les Vingt-sept ont entériné le premier report du Brexit, à la demande de Theresa May. (J'ai envie de dire : "Coup de théâtre !") Si son accord est miraculeusement validé par la Chambre, le Royaume-Uni quittera l'Union européenne le 22 mai. Dans le cas contraire, le pays sortira sans accord le 12 avril.

Sauf que le 10 avril ressemble étrangement au 29 mars : à deux jours du Brexit, le texte n'a toujours pas passé le cap du Parlement. Dans l'urgence, Donald Tusk convoque – mêmes maux, même remède – un nouveau "sommet de la dernière chance" (le troisième, donc), afin d'éviter (allez, tous en chœur) "la sortie sans accord de l'Union européenne". Les Vingt-sept accordent au Royaume-Uni une nouvelle extension, jusqu'au 31 octobre 2019. Condition sine qua non de ce report, le pays doit, comble de la "lose", participer aux élections européennes du 26 mai.

Formé en janvier, le Brexit Party, nouvelle incarnation politique des partisans de Nigel Farage, triomphe aux premières élections européennes post-référendum. Avec 29 sièges, ces Brexiters arrivent largement en tête derrière les centristes anti-Brexit du Lib Dem (16 sièges), les Travaillistes (10) et les Verts (7). Avec quatre sièges, le parti conservateur au pouvoir subit une nouvelle humiliation (les indépendantistes écossais remportent quant à eux trois sièges). Le nouveau parti surfe sur l'exaspération des Britanniques et milite pour ne plus reporter le Brexit, quitte à sortir de l'UE sans accord. Les eurodéputés fraîchement élus ont donc vocation à ne pas siéger. Ou à siéger à l'envers, comme ci-dessous. 

Comme le chat de Schrödinger, à la fois mort et vivant dans sa boîte, les Britanniques sont et ne sont pas tout à fait dans l'Union. A tel point qu'un couple de Brexiters qui avait transmis des demandes de passeport le même jour reçoit deux documents différents : un passeport débarrassé de la mention "Union européenne" et un autre signé de l'UE. 

Juin à novembre 2019 : sauter sans parachute ou escalader une montagne ?

  (FRANCEINFO)

Debout les conservateurs ! Et haut les cœurs !" Après la démission de Theresa May, Boris Johnson, l'ancien ministre des Affaires étrangères, arrive au 10 Downing Street, le 24 juillet 2019, sollicité par son parti. Lui qui avait déclaré qu'il avait "autant de chances de devenir Premier ministre que d'être réincarné en olive" ou "décapité par un frisbee", est connu pour la versatilité de ses opinions. Y compris sur le Brexit. Pour rattraper les "hard-Brexiters" qui ont fui les conservateurs au profit du Brexit Party, il adopte donc leur discours radical : "Nous ferons le Brexit. Nous quitterons l'Union européenne le 31 octobre", répète-t-il à tous les micros. 

Bien conscient que les désaccords des députés ont condamné la Chambre des communes à errer dans son propre jour sans fin, "BoJo" décide de la mettre en veilleuse. Le 28 août, juste avant la rentrée parlementaire, il annonce la prorogation du Parlement. D'ordinaire, cette suspension de quelques jours marque le passage d'un session à une autre. Lui décide de prolonger cet état pendant plus d'un mois. Il souhaite en profiter pour renégocier (comme Theresa May avant lui) l'accord de retrait, à Bruxelles. Celui-là même que Bruxelles jure que non, non et non, on ne renégociera pas. Fidèle à une technique de négociations qui n'a pas fait ses preuves ("Acheter une voiture" vs. "acheter un parachute"), il pense pouvoir persuader l'UE que le Royaume-Uni est prêt à sortir sans accord, convaincu qu'elle cédera pour l'en empêcher.  

En vacances en Grèce, le président de la Chambre John Bercow s'étouffe avec sa margarita* (*reconstitution romancée) et crie au "scandale constitutionnel". Perçue comme un "coup d'Etat", la suspension du Parlement remonte les députés comme des pendules. Puisqu'ils ne pourront siéger qu'entre le 3 et le 9 septembre, il leur faudra utiliser ce temps à bon escient : pour tenter d'obtenir plus de temps. Pour ce faire, ils brandissent une arme déjà éprouvée en mars : un amendement  anti-"no deal" concocté par le duo Benn et Letwin. Il est présenté à l'occasion d'une énième "journée cruciale au Parlement".

Dans l'ambiance électrique du palais de Westminster, le parti conservateur explose. Boris Johnson s'exprime à la tribune depuis moins de cinq minutes quand un député Tory change de bord, en direct. Philip Lee, ancien proche de Theresa May, fait basculer la majorité en rejoignant les rangs du Lib Dem. Quelques heures plus tard, 21 députés conservateurs quittent le navire. Rebaptisés "les rebelles", ces frondeurs perdent l'investiture du parti. Grâce à eux, le texte anti-"no deal", le Benn Act, est adopté dès le lendemain, le 4 septembre. Au grand dam des Brexiters durs, dont Jacob Rees-Mogg, en position latérale de sécurité sur le banc des ministres (presque littéralement).

Jacob Rees-Mogg dans la Chambre des communes, le 3 septembre 2019.  (ANNA TURLEY / AFP)

Puisque le Parlement ne veut pas de son accord, Boris Johnson propose de demander au peuple s'il veut de son Parlement, avec de nouvelles élections générales. Les députés s'y opposent. Comme Theresa May et David Cameron avant lui, le Premier ministre rêve de disposer de la légitimité des urnes et d'avoir enfin les mains libres, pour mettre en place sa vision du Brexit grâce à une confortable majorité. Surtout, Johnson sait que le Labour adverse est faible et divisé. Pour sauver la face, le leader travailliste Jeremy Corbyn martèle qu'il veut des élections, mais que son parti s'y opposera tant que le "no deal" ne sera pas complètement écarté.

Cette prise de position vaut à Jeremy Corbyn le surnom de "poulet chloré". Une trouvaille de Boris Johnson qui, comme toute métaphore aviaire, inspire le Sun. "Est-ce là le poulet le plus dangereux du pays ?", questionne le tabloïd.

 

Ce jour-là, Boris Johnson rejoint Theresa May dans le club des Premiers ministres britanniques humiliés trois fois de suite par le Parlement. Accroché à sa stratégie comme à un parachute, il martèle qu'il va "faire le Brexit le 31 octobre", comme prévu. Interrogé sur l'amendement Benn, il répond sobrement qu'il préfère "crever au fond d'un trou" plutôt que d'aller quémander une nouvelle extension de l'article 50. Il assure même que des renégociations sont en cours à Bruxelles et qu'elles avancent très bien, merci.

"Euuuuuuuh… Pardon ?", répondent les institutions européennes. "On a l'impression de suivre un feuilleton sans fin", réagit un proche des négociateurs européens. "Nous avons accordé un délai au Royaume-Uni pour que le gouvernement ait plus de temps pour faire ratifier le texte. Mais après cinq mois, on a un nouveau Premier ministre qui veut effacer le backstop et réécrire l'accord. Nous n'avons pas accepté un report du Brexit pour tout reprendre du début", s'alarme un autre.

 

Qu'importe. L'accord-qui-ne-devait-jamais-être-renégocié revient sur le bureau des négociateurs une troisième fois. "Le Brexit, c'est comme escalader une montagne. Nous devons être vigilants, déterminés et patients", confirme à la BBC le négociateur européen Michel Barnier. Pendant ce temps, à Londres, les députés pro-Brexit dur mettent la pression. L'un d'eux, Mark François, prédit ainsi que "si le Royaume-Uni ne sort pas de l'UE le 31 octobre, le pays explosera". Quant au Parlement britannique, il est de nouveau autorisé à siéger. La Cour suprême a jugé non constitutionnelle la longue prorogation imposée par Boris Johnson. 

A l'issue d'intenses tractations, Londres et Bruxelles se mettent d'accord sur un nouveau texte. Ce dernier repense complètement le sort réservé à l'Irlande du Nord. Validé par les Vingt-sept à l'occasion d'un (vous ne devinerez jamais) "SOMMET CRUCIAL", le 17 octobre, cette version marque une rupture plus nette entre le Royaume-Uni et l'UE, ce qui ravit les députés Brexiters. Cette fois, c'est sûr, ils voteront le texte au Parlement. 

Le 19 octobre 2019, à onze jours de la date-butoir du 31 octobre, les parlementaires se réunissent à Westminster à l'occasion d'un "Super Saturday", pour éviter une sortie de l'Union européenne sans accord. La séance est exceptionnelle à plus d'un titre : elle se déroule un samedi (ce qui n'était pas arrivé depuis la guerre des Malouines, en 1982) et doit permettre de faire valider le nouveau texte négocié par Boris Johnson. Cette fois, les élus de la Chambre des communes valident l'accord du Premier ministre, mais le bloquent (322 voix contre 306) tant que la législation nécessaire à son application n'a pas été votée au Parlement britannique. Le texte est donc à la fois voté, mais pas adopté (Schrödinger, si tu nous regardes...). En procédant ainsi, les élus de la Chambre des communes ont enclenché une autre loi, le Benn Act, qui pousse Boris Johnson à "crever dans un fossé" ou, s'il change d'avis, à demander à Bruxelles un nouveau report.

Le soir-même, le Premier ministre se décide. Il fait parvenir aux institutions européennes un texte demandant le fameux report... accompagné d'un autre document, dans lequel il assure ne pas souhaiter d'extension. Bref, Boris demande et ne demande pas une extension. Les Vingt-sept, sans doute un peu épuisés, se mettent d'accord pour offrir aux Britanniques un compromis dont ils ont le secret : une "flextension". Ils reportent le Brexit pour une troisième fois et fixent la nouvelle échéance au 31 janvier 2020.

Dix jours plus tard, du côté de Westminster, le 29 octobre ressemble au 10 avril et au 29 mars avant lui : une journée cruciale à l'issue de laquelle ils conviennent d'organiser des élections législatives le 12 décembre. 

Novembre 2019 à janvier 2020 : (enfin ?) la lumière au bout du terrier

 

Debout les blagueurs, et hauts les cœurs." Sans surprise, le matin du 1er novembre, les Britanniques se réveillent à nouveau dans l'UE. Halloween s'est déroulé sans encombre. Mark Francois, qui prédisait une explosion, n'a pas explosé. Plus d'un quart des familles britanniques se sont inspirées du Brexit pour confectionner leurs costumes et décorations morbides. Après que les enfants ont sonné aux portes pour demander "des bonbons ou la vie", les militants de tout bord, eux, se préparent à faire du porte-à-porte. Il faut dire que les prochaines élections du 12 décembre doivent installer à Westminster une majorité (enfin) capable de sortir le pays de sa boucle temporelle. Alors : "Labour ou Tory ?"

Des enfants déguisés en Boris Johnson pour Halloween, à Londres, le 25 octobre 2019.  (COVER IMAGES/SIPA / COVER IMAGES)

A cette question, le Royaume-Uni est pris d'un rire nerveux. "Demandez aux gens pour qui ils vont voter et vous obtiendrez de longs soupirs, des yeux levés au ciel et on vous dira que tout cela est ridicule", rapporte un éditorialiste du Guardian. Dans une tribune désabusée, il traduit en mots le sentiment national : "Cette élection est très, très bizarre." Et de prédire, pessimiste, le maintien de son pays dans les limbes de ce Brexit sans fin. Plus le jour du scrutin approche, moins les Britanniques n'affichent de certitudes, désormais parfaitement sûrs que rien n'est certain. Et pour cause : les sondages, qui donnent une courte avance au parti conservateur, indiquent aussi depuis des semaines que près de la moitié des électeurs sont prêts à virer de bord politiquement. 

Quarante mois de débat national et de joutes parlementaires ont eu raison de la patience de nombreux citoyens, qui peinent à prendre au sérieux leurs représentants politiques. Le débat entre les deux principaux leaders de parti, diffusé le 19 novembre sur la chaîne ITV, en apporte la preuve. Interrogé sur la position du Labour sur le Brexit, Jeremy Corbyn déclenche l'hilarité en déclarant très sérieusement que son projet "est très clair". Une affirmation osée de la part du dirigeant d'un parti qui, tiraillé entre les deux irréconciliables composantes de son électorat (les Remainers des grandes villes et les Brexiters des anciens bastions industriels du Nord), a fini par soutenir la stratégie de la marmotte : on rembobine tout et on organise un nouveau référendum.  

Quelques minutes plus tard, le public ne peut s'empêcher de ricaner à nouveau quand Boris Johnson assure qu'il est "très important" de dire la vérité. Réponse du public : "lol". 

A sa façon, le Premier ministre britannique adopte aussi une posture de disque rayé. "Il faut faire le Brexit", martèle-t-il en guise de réponse à tous les maux de la société britannique. A la façon du "reprendre le contrôle", scandé par les pro-Brexit en 2016, le nouveau slogan fait mouche, contrairement au "time for real change" (équivalent du "changement, c'est maintenant"), porté par les travaillistes.

Les arguments cèdent la place aux attaques, aux blagues, voire aux imitations. Boris Johnson l'a bien compris : quand il ne parodie pas une célèbre scène de la comédie romantique Love, Actually, promettant d'exaucer le rêve de nombre de Britanniques ("que l'on puisse passer à autre chose"), il moque l'indécision de Jeremy Corbyn façon one-man-show

Signe que le millième degré a pris le pouvoir outre-Manche, la chaîne Channel 4 programme une soirée électorale mêlant réactions politiques et sketchs humoristiques. Le 12 décembre, alors que les téléspectateurs découvrent en bandeau des premiers sondages sortis des urnes donnant une écrasante victoire des conservateurs, une comédienne fait le show, mimant "des positions sexuelles originales" face à un public pas franchement dans l'ambiance. 

Sur les plateaux de télévision, la soirée électorale offre (à nouveau) son lot de réactions surréalistes : sur la BBC, Mark Francois, parlementaire conservateur, hard Brexiter (et, on l'a vu, peu adepte de la nuance), compare l'effondrement du parti travailliste à la chute du mur de Berlin en 1989, tandis que sur Skynews, la cheffe du Parti indépendantiste écossais, Nicola Sturgeon, célèbre la défaite de sa rivale du parti Libéral démocrate, comme s'il s'agissait d'une victoire en Grand Chelem d'Andy Murray.

 

Les résultats, qui tombent dans la nuit, confirment la position sans ambiguïté de la majorité de l'électorat. Les anciens bastions travaillistes tombent les uns après les autres dans les bras de "BoJo". Avec 365 sièges sur les 650 du Parlement, les Tories vont briser le sortilège : mettre en branle le Brexit et mettre un terme au jour de la marmotte.

Le vote de l'accord de retrait négocié par Boris Johnson avec Bruxelles, qui avait mis Westminster à feu et à sang en 2017 et 2018, est expédié en quelques semaines dans un Parlement quasi-vide, déserté par la presse. Promulguée par la reine Elizabeth II, la loi qui entérine ce texte décisif pour l'avenir du Royaume-Uni ne passionne pas tant les foules que l'annonce d'une autre rupture, survenue plus tôt dans le mois : celle d'Harry et Meghan de la famille royale (ou "Megxit", ironise la presse). Le 23 janvier, le texte est signé par le président du Conseil européen, le Belge Charles Michel, et la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, qui a succédé à Jean-Claude Juncker.

Mais à en juger par ses commentaires, la femme politique allemande n'est pas tout à fait convaincue que le jour de la marmotte soit derrière nous. Pour son premier déplacement de l'année 2020, elle se rend à Londres avec un message on ne peut plus clair : les discussions à venir sur les nouveaux rapports entre Londres et Bruxelles seront "dures".

Le Premier ministre britannique, Boris Johnson, et la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, sur le perron du 10 Downing Street, à Londres, le 8 janvier 2020.  (TOLGA AKMEN / AFP)

Et si les négociateurs ne parviennent pas à nouer les accords nécessaires à la préservation de bons rapports entre voisins d'ici la fin de la période de transition, prévue le 31 décembre 2020, et que Boris Johnson persiste à refuser une extension de ce délai, le Royaume-Uni pourrait se retrouver du jour au lendemain dans une situation de "no deal". Négociations, calendrier serré, refus de prolonger le status quo et risque de chaos financiers... Cela ne vous rappellerait pas quelque chose ? 

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Texte : Marie-Adélaïde Scigacz
Illustrations : Awa Sané, Jessica Komguen, Baptiste Boyer, Pierre-Albert Josserand

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