Grand format

ENQUETE FRANCEINFO. Qui se cache derrière Extinction Rebellion, ces activistes en vert et contre tous ?

Camille Adaoust le mardi 30 juillet 2019

Des militants d'Extinction Rebellion bloquent le pont de Sully, à Paris, le 28 juin 2019. (MATHIAS ZWICK / HANS LUCAS / AFP)

Nous, les bloqueurs, on était prêts à aller en garde à vue. Le gaz lacrymogène, à côté de ce qui nous attend dans quelques décennies, ce n'est rien." Charlie Bougeard a 20 ans. Vendredi 28 juin, cet étudiant en histoire se trouvait sur le pont de Sully, à Paris. Comme plusieurs autres militants, il a été violemment évacué par les forces de l'ordre lors d'un blocage organisé par Extinction Rebellion (XR), opération qui a donné un coup de projecteur à ce mouvement écologiste. Rapidement, les images de l'intervention ont fait le tour des réseaux sociaux, déclenchant une enquête pour "violences volontaires par personne dépositaire de l'autorité publique" confiée à l'Inspection générale de la police nationale (IGPN), "la police des polices".

Importé en France il y a quelques mois seulement, le 24 mars lors de leur "déclaration de rébellion", le mouvement britannique Extinction Rebellion a su depuis se distinguer. Faux sang déversé, mer de déchets, cercueils déambulant dans les rues… Ses actions sont régulièrement relayées dans les médias sans être vraiment incarnées par des personnalités fortes. Dimanche 28 juillet, ses militants ont bloqué à vélo le périphérique parisien. "On est juste des gens normaux qui avons peur pour la suite et nous sommes déterminés à forcer les gens qui ont les clés du pouvoir à agir", affirme Claire Lejeune, 24 ans, présente dans leurs rangs depuis les débuts.

"Désobéissance civile non violente"

Un militant porte le symbole d'Extinction Rebellion, devant le ministère de la Transition écologique et solidaire à Paris, le 5 juillet 2019. (VINCENT LOISON / SIPA)

Un drapeau bleu flotte en cette fin d'après-midi de juillet, jardin du Port-de-l'Arsenal, dans le 12e arrondissement de Paris. Dessus, un symbole que les militants écologistes commencent à bien reconnaître : un cercle, symbolisant la Terre, englobant un sablier pour rappeler que le temps pour agir est compté.

Ce jeudi, c’est Fred, la trentaine, qui coordonne la réunion d’accueil hebdomadaire. Ils sont une quarantaine de nouvelles recrues à vouloir rejoindre les "6 000" personnes inscrites sur "la base". Certains ont eu vent de ce rendez-vous sur le "forum interne hébergé sur un serveur privé et alimenté par des énergies renouvelables" comme le détaille Le Monde ; d'autres, sur Facebook, où l'événement est public pour la première fois, attirant davantage de participants que d'habitude. Pour faciliter les échanges, les organisateurs séparent le groupe en deux.

Chacun s’assoit par terre, en cercle, et Fred lance un tour de présentations. Les profils des participants sont divers, la plupart ont entre 25 et 45 ans. Un jeune papa curieux est venu s’asseoir avec son fils de 4 ans. A quelques mètres, Amandine, 16 ans, a participé aux marches et aux sit-in du mouvement Youth for climate, tandis que Jean*, 60 ans, est un ancien trotskiste qui n’avait pas milité depuis les années 1980. Certains se sont intéressés au mouvement après avoir visionné les vidéos du 28 juin. D’autres y songent depuis qu’ils ont vu les blocages dans le centre de Londres par la faction britannique, qui a donné naissance au mouvement international en novembre 2018. Depuis, XR affirme s'être implanté (lien en anglais) sur tous les continents, dans 58 pays selon l'Express.

"J’en ai marre de chouiner dans mon coin, je veux faire quelque chose", explique Simon, nouveau membre. Les autres acquiescent. Beaucoup sont primo-militants, ils n'ont pris conscience de l'urgence qu'après les récents "électrochocs" venus de la communauté scientifique. C'est le cas de Louise, 19 ans. Cette étudiante en biologie explique s'être "engouffrée dans le mouvement sans beaucoup réfléchir, avec une très vague conscience écologique". D'autres sont déjà actifs au sein d’associations telles qu'Attac ou ANV-COP21.

On n'a plus le temps de faire une transition douce et graduelle en ménageant les intérêts économiques de chacun. Il faut vraiment faire quelque chose de beaucoup plus grande ampleur.

Claire Lejeune, militante XR en Ile-de-France

A la manière d'un professeur interrogeant ses élèves, Fred demande : "Qui peut me dire quelles sont nos quatre revendications ?" Quelques mains se lèvent, ils se sont renseignés au préalable en consultant le site d'XR.

Les revendications du mouvement sont affichées sur le site d'Extinction Rebellion. (EXTINCTIONREBELLION.FR)

"Vous retrouverez toutes ces informations lorsque vous vous inscrirez sur 'la base', indique Fred. Il faudra prendre le temps de lire tout ça, puis vous pourrez rejoindre votre groupe local." Hauts-de-France, Bretagne, Aquitaine… Extinction Rebellion compte 19 groupes régionaux et 25 organisations locales. Chacune est gérée de manière "autonome" et "décentralisée". "Notre mode d'action, c'est la désobéissance civile non violente", poursuit Fred, assis au centre des participants. Les militants assument ainsi des actions illégales contre une politique qu'ils jugent immorale.

Extinction Rebellion a déjà à son actif blocages, affichages sauvages, occupations de lieux, mais aussi quelques coups d’éclat. Ils ont par exemple déversé 300 litres de faux sang sur les marches du Trocadéro à Paris, délimité la montée des eaux grâce à une chaîne humaine à Morlaix (Finistère) ou encore jeté 53 kg de plastique dans une fontaine strasbourgeoise pour dénoncer l'accumulation des déchets. Sur "la base", des membres préparent aussi la "semaine de rébellion internationale", prévue pour le 7 octobre.

Des membres d'Extinction Rebellion versent du faux sang sur les marches du Trocadéro à Paris, le 12 mai 2019. (SAMUEL BOIVIN / NURPHOTO / AFP)

Derrière ces actions coup de poing, "il y a aussi des danseurs et des musiciens", tient à souligner un militant présent qui se fait appeler "Ecosystème" sur "la base". Car Extinction Rebellion souhaite rendre ses actions festives et encourage ce que le mouvement appelle l'"artivisme", comme sur le pont de Sully.

Pour ce qui est du financement, "on se sert de la cagnotte en ligne", sourit Pauline, membre de XR en Ile-de-France. Est-ce suffisant ? "Non", répond-elle en riant. Chacun vient avec son matériel, pour créer des pancartes par exemple. "On se débrouille en mode DIY ['Do it yourself', ou faire soi-même]", raconte un instituteur lillois. Lui a trouvé une combine : "Je fais ça au travail, j'utilise du papier et de la peinture pour fabriquer mes banderoles."

Une organisation sans visage

Une manifestante cache sa figure, à Paris le 28 juin 2019. (RAPHAEL KESSLER  / HANS LUCAS / AFP)

Pour réussir ces coups d'éclat, la méthode à suivre est simple. Toute personne qui souhaite se lancer dans une action doit suivre le Manuel pour permettre l'auto-organisation d'action de désobéissance civile non violente, auquel franceinfo a eu accès. Un mois avant la date choisie, le militant doit commencer à construire son "plan d'action". Il ou elle devient alors l'un des "coordinateurs" et doit rapidement recruter des troupes.

Puis, vient la répartition des rôles : le "médiateur police" est chargé d’entamer le dialogue avec les forces de l'ordre, le photographe ou vidéaste s’occupe des images, le "peace-keeper" explique l'action aux passants, l'observateur légal note les noms et les numéros de badge des policiers en cas de besoin et les "street medics" veillent aux soins. Un organigramme accompagné de quelques règles. Il faut notamment trouver des éléments de langage à répéter aux médias, des hashtags à utiliser sur les réseaux sociaux, organiser un briefing – téléphones éteints, batterie retirée –, et faire une répétition générale.

Des membres d'Extinction Rebellion se rassemblent devant le ministère de la Transition écologique et solidaire, à Paris le 5 juillet 2019. (VINCENT LOISON / SIPA)

En dehors de ces moments minutieusement orchestrés, le mouvement souhaite éviter toute forme de structure. Une démarche qui a séduit Louise, membre de XR dans les Hauts-de-France. Quand elle a décidé de s'engager dans la protection de l'environnement, elle a choisi Extinction Rebellion pour son "mode de prise de décisions, l'holacratie, basée sur l'horizontalité".

Le mouvement met souvent cet aspect en avant. "Nous limitons délibérément les rapports de pouvoir en démantelant les hiérarchies de pouvoir pour une participation plus équitable", peut-on lire sur plusieurs pages du site. Aucun président ou porte-parole n'est placé sous le feu des projecteurs.

La spécificité de XR, c'est son caractère décentralisé et extrêmement horizontal. Tout membre est légitime à s'adresser à l'extérieur avec l’étiquette XR, du moment que ce qu'il en dit respecte la charte et les grands principes.

Claire Lejeune, militante XR en Ile-de-France

"Les revendications et pas les visages", acquiesce Pauline, 30 ans. Plusieurs militants contactés n'ont ainsi pas voulu parler en leur nom. "Nous ne souhaitons pas que nos noms de famille circulent trop dans la presse, afin d'éviter une personnification du mouvement", répond Anthony. Mais alors qui est "Henri Parmentier", présenté dans Le Figaro comme porte-parole ? "Il n'a endossé ce rôle que le temps d'une action", le 24 mars, nous répond-on rapidement.

"Cette volonté d'horizontalité se retrouve un peu dans la structuration des groupes de travail", présente Claire Lejeune. Extinction Rebellion est divisée en plusieurs groupes thématiques parmi lesquels artivisme, recherche et systémique, médias et message, actions et logistique ou encore coordination internationale. "Dans chaque groupe, il y a un processus de gouvernance partagée, explique Pauline. Moi, j'ai pris le rôle de coordinatrice du groupe local 'Culture régénératrice'. La durée du mandat est de quatre mois." Avec ce système, chaque militant "ordinaire" peut "peser dans le débat public", analyse Graeme Hayes, chercheur britannique spécialisé dans les mouvements sociaux et environnementaux à l'université d'Aston (Royaume-Uni).

Le discours d'Extinction Rebellion peut inspirer les citoyens, qui assimilent l'adhésion au mouvement à une forme d'héroïsme.

Graeme Hayes, chercheur

Sur "la base" aussi, tout le monde a droit à la parole. Le forum n'est géré par aucun administrateur, mais fonctionne selon des niveaux de confiance, qui donnent accès à des contenus : 0, nouvel utilisateur ; 1, membre d'XR ; 2, activiste ; 3, organisateur et enfin 4, meneur. "Nous ne l'utilisons pas pour l'instant : personne n'a réussi à l'atteindre."

La page d'accueil du forum interne d'Extinction Rebellion affiche plusieurs rubriques. (BASE.EXTINCTIONREBELLION.FR)

Pour XR, hors de question de suivre les traces des associations historiques en France. "Là-bas, on voit des personnalités qui évoluent pour aller vers la politique. Ces associations font la promotion des personnalités individuelles, il y a une quête de pouvoir", critique "Berzou", son nom sur le forum. Dans son viseur, Pascal Canfin, ancien directeur général de WWF passé à LREM et Yannick Jadot, tête de liste EELV aux européennes après avoir été directeur des campagnes chez Greenpeace.

Pas question pour les membres d'XR de suivre des parcours similaires. Face à l'organisation "très hiérarchique, presque en rang par deux" de Greenpeace, comme le présente Daniel Boy, directeur de recherche au Cevipof, le récent mouvement ne veut pas "d'existence juridique" et donc, pas de président. "Ce n'est pas une association. C'est vraiment un collectif complètement informel, où il n'y a pas de responsabilité légale", conclut Claire Lejeune, militante XR en Ile-de-France.

Un mouvement qui va durer ?

Une invitation à rejoindre Extinction Rebellion tracée à la craie sur le pont de Sully à Paris, le 28 juin 2019. (VINCENT LOISON / SIPA)

Plusieurs militants contactés déplorent les "victoires partielles" obtenues jusqu'à présent. "Greenpeace, Les Amis de la Terre, ça fait plus de quarante ans qu'ils existent", note Berzou. "Ces associations ont fait leur temps. Chez XR, on a fait le constat qu'il faut taper plus fort", complète Charlie Bougeard. Il y a "le sentiment que les organisations environnementales n'ont pas fait leur travail, qu'elles n'ont pas été assez radicales", analyse le spécialiste des mouvements environnementaux Daniel Boy.

Le drapeau d'Extinction Rebellion flotte au milieu de militants de divers mouvements écologistes, à Paris le 24 mai 2019. (DENIS MEYER / HANS LUCAS / AFP)

"Les choses ne bougent pas assez vite, c'est sûr, concède Jean-David Abel, vice-président de France nature environnement (FNE), association fondée en 1968. Mais on a mis des décennies à planter des petites graines. Les choses qui paraissent aujourd'hui être une évidence ne l'étaient pas du tout il y a encore vingt ans ! Nous, la matière scientifique, on l'a portée, portée, portée."

<span>Si Greenpeace, la FNE et les autres n'avaient pas été&nbsp;là, il n'y aurait pas le quart de la moitié de ce qui existe aujourd'hui au point de vue législatif.</span>

Jean-David Abel, vice-président de FNE

Et pour obtenir des résultats, chercheurs et militants aguerris l'affirment : il faut une délégation à la tête. "C'est une tradition dans les mouvements sociaux et environnementaux, ce côté 'pas hiérarchique'. Avant, chez les Verts par exemple, le fait qu'il n'y ait pas de chef était le mot d'ordre", se souvient Daniel Boy. Tout comme "l'assemblée citoyenne" que réclame Extinction Rebellion, l'ancêtre d'EELV ne voulait pas de congrès, mais une assemblée générale. Dans les années 1970, les écologistes qui se présentaient aux élections se disaient même "biodégradables", indique Le JDD. Comme Extinction Rebellion, ils ne souhaitaient pas se frotter à la politique et "se salir les mains", rappelle France Culture. Mais depuis, le parti a dû se structurer.

"Il n'y a jamais rien qui ait marché avec des gens qui disent juste : 'Je veux, je veux, j'aime pas, j'aime pas.' Il faut porter des propositions concrètes", alerte Jean-David Abel. Pour le vice-président de FNE, Extinction Rebellion joue aujourd'hui un rôle "ultra important" pour sortir les gens de l'indifférence face au réchauffement climatique, mais doit réfléchir à construire des alternatives. "Il faut qu'on dépasse ce stade, sinon toute cette générosité risque d'être gâchée, complète Jean-David Abel. En face, ceux qui veulent que rien ne change pour des intérêts économiques sont très organisés. Les interlocuteurs restent dans la durée. Si nos structures sont trop éphémères, on n'arrivera pas à maintenir une pression constante et durable."

Des activistes de plusieurs associations et mouvements occupent&nbsp;le siège de Bayer à Paris, le 22 mai 2019. (SAMUEL BOIVIN / NURPHOTO / AFP)

"Qu'est-ce qui subsistera dans trois ou quatre ans ? Ça peut marcher comme ça un moment, mais pas longtemps", met en garde Daniel Boy. Le chercheur cite des exemples de mouvements qui ont beaucoup rassemblé, mais qui n'ont pas réussi à durer faute de délégué. "Nuit debout, tout le monde avait le droit à la parole, mais ça n'a conduit à rien. C'est assez similaire à ce qui s'est passé avec les 'gilets jaunes'."

Reste que pour Jean-David Abel, cette démarche est utile. "Leur mouvement est un cri, une alerte. C'est absolument nécessaire comme moteur. S'ils veulent aller plus loin, ils peuvent venir travailler avec nous aussi." Extinction Rebellion pourrait même leur retourner la pareille. "L'organisation de ces nouveaux mouvements bouscule les anciens. C'est bien, ça peut être fructueux. Nous, on a parfois le nez dans le guidon, depuis toutes ces années." Il se dit prêt à travailler de concert avec Extinction Rebellion. "Il faut s'instruire de leur capacité de mobilisation, de leur manière de porter une expression très forte. Mais je le répète : une fois qu'on a dit que l'Etat n'agit pas assez pour le climat, on fait quoi ?"

D’ailleurs, plus de trois mois après le lancement d'XR France, certains membres confient déjà leurs doutes. "Je crains que cette 'absence de chef' assumée ne recèle quelques écueils importants pour l’efficacité des opérations et des décisions à prendre le moment venu", s'interroge ainsi un nouveau membre sur "la base". Philippe Deforge, militant au Mans (Sarthe), émet lui aussi des réserves. Il va certainement créer une structure, "XR Le Mans", pour encadrer son groupe local. Il aimerait aussi davantage "travailler avec les politiques, être dans le dialogue". En ce moment par exemple, Philippe étudie les bus à hydrogène proposés par son maire Stéphane Le Foll, puis veut lui rendre un rapport.

Une démarche qui fait sens pour les chercheurs interrogés. A leurs yeux, les revendications d'Extinction Rebellion restent pour l'instant "vagues" et "trop globales". "Le tout ou rien, ça ne fonctionne pas en politique", conclut Daniel Boy. 

* Le prénom a été modifié.

Texte : Leela Badrinath & Camille Adaoust

soyez alerté(e) en temps réel

téléchargez notre application

Ce long format vous plaît?

Retrouvez les choix de la rédaction dans notre newsletter
s'abonner