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"J'ai tué tous ceux que j'aime, mais je suis enfin moi" : faux médecin et assassin, la double vie de Jean-Claude Romand

Guillemette Jeannot, Benoît Jourdain le vendredi 11 janvier 2019

Jean-Claude Romand lors du premier jour de son procès à Bourg-en-Bresse (Ain), le 25 juin 1996. (STEPHANE RUET / GETTY IMAGES)

Il est 4 heures du matin, le 11 janvier 1993, dans la paisible ville de Prévessin-Moëns, dans le pays de Gex (Ain), lorsque résonne la sirène des pompiers. Les soldats du feu foncent vers le domicile des Romand, où des flammes s'échappent du toit. A l'intérieur, ils trouvent les corps, sans vie, de Florence, la mère, 37 ans, et des enfants, Caroline, 7 ans, et Antoine, 5 ans. Jean-Claude, le père, est inconscient, mais son pouls bat encore. Il est emmené à l’hôpital. A près de 75 km de là, à Clairvaux-les-Lacs (Jura), plus tard dans la journée, les corps des parents de Jean-Claude, Anne-Marie et Aimé, sont retrouvés criblés de balles à leur domicile. Très vite, les soupçons se tournent vers Jean-Claude Romand. En se penchant sur la vie de ce brillant chercheur à l'Organisation mondiale de la santé (OMS), mari idéal et père modèle, la police va découvrir l’impensable.

Cet homme, âgé de 38 ans au moment des faits, a menti sur tout pendant des années : il n'est pas médecin et a escroqué sa famille et ses proches. Condamné en juillet 1996 à la prison à perpétuité, une peine assortie d'une peine de sûreté de 22 ans, pour homicides, tentative d'assassinat, incendie volontaire et abus de confiance, Jean-Claude Romand a passé 26 ans de sa vie en prison. Jeudi 25 avril 2019, la cour d'appel de Bourges (Cher) lui a accordé la liberté conditionnelle, après un refus en février. Il a finalement été libéré le 28 juin 2019 à l'âge de 65 ans et va rejoindre un établissement religieux dans l'Indre. Du premier mensonge lors de sa scolarité lyonnaise au quintuple meurtre, retour sur l'affaire Romand, l'un des faits divers les plus marquants de la fin du XXe siècle.

La spirale du mensonge

L'enfance de Jean-Claude Romand se déroule sans histoire à Clairvaux-les-Lacs (Jura). Bon élève, il est couvé par ses parents, Aimé et Anne-Marie. (FAITES ENTRER L'ACCUSE / FRANCE 2)

Assis à sa table, l'élève Jean-Claude Romand, interne au lycée de Lons-le-Saunier (Jura), attend de découvrir l'intitulé des sujets de l'épreuve de philosophie du baccalauréat en ce mois de juin 1971. Il choisit... "La vérité existe-t-elle ?". Il obtiendra 16/20, rapporte l'écrivain Emmanuel Carrère dans son livre L'Adversaire (2000, éditions P.O.L.), consacré à l'affaire Romand. Quand on connaît la suite de l'histoire, ce choix et cette note peuvent sembler prémonitoires. Car la vérité, Jean-Claude Romand a très bien su la cacher. Pourtant, rien ne prédestinait ce fils unique d’un père forestier et d'une mère au foyer, décrite comme "fragile et angoissée" par L'Express, à un tel destin.

"Jean-Claude Romand a été élevé comme un enfant précieux, premier de son canton, il est survalorisé par ses parents, décrit le psychiatre Daniel Settelen sollicité durant l’affaire et joint par franceinfo. Surprotégé, on ne dit pas toute la vérité au fils unique et chéri, quand sa mère, à la santé fragile, est hospitalisée à la suite d'un grave problème de santé. On lui dit que c'est pour l'appendicite. Il vit dans un contexte familial où tout ce qui pourrait le faire souffrir est dissimulé." C'est dans ce cocon que le jeune Jean-Claude mène une enfance sans histoire.

Pourtant, selon lui, tout part de là. "J'étais toujours souriant, et je crois que mes parents n'ont jamais soupçonné ma tristesse… Je n'avais rien d'autre à cacher alors, mais je cachais cela : cette angoisse, cette tristesse, analyse-t-il durant une audience de son procès en 1993. Ils auraient été prêts à m'écouter sans doute, Florence aussi y aurait été prête, mais je n'ai pas su parler."

Quand on est pris dans cet engrenage de ne pas vouloir décevoir, le premier mensonge en appelle un autre, et c'est toute une vie…

Jean-Claude Romand, durant son procès, en 1996

Après son baccalauréat, il quitte le Jura pour Lyon, où il intègre une classe préparatoire du prestigieux lycée du Parc. Il se rêve ingénieur à l’Office national des forêts, avance Libération dans un article paru en 1993. Mais il ne supporte pas un bizutage et quitte Lyon après les vacances de la Toussaint. Il revient entre Saône et Rhône l'année suivante, en 1974, et s'inscrit en médecine. La raison de ce retour ? La présence d'une cousine par alliance, Florence Crolet, qu'il veut épouser. "Elle était pour moi", clame Jean-Claude Romand, durant son procès. Les deux se rapprochent. Une relation éphémère débute au printemps 1975 à laquelle Florence met fin pour mieux réviser ses examens. Jean-Claude accepte mais déprime et rate l'accession en troisième année pour quelques points. Pas grave, il y a les rattrapages en septembre. Mais deux jours avant, il se fracture le poignet en tombant dans l’escalier.

Vrai accident ou mensonge ? Lui soutient lors de son procès que cet accident est véritablement arrivé. Quoiqu'il en soit, le jour du rattrapage, il ne se présente pas. Et trois semaines plus tard, lorsque les résultats tombent, il annonce à ses parents qu'il est reçu. "Je crois que c'est à ce moment-là qu'il a mis son système en place, se rappelle un ami de la faculté cité par Libération. Il s'est enferré dans ses mensonges et à chaque fois qu'il se sentait acculé, il s'inventait une maladie." Pourquoi ne pas avouer tout simplement ? A son procès, relayé par Paris Match, il avance simplement qu'il s'est dérobé : "Est-ce par peur de l'échec, par orgueil, pour ne pas faire de la peine à mes parents ?"

J'ai préféré la fuite à l'examen. C'est là que l'imposture a commencé. Je ne pensais pas qu'elle allait m'entraîner si loin.

Jean-Claude Romand, durant son procès, en 1996

Pendant des années, il se réinscrit en deuxième année, faisant croire à ses proches qu'il gravit les échelons un à un jusqu'à terminer "cinquième de son internat", se félicitait sa mère impressionnée, citée par Libération. La mascarade prend fin en novembre 1986, lorsque l'administration de l'université lui interdit de se réinscrire. En 1986, cela fait six ans qu’il a épousé Florence, dix qu’ils se sont remis ensemble. Son frère, Emmanuel, se souvient de "l'insistance" avec laquelle Jean-Claude la courtisait.

Il a finalement réussi à la conquérir. Le cancer qu'il s'est inventé avant les vacances de Noël 1975, un épisode relaté dans L'Adversaire, a pu aussi attendrir celle qui s'est réorientée vers des études en pharmacie. Le mariage a été célébré près d'Annecy dans la maison des parents Crolet, qui "adoraient leur futur gendre", glisse l'écrivain. Trois ans plus tard, il annonce à sa femme et à ses parents qu'il est engagé à l'OMS à Genève. Nous sommes en 1983, dix ans avant le drame.

Une vie parfaitement factice

Jean-Claude Romand, au centre d'un tableau idyllique : un métier qui force l'admiration à l'OMS, un mariage heureux, deux enfants et un train de vie enviable. (FABRICE COFFRINI / AFP / FAITES ENTRER L'ACCUSE / FRANCE 2)

Papa, je t’aime." Trois mots plein d’amour d'un enfant pour son père, écrits au bas d'un dessin accroché sur le mur de la cuisine. C'est ce dessin qui a frappé le substitut du procureur, Jean-Yves Coquillat, quand il est entré chez les Romand, le 11 janvier 1993. "C'était la maison du bonheur", dira-t-il plus tard à Christophe Hondelatte dans l'émission de France 2, "Faites entrer l'accusé". Car tout semble parfait dans la vie de Jean-Claude Romand : une belle situation professionnelle, une épouse dévouée, de beaux enfants, des amis…

Comme beaucoup de fonctionnaires internationaux, Jean-Claude s'installe, en 1983, avec son épouse Florence à Prévessin-Moëns, la banlieue chic et résidentielle de Genève. Le couple habite une grande maison. Deux ans plus tard naît leur fille, Caroline, puis leur fils, Antoine, en 1987. La famille Romand est rapidement acceptée dans la très sélecte communauté locale. Charmeur et érudit, le faux docteur a su rester modeste.

Il n'était pas frimeur, il ne se vantait pas, ne se mettait jamais en avant.

Jean-Noël Crolet, beau-frère de Jean-Claude Romand, dans l'émission "Faites entrer l'accusé"

On l'écoute plus qu'on ne le questionne, celui qui dit connaître personnellement Bernard Kouchner et le professeur Léon Schwartzenberg, qui le soigne pour son cancer imaginaire. Les Romand mènent une vie bien réglée. Florence fait quelques remplacements à la pharmacie du village, mais s'occupe essentiellement de Caroline et d'Antoine. Leur père les dépose tous les matins à l’école. Quand il n'est pas dans son bureau au 3e étage de l'OMS, il dispense des cours à l'université et anime régulièrement des conférences. Mais cette image d'une famille parfaite n'est qu'une façade. Le médecin ne travaille pas à l'OMS. Il n'a d’ailleurs aucun travail. 

S'il possède un badge "visiteur" de l'OMS, c’est pour lui permettre de suivre des conférences. Il fréquente les bibliothèques, lit beaucoup d'ouvrages scientifiques et acquiert une solide connaissance médicale. Son ami d’enfance, Thierry Devaux, se rappelle, dans "Faites entrer l'accusé", que lors d'un dîner où il avait invité une sommité en cardiologie, ce dernier s'était étonné du niveau de Jean-Claude. Il lui confie que "à côté de gens comme ça, on se sent tout petit". Tous les jeudis, le docteur Romand est censé donner ses cours en Bourgogne. Il s’arrête en chemin pour déjeuner avec ses parents. Puis repart errer dans les forêts alentours.

Il passe des heures dans sa voiture, stationnée sur un parking de supermarché ou sur une aire d'autoroute. Quand il part en mission à l'étranger, il reste, en réalité, cloîtré dans une chambre d'hôtel, à l’aéroport de Genève. Il y étudie les guides touristiques des régions qu'il a soi-disant visitées. Les souvenirs qu’il rapporte à ses enfants sont achetés à la boutique de l'aéroport. Jean-Claude ne laisse rien au hasard. Il prend toujours les devants. Sa femme ne peut le joindre qu'en lui laissant des messages sur son Alphapage.

Ce train de vie de notable a un coût. L'instruction, menée par le juge chargé de l'enquête, a démontré que la famille Romand a dépensé plus de 60 000 francs (9 150 euros) par mois durant plusieurs années. Sur la feuille d'impôt du couple ne figure que le salaire de madame. A l'OMS, les fonctionnaires internationaux comme lui sont directement prélevés à la source. Mais comment financer cette vie de mensonges ?

Sa principale source de revenus vient de ses parents. Il bénéficie d'une procuration sur leur compte qu'il finira par vider. Cela ne suffit pas à assurer le niveau de vie de la famille : loyer élevé, voiture de luxe, vacances en famille. Alors Jean-Claude emprunte de l'argent à son entourage. Entre 1985 et 1993, il aurait ainsi mis la main sur près de 3 millions de francs (un peu plus de 450 000 euros).

Le mythomane ne manque pas de ressources pour arriver à ses fins. Il évoque auprès de ses proches ses soi-disant placements financiers en Suisse à des taux de rendement très intéressants. Son entourage lui fait confiance et lui demande alors de placer leur argent.

Il était toujours calme, il maîtrisait tout. Il me servait presque un petit peu d’exemple.

Thierry Devaux, ami d’enfance de Jean-Claude Romand, dans l'émission "Faites entrer l’accusé"

Les frères de Florence, Emmanuel et Jean-Noël, lui donnent 15 000 francs (2 300 euros) chacun. Son beau-père, Pierre Crolet, lui confie l'intégralité de sa prime de retraite, soit 400 000 francs (61 000 euros). Il va jusqu'à vendre des faux médicaments à un oncle de sa femme, souffrant. Il lui extorque 60 000 francs (9 150 euros). L'oncle meurt quelque temps après. En 1988, après le décès de son beau-père, Jean-Claude s'occupe de la vente de la maison familiale et récupère 650 000 francs (100 000 euros). De quoi assurer le train de vie de la famille durant quelques années encore.

Mais les réserves s'amenuisent. Jean-Claude réussit un dernier coup au début des années 1990. A cette époque, il s'est rapproché de Chantal Delalande, l'ex-femme d'un ami du couple Romand qu'il couvre de cadeaux. Elle lui parle des 900 000 francs (137 000 euros) obtenus de la vente de son cabinet de dentiste et lui demande conseil. Comme les autres, Chantal confie son argent à Jean-Claude. 

Le week-end de l'horreur

La vie de Jean-Claude Romand bascule dans l'horreur le 9 janvier 1993, le jour où il assassine sa femme, ses deux enfants, ses parents et tente de tuer sa maîtresse. (PIERRE BESSARD / AFP / FRANCE 2 / LE PROGRES / FREDERIC DUGIT / LE PARISIEN / MAXPPP)

Samedi 9 janvier 1993, dans la matinée, Antoine regarde la télévision. Son père est assis à côté de lui, silencieux. Au bout d'un moment, il prétexte qu'il le trouve chaud et l'emmène dans sa chambre pour prendre sa température. Le fils s'allonge sur son lit. Le père met un oreiller sur sa tête, c'est pour jouer, le rassure-t-il, et tire. A côté, dans son lit, la grande sœur, Caroline, est déjà morte. Dans la chambre voisine, Florence, la mère, gît dans le lit conjugal, le crâne fracassé à coups de rouleau à pâtisserie. Ces trois meurtres sont les premiers d’une journée macabre qui scelle une longue série de mensonges.

Quelques mois avant le drame, Chantal, alertée par sa meilleure amie sur l'absence de garanties écrites, demande à récupérer son argent. Il joue la montre, l'attendrit avec son faux cancer, parle de délais à respecter. Mais lors d'un dîner à la fin de l'année 1992, elle revient à la charge. Il ne peut plus s'échapper. Il est prévu qu'il dîne au début du mois de janvier avec son ami Bernard Kouchner, qu'il ne connaît ni d'Eve ni d'Adam, et qu'il lui rende son argent ce jour-là. Ils calent un rendez-vous le… samedi 9 janvier. "Il n'est pas dupe, souligne Jean-François Impini, directeur d'enquête de la section de recherche de Lyon. Quand les histoires d'argent le rattrapent, il sait que le château de cartes va s'écrouler."

Ce n'est pas la première fois qu'une personne lui demande des nouvelles de l'argent qui lui a été confié. En septembre 1988, le père de Florence émet l'idée de revoir une partie de sa prime de retraite. Quelques semaines plus tard, le 23 octobre, Pierre Crolet meurt des suites d'une chute dans l'escalier de sa maison. Il n'y avait qu'un seul témoin… Jean-Claude Romand. "Les circonstances de l'accident ont fait peser une présomption assez sérieuse sur lui, se remémore Jean-François Impini, mais sans éléments disponibles pour aller au-delà." L'intéressé s’est toujours défendu, lors de son procès ou durant les interrogatoires, d'avoir tué son beau-père.

Si je l'avais tué, je le dirais. On n'en est plus à un près.

Jean-Claude Romand, durant un interrogatoire

A la fin de l’année 1992, sa femme, Florence, commence également à se poser des questions. Une discussion à la sortie de l'école lui met la puce à l'oreille. Une dame dont le mari travaille aussi à l'OMS lui parle de l'arbre de Noël. Elle et ses enfants n'y sont jamais allés. Une drôle d’ambiance règne lors des fêtes de Noël où la famille Romand et les frères de Florence sont réunis. Emmanuel Crolet, l'un des deux frères, contacté par franceinfo, se souvient d'un Jean-Claude Romand marqué, "n'ayant pas la même prestance que d'habitude". "Ma femme m'avait dit qu’elle avait trouvé Florence triste", ajoute-t-il.

La semaine précédant le drame, Jean-Claude Romand a un comportement qui laisse peu de place au doute : il veut en finir. Dans son livre L'Adversaire, Emmanuel Carrère raconte que le 5 janvier, il demande des barbituriques à la pharmacie. Toujours dans son ouvrage, l'écrivain détaille que le lendemain, à Lyon, il achète dans une armurerie "un boîtier électrique servant à neutraliser un agresseur, deux bombes lacrymogènes, une boîte de cartouches et un silencieux pour une carabine 22 long rifle".

Vendredi 8 janvier, de retour à Prévessin-Moëns, il achète deux jerrycans qu’il remplit d'essence à la station-service du supermarché du coin. "Cet élément a achevé de nous convaincre de la préméditation", analyse Jean-François Impini. Le soir, il console sa femme attristée à la suite d'un coup de fil de sa mère. Puis vient l’horreur. Le samedi matin, il se réveille avec "le rouleau à pâtisserie taché de sang entre les mains", précise-t-il lors de son procès. Il est incapable de se rappeler avec exactitude le déroulé des faits. Certains supposent qu'une explication a mal tourné. Lorsque les enfants se réveillent, Florence est morte étendue sur son lit. Loin de se douter de la tragédie, Caroline et Antoine prennent le petit-déjeuner devant un dessin animé. 

Je savais, après avoir tué Florence, que j'allais tuer aussi Antoine et Caroline et que ce moment, devant la télévision, était le dernier que nous passions ensemble. Je les ai câlinés. J'ai dû leur dire des mots tendres, comme : ‘Je vous aime’.

Jean-Claude Romand, durant son procès, en 1996

Il tue d'abord Caroline de plusieurs balles de 22 long rifle, après lui avoir mis un oreiller sur la tête. Puis rejoue cette scène macabre avec Antoine. La suite ? Il sort comme si de rien n'était de la maison et prend la voiture, carabine dans le coffre, direction Clairvaux-les-Lacs, où vivent ses parents. Sur place, les enquêteurs ont trouvé les traces d'un déjeuner familial. Ce n’est qu'après que Jean-Claude a tué son père de deux balles dans le dos dans son ancienne chambre, puis sa mère dans le salon. Sa dernière victime ? Le chien des parents "J'ai pensé qu'il fallait que Caroline l'ait avec elle, dit-il, lors de son procès. Elle l'adorait."

Puis, toujours le même jour, il roule jusqu’à Paris pour retrouver Chantal Delalande, avec qui il a rendez-vous. Ensemble, ils prennent la direction de Fontainebleau (Seine-et-Marne) pour se rendre au domicile de Bernard Kouchner. Jean-Claude essaie de gagner du temps, cherche son chemin et s'arrête finalement au carrefour des Tronces, en pleine forêt, raconte Paris Match. Pour calmer sa passagère qui s'impatiente, il lui offre un collier et lui demande de fermer les yeux pour qu'elle l'essaie. Elle sent ensuite une douleur au visage, la brûlure de la mousse lacrymogène, puis des décharges au ventre provenant du boîtier électrique. Elle arrive à le repousser. Jean-Claude Romand s'arrête brusquement, implore son pardon et met cet acte de folie sur le dos de son soi-disant cancer. Il la dépose chez elle à Paris puis reprend la route. 

Ce n’est que le dimanche 10 janvier au matin qu'il arrive chez lui, à Prévessin-Moëns. Il retrouve son domicile comme il l'a laissé. Il passe cette journée devant la télé à zapper. En fin de journée, il a appelé Chantal, qui lui a dit qu’elle ne préviendrait pas la police, rapporte Emmanuel Carrère. Puis, d'après les experts, il vide les deux jerrycans, "d'abord dans le grenier, ensuite sur les enfants, sur Florence et dans l'escalier", comme le détaille l'écrivain dans L’Adversaire

Vers 4 heures du matin, à l'heure où passent les éboueurs, il met le feu et s'allonge à côté du corps de sa femme, après avoir ingurgité un barbiturique périmé depuis 10 ans. Les pompiers arrivent vite sur les lieux et le retrouvent inconscient. Immédiatement, le colonel Jean-François Impini remarque des éléments qui "ne collent pas". Plus tard dans la journée, la police retrouve dans sa voiture, garée sur un parking du centre de Prévessin-Moëns, un mot : "Un banal accident, une injustice peuvent provoquer la folie. Pardon Chantal, pardon mes amis, pardon aux braves gens de l'association Saint-Vincent qui voulaient me casser la gueule." Il signe ses aveux et demande pardon à ses proches pour le mal qu'il a commis.

Pour le colonel Jean-François Impini, cette affaire "laisse des souvenirs parce qu'elle est atypique, mais elle n’est pas compliquée". Quinze jours après l'incendie, Jean-Claude craque et avoue tout. "Je suis un monstre", aurait-il lâché face aux enquêteurs. "Il a éliminé ses proches, non pas pour qu'on ne sache pas, il a éliminé le regard des gens qui l'auraient vu une fois démasqué. Il ne supportait pas qu'on le voie sans son masque", synthétise le policier. Pour lui, cet homme reste un mystère que le procès qui s'est ouvert le 25 juin 1996 n’a pas permis de percer.

Un personnage encore énigmatique aujourd’hui

L'affaire Romand a donné lieu à un procès très médiatique, qui s'est ouvert le 25 juin 1996. Elle a également fasciné écrivains et réalisateurs qui s'en sont emparés. (FAYOLLE  PASCAL / SIPA / STEPHANE RUET / GETTY IMAGES / P.O.L. / MARS DISTRIBUTION / FRANCE SOIR / LIBERATION)

Un cri. Un cri, semblable à ceux des chiens qui aboient à la mort dans la nuit. Puis un hurlement, encore plus monstrueux, encore plus déchirant. Et un homme qui s'effondre." Matthieu Aron, chroniqueur judiciaire, n'oubliera jamais ce cri poussé par Jean-Claude Romand, le 26 juin 1996, lors de son procès. A l’époque, il suit comme de nombreux journalistes ce fait divers qui passionne toute la France. C'est une audience très attendue, qui fut "à la limite du supportable", raconte le chroniqueur dans les colonnes du Nouvel obs.

Un public nombreux se presse dans la salle d’audience de la cour d’assises de Bourg-en-Bresse (Ain). "Il y avait une curiosité de voir qui était ce personnage", se rappelle, pour franceinfo, le journaliste Dominique Verdeilhan.

J'ai été impressionné par le décalage entre l'idée qu'on se faisait de Romand (on imaginait une forte personnalité) et la découverte d'un homme qui manquait un peu d'envergure. 

Dominique Verdeilhan, journaliste qui a suvi le procès Romand

Durant les six jours d'audience, l'accusé, prostré, ne regarde jamais la salle ni sa belle-famille. Il ne leur demande pas pardon et ne présente pas ses excuses. Affable quand il répond à des questions de second ordre, il reste mutique au sujet des faits qui lui sont reprochés. Froid et insensible, Jean-Claude Romand finit par craquer et crier avant de tomber au sol, le troisième jour du procès. "Tout le monde est stupéfait. La première fois que Jean-Claude Romand manifeste une émotion aussi forte c’est lorsqu’on parle de son chien", raconte Gilles Deberdani, journaliste au Dauphiné Libéré dans l’émission "Faites entrer l'accusé".

Le dernier jour du procès, juste avant les délibérés, Jean-Claude Romand se tourne vers la table où sont posés les scellés et s'adresse à la photo de ses enfants. Le psychiatre Daniel Settelen se rappelle qu'"à ce moment-là, personne ne l'interrompt ne sachant s'il leur demande pardon ou s'il sollicite leur compassion ou leur compréhension". Mais qui est vraiment Jean-Claude Romand ? Daniel Settelen ne le sait toujours pas. Pour le psychiatre, Jean-Claude Romand, prisonnier de l’image qu’il pense qu’il doit donner de lui, s'est enfermé dans un "narcissisme criminel". Citant, comme une preuve irréfutable, cette terrible phrase de Jean-Claude Romand.

J’ai tué tous ceux que j’aime mais je suis enfin moi. 

Jean-Claude Romand, durant son procès, en 1996

Selon l'expert, les médias continuent même de renforcer son narcissisme avec cette fascination pour un homme qui a menti pendant dix-huit années à sa famille et ses proches. Car le faux médecin n’a pas livré tous ses secrets et continue d'inspirer écrivains et réalisateurs, même à l'étranger. Trois longs-métrages ont été réalisés, dont le film L’Adversaire, de la réalisatrice Nicole Garcia, qui s'appuie sur le livre éponyme d’Emmanuel Carrère.

Des dizaines d’ouvrages, de documentaires, de séries télévisées et de pièces de théâtre traitent ou évoquent cette vie de solitude, d'imposture et d’absence qu'était celle de Jean-Claude Romand. Sans trouver la réponse à la question que tout le monde se pose encore. Comment cet homme a-t-il pu tromper pendant des décennies son entourage ? "C'était un homme séduisant, extrêmement intelligent", relate le frère de Florence.

Il ne forçait jamais le trait, il ne s’imposait jamais et arrivait toujours à faire en sorte que les choses se fassent sans qu’il en soit à l’initiative. 

Emmanuel Crolet, frère de Florence Romand, à franceinfo

Rien ni personne ne semble lui résister. Jean-François Impini, qui interrogea nombre de témoins, confirme cette absence générale de méfiance. "Il n'y avait aucune raison de s'inquiéter, Florence était la seule qui aurait pu se rendre compte de quelque chose, car elle aurait pu mettre son nez dans les comptes. Mais il s'occupait de tout." Jean-Claude Romand déclare même lors de son procès que "dès qu’il y a des obstacles [il] les supprime".

Quand la terrible révélation tombe sur l'imposture du faux docteur Romand, personne n’y croit. Emmanuel Crolet est au volant de sa voiture lorsqu'il l’apprend à la radio. "A ce moment-là, c'est le vide. Je ne réalise pas. Quand je suis arrivé 10 minutes plus tard chez mes beaux-parents, je n'ai rien pu dire." C'est le choc pour tout le monde. Face à l'officier qui le reçoit quand il arrive à la gendarmerie, le frère de Florence ne veut toujours pas y croire : "Vous vous dites, il se moque de moi. Il ne le connaît pas comme moi je le connais."

Le 2 juillet 1996, Jean-Claude Romand est condamné à la réclusion criminelle à perpétuité. En prison, ses codétenus lui demandent des conseils médicaux qu'il donne avec implication. Toujours avide de connaissances, le faux docteur a finalement obtenu un vrai diplôme d'ingénieur informaticien. Prisonnier modèle, selon l'administration pénitentiaire, Jean-Claude Romand a demandé sa remise en liberté en septembre 2018, 25 ans après sa condamnation.

Sa demande a, dans un premier temps, été rejetée, le 8 février 2019, la justice estimant que "les éléments du projet présenté et de sa personnalité ne permettent pas d'assurer un juste équilibre entre le respect des intérêts de la société, des droits des victimes et de la réinsertion du condamné", en dépit de "son parcours d'exécution de peine satisfaisant". Mais le 25 avril, la cour d'appel de Bourges a accordé au faux médecin la liberté conditionnelle. Un peu plus de deux mois plus tard, le 28 juin, il est finalement sorti de prison.

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                  Texte : Guillemette Jeannot et Benoît Jourdain

                                 Illustrations : Batiste Poulin

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