Grand format

GRAND FORMAT. Dans les campagnes, les pesticides empoisonnent les relations entre riverains et agriculteurs

Thomas Baïetto le jeudi 24 octobre 2019

Un épandage de pesticides près d'habitations, en Haute-Savoie. (JESSICA KOMGUEN / FRANCEINFO)

Cet après-midi-là, Julie* avait décidé de profiter du beau temps pour goûter dehors avec ses enfants. La trentenaire habite un petit village près de Metz (Moselle). Sa maison se trouve à "cinq-six mètres" des champs de céréales. Depuis plusieurs années, elle tente de trouver un compromis avec l'agriculteur voisin et lui demande de la prévenir par SMS lorsqu'il vient épandre ces pesticides qui l'inquiètent tant. Mais ce jour d'août 2019, le tracteur déboule une nouvelle fois sans crier gare. "Je lui ai donc signalé ma présence et je l'ai photographié pour avoir la preuve de son passage", raconte la jeune femme. L'homme descend de son engin, furibard. "Il m'a insultée, m'a dit d'aller en ville si je n'étais pas contente, que je n'étais qu'une pute, qu'il allait me mettre un 'camp de gitans' ici. Le tout devant mes enfants de 3 et 1 an", souffle Julie.

Autre lieu, même tension. En Charente, Fabien, un agriculteur de 26 ans, "sulfate" ses vignes "à côté d'une maison où ils [l]'emmerdent tout le temps". Il n'y a pas de vent en ce début du mois de juin 2018 et il utilise un appareil muni de panneaux récupérateurs pour limiter la dispersion de son produit. Insuffisant pour son voisin, qui l'attend au bout de la parcelle. Sur la vidéo qu'il nous a transmise, l'agriculteur va à sa rencontre. "Il y a un problème ?" lance-t-il, le téléphone à la main. "Oui, il y a un problème. Avant, tu nous prévenais et là, tu ne nous préviens plus. Nous, ça fait trente-cinq ans qu'on habite la maison, y avait pas de vignes (…) Je veux bien te respecter, mais respecte-nous", peste le riverain, mâchoires serrées, regard noir. Au bout de dix minutes d'échange vif, le ton finit par baisser. Jusqu'à la prochaine fois. "On va être obligés de sortir les armes", poursuit Fabien, qui envisage de prendre une clé à molette avec lui dans la cabine du tracteur pour se défendre. Des agriculteurs ont déjà été agressés cette année, dans l'Ain et en Charente-Maritime, pour avoir épandu des pesticides.

Ces deux accrochages illustrent combien les pesticides empoisonnent les relations entre les agriculteurs et les riverains de leurs champs. Les premiers défendent leur manière de travailler et leur revenu, les seconds s'inquiètent pour leur santé et l'environnement, en particulier les insectes. La controverse passionne : comme Julie et Fabien, plus de 600 personnes ont répondu à notre appel à témoignages lancé avec "Envoyé spécial", qui diffuse jeudi 24 octobre un reportage sur "les champs de la colère".

"Dix mètres, c'est du foutage de gueule"

Des maisons entourées de champs, dans les Hauts-de-France. (JESSICA KOMGUEN / FRANCEINFO)

L'étincelle a été allumée le 18 mai par Daniel Cueff, maire de Langouët (Ille-et-Vilaine). "On ne peut pas attendre une loi qui n'arrive jamais", a estimé cet écologiste convaincu en interdisant l'utilisation de produits phytosanitaires à moins de 150 m de toute habitation. Médiatisé, son geste symbolique – l'arrêté a été suspendu par la justice – a inspiré une centaine de communes françaises, dont vous trouverez la carte ici. Il a reçu le soutien inattendu du Conseil d'Etat. Saisi par des ONG environnementales, ce dernier a annulé le 26 juin plusieurs dispositions du texte général sur l'utilisation des pesticides, "car il ne prévoit aucune mesure générale destinée à protéger les riverains des zones agricoles traitées". L'Etat, qui avait déjà pris des mesures en 2014 pour les écoles et centres de loisirs, a donc dû réagir. Le gouvernement a proposé de fixer à 5 mètres, pour les cultures basses comme les céréales, et à 10 mètres pour les cultures hautes la distance minimum avec les habitations, avec de possibles dérogations départementales.

Une mesure jugée insuffisante par une grande majorité des riverains qui ont répondu à notre appel à témoignages. "C'est du foutage de gueule", cingle Sandrine, 42 ans. Cette éducatrice spécialisée habite au milieu des vignes, dans une maison construite en 1789, dans l'Entre-deux-Mers, une région viticole lovée entre la Dordogne et la Garonne. "Le nuage de pesticides, ce ne sont pas les 10 mètres qui vont y changer grand-chose", estime cette mère de deux petites filles. Elle se souvient avec précision du goût de "bubble-gum" qui a envahi l'atmosphère un jour où elle déjeunait dehors. "J'en avais plein la bouche, je ne savais plus ce que je mangeais", raconte-t-elle. Les échanges avec le viticulteur, qui les a traités de "migrants écolos", ont tourné court. Elle a cependant pu obtenir les noms des produits utilisés par ce dernier : les fongicides Folpel, "nocif par inhalation" et "susceptible de provoquer le cancer", et Profiler, dangereux pour les milieux aquatiques et pour les yeux, selon l'Institut national de recherche et de sécurité pour la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles (INRS).

J'ai peur pour mes deux petites filles. Pour l'instant, elles n'ont rien, mais je touche du bois. Ma grande peur, c'est que ça déclenche quelque chose, un dérèglement hormonal.

Sandrine, voisine d'un vignoble

Marie*, 48 ans, ne croit pas plus aux limites proposées par le gouvernement. Elle vit dans le Lot-et-Garonne, dans une maison entourée de vergers de pommiers. Des arbres qui nécessitent "des traitements hebdomadaires d'avril à septembre". "Quand les agriculteurs viennent, ils sont habillés en cosmonautes, avec un masque à gaz sur le visage. Nous, on est dans le jardin, en maillot de bain, avec les enfants", témoigne-t-elle. Cette directrice financière critique le matériel soufflant utilisé pour atteindre toutes les branches – "C'est pas 'je dépose le produit', c'est 'je projette'", dit-elle. Elle pointe aussi le fait qu'il est parfois recommandé, pour certains produits, de ne pas travailler dans le verger pendant 48 heures après l'épandage. "Mais nous, on vit dans la parcelle", s'alarme-t-elle, en précisant que les vergers s'étendent sur les quatre côtés de son terrain.

Se défendant de tout "agribashing", elle dénonce une réglementation "excessivement light" et déplore que la charge de la preuve – une étude d'imprégnation pour mesurer son exposition aux pesticides – repose sur elle. Marie accuse aussi les autorités de manquer de volonté pour faire appliquer les quelques limites existantes, comme celle qui interdit d'épandre lorsque le vent est supérieur à 3 sur l'échelle de Beaufort (soit plus de 19 km/h). "J'ai essayé de déposer plainte, ce n'est jamais suivi d'effet. Je n'ai jamais de récépissé, les gendarmes n'arrivent pas à qualifier ma plainte alors que je viens avec les textes de loi", se désole-t-elle.

Ce non-respect des règles sur le vent est revenu dans de nombreux témoignages. Elodie, 32 ans, nous a envoyé une vidéo, filmée depuis son domicile, où l'on voit un tracteur pulvériser un produit – qui n'est peut-être pas un pesticide – alors que le vent agite les branches des arbres alentour. "Je le lui ai fait remarquer, il n'a pas contesté mais il ne l'a pas reconnu non plus. Il m'a dit qu'il ne pouvait plus travailler, que je voulais vivre à la campagne sans entendre le bruit du coq", se souvient cette consultante de Loire-Atlantique. Xavier, un agriculteur ardennais de 37 ans, reconnaît que "ce n'est pas contrôlé, le vent". "Cela m'arrive de me lever, de voir qu'il n'y a pas de vent, de faire 5 km, d'arriver en haut de la côte et là, merde, il y a un peu de vent. Cette règle est difficile à appliquer", témoigne-t-il, avant de nuancer : "Ces produits coûtent cher, je ne vois pas l'intérêt de pulvériser par grand vent."

Ancien gendarme, Thierry, 58 ans, a lui aussi constaté dans son village du Morbihan des épandages par temps venteux. Mais pas seulement. "Ils épandent en affleurant les cours d'eau et les fossés, ce qui est strictement interdit", rappelle-t-il. Un arrêté préfectoral de 2017 prévoit en effet qu'il faut observer une zone de non-traitement (ZNT) de 5 mètres autour des cours d'eau et 1 mètre autour des fossés. Ces interdictions visent à protéger la qualité de l'eau potable, alors que, comme le montre notre carte, 198 communes françaises ont des problèmes de contamination aux pesticides. Ce n'est pas le cas de celle de Thierry, mais il assure que "ce non-respect des conditions d'emploi est général". Méfiant, il soupçonne ses voisins d'épandre tôt le matin ou tard le soir "pour échapper aux contrôles".

"Je suis jugé par des gens qui n'y connaissent rien"

Un agriculteur regarde brûler un "feu de la colère" pour protester contre les distances d'épandage, le 23 septembre 2019. (IDRISS BIGOU-GILLES / HANS LUCAS / AFP)

Cette suspicion illustre le fossé d'incompréhension qui sépare riverains et agriculteurs. David, un exploitant d'Ille-et-Vilaine qui cultive des céréales en conventionnel et produit du lait bio, se dit ainsi victime de "ragots". Certains l'accusent de travailler la nuit parce qu'il utiliserait des "substances interdites". "Je me fais juger par des gens qui n'y connaissent rien", regrette-t-il, avant d'expliquer pourquoi cette technique permet d'utiliser moins de pesticides. "La nuit, quand les plantes respirent avec la rosée, les stomates sont ouverts à fond et absorbent plus de produit. On peut donc traiter avec 1/10e de la dose prescrite."

Installé en périphérie de Rennes, il ne compte plus les insultes et gestes obscènes sur le passage de son pulvérisateur, qui ne contenait même pas de pesticides. En 2012, "une voiture s'est mise en travers de ma route et le type a commencé à m'insulter, façon cow-boy, à me traiter de pollueur, à me demander si je n'avais pas honte", raconte David. Ce jour-là, il s'apprêtait à épandre deux litres par hectare de… Coca-Cola : "Je n'ai pas trop le droit de le dire parce que ce n'est pas testé comme matière agricole, mais je mets un peu de saccharose pour renforcer la plante", explique celui qui utilise aussi des solutions vinaigrées "que l'on retrouve dans les cuisines de chacun d'entre nous".

Dans la Marne, Philippe, 30 ans, regrette aussi cette méconnaissance des conditions de travail des agriculteurs. Il juge par exemple irréaliste de prévenir les riverains de la date de chaque épandage et des produits utilisés, pour limiter leur exposition. "La décision de traiter, je la prends parfois le dimanche soir à 20 heures pour le lundi matin 6 heures parce que je vois que les conditions météorologiques sont favorables", justifie-t-il. Le jeune homme insiste sur la qualité du matériel utilisé pour éviter la dispersion des produits.

Quand je traite mon blé avec du désherbant, j'ai des betteraves à 20 centimètres et elles ne sont pas touchées par le produit que je mets.

Philippe, agriculteur

Pour la plupart des agriculteurs interrogés, ces tensions s'expliquent aussi par un traitement médiatique jugé partial et par l'arrivée de nouveaux habitants dans les campagnes, portée par la construction de lotissements sur d'anciennes terres agricoles vendues par des paysans ou par leurs héritiers. Florian, 35 ans, raconte comment des maisons ont poussé à 10 mètres de ses vignes, exploitées par sa famille depuis 1924 dans le Bordelais. "Ces gens qui arrivent de la ville, sans nous interroger, directement, ils nous agressent. Ils nous disent : 'Ce que vous me racontez, je ne veux pas le savoir, pour moi il n'y a qu'internet et la télé'", témoigne le viticulteur, très en colère contre l'émission "Cash Investigation" de janvier 2016, qu'il juge à charge. "Ce qui est embêtant, c'est que les gens ont des a priori, complète Wilfrid, 59 ans, cultivateur dans la Drôme. Ils vont trop sur les réseaux sociaux et se basent dessus au lieu d'écouter les professionnels."

Surtout, les agriculteurs assurent avoir des pratiques bien plus sûres que leurs homologues étrangers et estiment que le grand public exagère la dangerosité des produits phytosanitaires, des "médicaments pour les plantes" selon la formule répétée à l'envi. Olivier, viticulteur girondin de 50 ans, propose une autre analogie : "C'est comme le tabac, ça peut déclencher des maladies, ça peut ne pas le faire (…) mais quand on regarde les choses sereinement, il n'y a pas d'épidémie, les gens ne tombent pas comme des mouches au bout de vingt ans de pratique."

Cet argument de la bonne santé des agriculteurs revient souvent dans les conversations. Il est fondé sur une étude (en anglais) publiée en 2017 sur la cohorte Agrican, composée de 180 000 affiliés à la Mutuelle sociale agricole. "Il n'y avait pas de différence dans l'incidence du cancer entre les membres de la cohorte et la population générale. Cependant, le risque chez les propriétaires agricoles [sans compter les ouvriers agricoles] a été réduit pour les deux sexes", peut-on y lire.

Des liens présumés avec plusieurs types de cancer

Le certificat médical fait par un urologue à la femme de Claude pour lui permettre de déménager plus vite, le 10 juillet 2019. (JESSICA KOMGUEN / FRANCEINFO)

Mais cette étude ne peut être résumée à cette seule conclusion. "On a confirmé qu'il y avait bien plus de cancers de la prostate en milieu agricole, ce qui semble lié à l'utilisation de pesticides dans certains secteurs, mais aussi d'insecticides sur animaux, notamment dans les élevages bovins", expliquait en octobre 2018 l'un de ses auteurs au Parisien. D'autres cancers, comme le lymphome non-hodgkinien (LNH), frappent davantage les agriculteurs. Ces informations ne sont pas nouvelles. Dans une expertise collective publiée en 2013, l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) avait déjà relevé une "présomption forte" d'un lien entre l'utilisation des pesticides et la survenue du LNH, du cancer de la prostate, du myélome multiple et de la maladie de Parkinson. Elle associait également l'utilisation de ces produits pendant la grossesse des agricultrices à des troubles du développement de l'enfant : leucémies, tumeurs cérébrales, malformations congénitales.

Sur ces malformations, l'Inserm conclut à une "présomption moyenne" de lien avec les pesticides pour les populations exposées à domicile, de part leur usage domestique (insecticides) ou leur proximité avec les cultures. Un risque peu abordé dans cette synthèse, et pour cause : "Il existe aujourd'hui peu de données en France concernant l'exposition de la population générale, vivant aussi bien en zone rurale qu'urbaine, ses différentes sources et ses déterminants", regrettait l'Inserm en 2013, avant de recommander de mener des "campagnes de mesures".

Six ans plus tard, il n'existe pas beaucoup plus de données françaises, si ce n'est une étude en cours sur la qualité de l'air au niveau national. Résultat, lorsque le gouvernement a demandé à l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses) de proposer une distance limite d'épandage, l'organisme a livré un avis fondé sur des études menées en Belgique et au Royaume-Uni ainsi que sur des mesures de pesticides effectuées dans le centre-ville de Reims. L'étude belge relève d'ailleurs que le modèle de l'Autorité européenne de sécurité des aliments (Efsa) utilisé par l'Anses "ne permet pas de calculer de risques au-delà de 10 mètres alors que les résultats obtenus démontrent la présence de PPP [produits de protection des plantes] dans l'air ambiant et leur dépôt à des distances allant jusqu'à 50 mètres".

Des manifestants protestent contre l'utilisation de pesticides dans les vignes, le 4 décembre 2016 à Avensan (Gironde). (MEHDI FEDOUACH / AFP)

"Les riverains, on ne veut pas trop en parler", regrette Edmond, 72 ans, en évoquant une étude un peu passée inaperçue menée par l'association France Nature Environnement près de Montauban (Tarn-et-Garonne) et concluant à un risque élevé de cancers pour les riverains des vergers. Ce médecin retraité vit au bord des champs, dans un village de l'agglomération de Tourcoing (Nord). En août 2018, on lui a diagnostiqué un lymphome non-hodgkinien (LNH). "J'ai tendance à faire le lien entre mes trente-huit ans de présence ici et mon lymphome. C'est une maladie professionnelle agricole, rappelle-t-il. Je suis allé voir mon voisin pour le lui dire, il a fait comme s'il ne connaissait pas. Cela ne lui a fait ni chaud ni froid."

Il faut dire qu'Edmond, qui milite désormais pour l'ONG antipesticides Générations futures, a fait condamner cet agriculteur pour un épisode de pollution particulièrement aigu en 2014, qui avait provoqué la mort de son chat. Il hésite aujourd'hui à entamer une nouvelle action en justice pour sa maladie, cette fois-ci contre l'Etat. "Je ne suis pas reconnu comme victime collatérale des pesticides, c'est dur à avaler", grince le retraité, qui a écrit aux ministres de l'Agriculture, de la Transition écologique et de la Santé pour demander une zone de non-traitement de 100 mètres autour des habitations.

<span>En tant que médecin, je trouve&nbsp;absolument indigne le silence des autorités sanitaires.</span>

Edmond, riverain d'un champ

Christophe soupçonne lui aussi "fortement" les pesticides d'être à l'origine des soucis de santé de sa famille. "Je vais être franc avec vous, je m'aperçois que je vais de plus en plus mal et que les tracteurs grossissent de plus en plus, les épandeurs sont de plus en plus grands", résume ce Berrichon de 46 ans. Il y a d'abord son grand-père, qui vivait dans la même maison, dans le Cher, mort d'un cancer de la prostate. Il y a ensuite son fils, né en 2010 avec un petit trou en bas de la colonne vertébrale. Et puis son dogue de Bordeaux, paralysé à l'âge de 8 ans sans que le vétérinaire ne trouve d'explication. Il y a enfin son carcinome – un type de cancer – qui l'a privé de deux doigts et de "plus de la moitié" de la main droite en 2016, ses troubles neurologiques et ses taches au cerveau. "A l'hôpital, on m'a demandé si j'avais travaillé avec des produits toxiques", confie ce vendeur de voitures.

Cette question, un urologue de Bordeaux l'a posée à la femme de Claude, victime à répétition de polypes – des tumeurs bénignes – de la vessie depuis son installation dans un village viticole. "Il lui a dit : 'Statistiquement, votre cas n'existe pas. Il faudrait qu'elle ait 70 ans, elle n'en a que 57, qu'elle soit une grosse fumeuse, elle n'a jamais fumé, qu'elle ait travaillé dans un environnement toxique, elle était aide-soignante au CHU", énumère le mari, qui s'exprime à la place de sa conjointe, trop marquée pour nous parler.

Alors, le médecin fait "son docteur House", leur demande où ils habitent, dans quel environnement. "Il nous a dit : 'Ne cherchez pas, ce sont les pesticides'. Nous, on est tombés de notre chaise. Ici, il y a une espèce d'omerta et de déni", se souvient le sociologue de profession. Cette hypothèse, l'urologue ne la formulera jamais par écrit. Mais, pour permettre au couple de déménager plus vite en réduisant la durée de son préavis locatif, il signe un certificat médical attestant que "l'état de santé de Madame ne lui permet pas de vivre à côté des vignes".

"Tout le monde ne passera pas en bio du jour au lendemain"

Des vignes cultivées en agriculture biologique, avec de l'herbe entre les parcelles, le 30 mai 2018 à Cabrerolles (Hérault). (MAXPPP)

Antoine non plus n'a pas de doutes sur la dangerosité des pesticides. Pendant plusieurs années, cet agriculteur du Loiret a été "un peu schizophrène" face aux remarques des riverains de son exploitation, dont les champs ceinturent son village situé près de Pithiviers. "Je n'avais pas envie de dire que ce que je faisais était hyper dangereux. Si on lit ce qu'il y a écrit sur les bidons, on ne peut pas se dire que ça ne l'est pas. Mais quand on est agriculteur conventionnel, on est obligé de se rassurer, de se dire que ça passe", retrace le quadragénaire. Lui était pourtant sensibilisé au problème par son histoire familiale : son père, agriculteur, est atteint d'une maladie auto-immune et d'un lymphome. "Il y a tellement d'histoires avec les produits de traitement. J'ai un oncle qui a fait deux jours de coma après avoir ouvert un bidon. Parfois, vous êtes obligé d'enlever le masque pour réparer la machine, et vous avez mal au crâne pendant des jours", poursuit-il.

Alors, en 2016, ce céréalier qui exploite 160 hectares décide d'entamer sa conversion en bio. D'abord "égoïstement", parce qu'il craint pour sa santé. Mais aussi parce qu'il n'a pas envie d'être celui "qui amène des maladies du système immunitaire à [ses] voisins". L'investissement est conséquent : 150 000 euros pour acheter un trieur, une bineuse et une herse étrille pour désherber. Ses voisins sont ravis, ses collègues, un peu moins.

<span>L'autre jour, je me suis fait traiter d'"enculé de paysan bio". Pour eux, c'est nous qui polluons, parce qu'on leur ramène des mauvaises herbes.</span>

Antoine, agriculteur

Tenté lui aussi par une conversion en bio, Xavier, notre agriculteur ardennais, tient cependant à délivrer "le message le plus réaliste possible". "La population agricole est prête à faire des efforts. Mais tout le monde ne passera pas en bio du jour au lendemain. Aller désherber des champs autrement qu'avec des produits, c'est compliqué", rappelle-t-il. Il faut en effet investir dans du matériel ou embaucher des saisonniers. D'autres agriculteurs interrogés par franceinfo ont mis en place des solutions moins coûteuses pour limiter les frictions avec les riverains : dans le Bordelais, Florian va faire l'effort d'envoyer des SMS à tous ses voisins pour les prévenir de chaque traitement. Quelques kilomètres plus loin, Olivier a arraché les rangs de vigne qui se trouvaient à 3 mètres du domicile d'une assistante maternelle. "Quand il y a des enfants dans le jardin, c'est délicat de traiter. Je préfère anticiper les soucis", justifie-t-il.

Viticulteur à la retraite, Michel observe avec dépit le débat autour des zones d'épandage. Dès les années 1990, alors que les lotissements poussaient autour des vignes, il a été tenté de donner l'alerte. "J'ai toujours dit à la mairie qu'il y aurait des problèmes avec les pesticides, qu'il fallait imposer un mur ou une haie aux promoteurs. On m'a répondu : 'Mais non, tu t'affoles pour rien'", témoigne-t-il, avant de s'interroger à voix haute : "Qu'ai-je manqué ? Je suis donc responsable aux yeux de tout le monde, alors que j'ai fait tout ce que j'ai pu pour l'empêcher."

* Les prénoms ont été modifiés à la demande des intéressés.

                                       Texte : Thomas Baïetto
                                  Graphisme : Jessica Komguen

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