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RECIT. "Ici la base de la Tranquillité, l'Aigle s'est posé" : le 20 juillet 1969, le jour où l'homme a marché sur la Lune

Camille Caldini le samedi 20 juillet 2019

L'astronaute Edwin Aldrin, sur la Lune, le 20 juillet 1969. (NASA)

Là-haut, il n'y a pas de vent pour balayer les empreintes laissées le 20 juillet 1969 (le 21 juillet en France métropolitaine en tenant compte du décalage horaire). Les premiers pas de l'homme, incrustés sur la Lune et dans la mémoire collective, symbolisent l'exploit réalisé par les astronautes américains Neil Armstrong, Edwin Aldrin – surnommé Buzz – et Michael Collins. Une prouesse humaine et technologique née d'une promesse politique a priori intenable. Quand, en 1961, John F. Kennedy demande au Congrès de financer l'envoi d'Américains sur Lune avant la fin de la décennie, c'est simplement impossible. La toute jeune Nasa a en tout et pour tout 15 minutes d'expérience de vol dans l'espace. Les fusées nécessaires, les pas de tir, les ordinateurs, les combinaisons et même la nourriture adaptée à un vol habité vers la Lune n'existent pas.

Huit ans plus tard, les trois membres de la mission Apollo 11 s'installent au sommet de la fusée Saturn V, un monstre de plus de 110 mètres de haut et 3 000 tonnes. Leur objectif est simple et fou : poser le module Eagle sur la Lune, redécoller pour rejoindre le vaisseau-mère Columbia et rentrer sur Terre sains et saufs. Après quatre jours de vol spatial sans encombre, les voici en orbite autour de la Lune dans le vaisseau Apollo

La meilleure façon de marcher pour Buzz Aldrin

Buzz Aldrin installe un appareil de mesure sismique sur la Lune, le 20 juillet 1969. (NASA)

Il aurait voulu être le premier à marcher sur la Lune. Armstrong était un civil ; lui, un militaire. C'était logique. Edwin "Buzz" Aldrin s'était mis en tête que le premier pas lui appartiendrait. "Il est venu un jour s'agiter comme une cigogne en colère dans mon bureau, avec des tableaux, des graphiques et des statistiques, défendant ce qu'il considérait comme évident", raconte l'astronaute Gene Cernan au Guardian. Mais c'est peut-être cette façon de crier partout que l'honneur lui revenait qui lui a coûté la place. La Nasa ne "voulait pas qu'il soit l'ambassadeur de l'humanité", explique le directeur de vol Chris Kraft.

Buzz Aldrin est le numéro 2. Et sa première expérience sur la Lune, personne ne s'en souvient. D'ailleurs, c'est "un échec". Environ 20 minutes après Neil Armstrong, Edwin Aldrin sort de la trappe et descend l'échelle avec précaution. Neuf barreaux entrepris lentement, le temps de s'habituer au poids de sa combinaison et de sa réserve d'oxygène dans cet environnement inconnu. Sur Terre, la tenue atteint 82 kilos, mais la faible gravité de la Lune l'allège à 14 kilos.

L'alunissage négocié par Armstrong a été si doux que les pattes de l'Aigle, prévues pour absorber le choc, se sont à peine rétractées. Le dernier barreau reste à environ 80 cm du sol au lieu de raser la poussière. Il est 3h15 et Aldrin rejoint à son tour la surface. Sur sa check-list, il a une première tâche à effectuer : remonter sur l'échelle, pour évaluer l'énergie nécessaire pour regagner le module à la fin de l'exploration. "J'avais observé Neil le faire, ça ne semblait pas trop dur", raconte-t-il dans son autobiographie No Dream is Too High. Mais il sous-estime son élan, rate la marche et noircit les genoux de sa combinaison avec de la poussière lunaire, comme on peut le deviner sur les photos de lui que prendra Neil Armstrong.

Edwin Aldrin, sur la Lune, les genoux tachés de poussière, le 20 juillet 1969. (NASA)

Embarrassé, l'ego égratigné, Aldrin décide de tenter une autre expérience : tester le dispositif de récupération des urines. A défaut d'être le premier homme à avoir marché sur la Lune, Buzz Aldrin devient le premier à y faire pipi. La vessie plus légère, il poursuit sa mission lunaire. Sur les photos de cette historique sortie spatiale, on ne voit que lui. C'est Armstrong qui immortalise ces instants. Buzz "est plus photogénique que moi", plaisante "First Man" pour se justifier de n'apparaître que dans le reflet doré du casque de son collègue.

Sur les images retransmises en direct sur Terre, on voit Aldrin évaluer sa mobilité et son équilibre, pour identifier la meilleure manière de se déplacer. Sauts de kangourou ou grands bonds d'un pied sur l'autre ? Il semble s'amuser comme un enfant, parfois à un cheveu de s'étaler dans la poussière.

Mais l'affaire est sérieuse. A Houston, au Texas, un homme a des sueurs froides. Sonny Reihm, cadre chez le fabricant de dessous Playtex, a supervisé la confection des bottes, combinaisons et casques des astronautes. Plus Aldrin se sent à l'aise, plus Sonny Reihm panique. "Cet enfoiré est en train de courir partout. Faites-le rentrer, la mission est terminée !", pense-t-il. La moindre déchirure, en cas de chute, serait un désastre. "Le costume se dégonflerait instantanément et l'astronaute mourrait, sous les yeux du monde entier", résume le magazine Smithsonian. Quand les deux astronautes rentrent dans le module, Sonny Reihm souffle : "C'est le moment le plus heureux de ma vie."

Après plus de deux heures de promenade et d'expériences diverses, et avec une vingtaines de kilos de roches et de poussières, Buzz Aldrin et Neil Armstrong peuvent aller se coucher dans le module. Demain, ils doivent quitter la Lune. 

Michael Collins, seul au monde

Le module lunaire "Eagle" rejoignant "Columbia", avec en arrière-plan la Lune et la Terre. (MICHAEL COLLINS / NASA)

"Personne, depuis Adam, n'a connu la solitude éprouvée par Mike Collins, pendant ces 48 minutes par révolution lunaire où il se trouve derrière la Lune, sans personne à qui parler autre que son magnétophone." Pendant que Neil Amstrong et Buzz Aldrin crapahutent sur la Lune, le centre de contrôle de la mission Apollo 11 partage cette pensée un peu sinistre pour Michael Collins. Le pilote du module de commande Columbia, en orbite, doit se sentir bien seul, là-haut, pendant vingt-deux longues heures. Et frustré, peut-être, de ne pas bondir lui aussi sur la Lune ? Il n'a même pas pu entendre les premiers mots de son camarade, parce qu'il était du mauvais côté de la Lune à ce moment-là.

Mais non. Dans son autobiographie Carrying the Fire, an Astronaut's Journeys (éd. Farrar, Straus & Giroux Inc., 1974), Michael Collins insiste. Il est "loin de se sentir seul ou abandonné". Au contraire, l'astronaute estime "faire entièrement partie de ce qui se déroule sur la surface lunaire". Et s'il est, sans aucun doute, tout seul, il décrit un état de "conscience, anticipation, satisfaction, confiance et presque d'allégresse", quand, par sa fenêtre, il n'aperçoit même pas la face noire de la Lune. Uniquement les étoiles.

Il est d'ailleurs occupé, lui aussi. Lorsqu'il ne cherche pas à localiser le module lunaire, Michael Collins réorganise l'habitacle de Columbia. En déplaçant une couchette, il agrandit son petit espace de vie et prépare le retour de ses collègues. Si jamais un problème, au rendez-vous orbital, les obligeait à sortir dans l'espace avant de rentrer dans le module avec leurs encombrantes combinaisons pressurisées, ils auraient quand même la place suffisante.

En plus de faire de la place, ces préparatifs me donnent l'impression d'être le propriétaire d'un petit hôtel sur le point d'accueillir la ruée des skieurs venus du froid.

Michael Collins

Depuis que la mission Apollo 11 est sur les rails, Michael Collins est souvent à part dans le trio. Son entraînement est un peu différent. Il a étudié 18 situations de rendez-vous orbitaux qui pourraient se présenter si le module lunaire ne parvenait pas à se poser sur la Lune. Il a rassemblé toutes ses notes dans un rapport de 117 pages, qu'il a baptisé son "Solo Book". Mais il y a un scénario catastrophe : si le module lunaire reste cloué sur la Lune, Michael Collins ne peut rien faire pour ses amis.

Le 21 juillet, 17h54 GMT. C'est le moment de vérité. Collins "sue comme jamais". Dans une note citée par le Guardian, il confie sa "terreur secrète". "S'ils n'arrivent pas à décoller, ou s'ils le font mais s'écrasent, je ne me suiciderai pas ; je rentrerai à la maison sans délai, mais je serai un homme marqué à vie, je le sais." 

La Maison Blanche aussi a envisagé le pire. Bill Saphire, qui écrit les discours du président Nixon, a prévu un texte "dans l'éventualité d'un désastre" (PDF en anglais). "Le destin a décidé que les hommes partis explorer la Lune en paix y restent pour reposer en paix", débute le discours, qui ne mentionne pas Collins. "Ces hommes courageux, Neil Armstrong et Edwin Aldrin, savent qu'il n'y a pas d'espoir de les récupérer. Mais ils savent aussi qu'il y a de l'espoir pour l'humanité dans leur sacrifice", poursuit le speech.

Heureusement, leur ballet dans l'espace se déroule comme la Nasa l'avait prévu. Le décollage de la Lune et le rendez-vous orbital entre Eagle et Columbia sont un succès. Buzz Aldrin est le premier à rentrer dans Columbia. Mike Collins l'attrape pour lui embrasser le front "comme un parent accueillerait son enfant égaré", mais se retient. Les astronautes se serrent la main et se remettent au travail. Ils doivent récupérer deux grosses caisses de roches lunaires, activer un aspirateur pour chasser les poussières et éventuels insectes lunaires. "Les gens de l'équipe microbes ont insisté, mais on se sent un peu ridicules", commente Collins dans son autobiographie.

Enfin, il faut éjecter Eagle puis redescendre sur Terre. Trois jours plus tard, le 24 juillet 1969, une boule de feu traverse l'atmosphère. Puis la capsule déploie ses parachutes rouge et blanc, avant de se poser dans le Pacifique. Michael Collins, Buzz Aldrin et Neil Armstrong sont des hommes marqués par ce voyage vers la Lune. Aucun d'entre eux ne retournera dans l'espace.

***

Texte : Camille Caldini

Neil Armstrong, Michael Collins et Edwin Aldrin, en quarantaine sur le navire "USS Hornet", au retour de la mission Apollo 11, avec le président des Etats-Unis, Richard Nixon, le 24 juillet 1969. (NASA)

Neil Armstrong à 156 battements par minute

Neil Armstrong, dans le module lunaire "Eagle", le 20 juillet 1969. (NASA)

Neil Armstrong est un homme de 38 ans toujours bien peigné et économe en paroles, avec un léger sourire épinglé au coin de la bouche, comme s'il venait de murmurer une blague. "Mister Cool" impressionne ses collègues par son sang-froid. Un peu avant de quitter la Terre, le commandant de la mission confie calmement à des collègues avoir "une chance sur deux" de réussir l'alunissage de Eagle. C'est l'un des meilleurs pilotes de sa génération qui le dit. Et un homme qui a déjà frôlé la mort.

Un an avant Apollo 11, le pilote risque sa vie pendant une simulation d'alunissage, raconte James Hansen dans la biographie de Neil Armstrong, First Man, le premier homme sur la Lune (éd. Michel Lafon, 2018). Il est en train de tester un véhicule d'entraînement quand une panne de propulseur rend l'engin incontrôlable. Armstrong s'éjecte de justesse, pendant que la machine explose au sol. Une heure plus tard, l'astronaute Alan Bean, incrédule, le trouve affairé à son bureau. Armstrong s'est seulement mordu la langue et poursuit sa journée, l'air de rien.

C'est donc l'homme de la situation qui se dirige vers un monde inconnu à bord d'Eagle, engin à quatre pattes de 15 tonnes, ce 20 juillet 1969. A 17h44 GMT, le commandant Neil Armstrong et le pilote Buzz Aldrin quittent le vaisseau-mère Columbia, qui va poursuivre son orbite à 110 kilomètres autour de la Lune. Après la séparation, Armstrong exulte – "L'Aigle a des ailes !"  – et entame une lente pirouette. Le nez collé au hublot de Columbia, Michael Collins vérifie que tout est en place. Les pattes d'Eagle, l'échelle qui leur permettra de sortir, l'intégrité du véhicule… "Vous avez là une bien belle machine volante, Eagle, malgré le fait que vous soyez à l'envers", confirme Collins. "C'est toi qui es à l'envers", rétorque Armstrong.

Il n'y a pas de sièges dans le module. Armstrong et Aldrin sont maintenus en place par des attaches en Velcro à leurs pieds et une sangle fixée à leur taille. Eagle est pour le moment piloté par un ordinateur pas plus puissant qu'une calculatrice des années 2000. Le vaisseau n'a, en réalité, ni ailes, ni parachute, parfaitement inutiles en l'absence d'atmosphère. La descente est en fait une chute à 6 000 km/h pendant plus de trois heures, contrôlée grâce à un propulseur et une quantité limitée de carburant. Les astronautes n'ont droit qu'à un seul essai pour atterrir.

Eagle fonce tête la première vers sa cible quand les ennuis commencent. La communication avec le centre de contrôle à Houston est instable. Depuis Columbia, Mike Collins joue les intermédiaires, au risque de perdre de trop longues secondes. A 20h11, des signaux d'alarme s'affolent dans les casques des astronautes. "ALARME ! C'est une 1202 !", s'écrie Neil Armstrong. Il faut 30 secondes à Houston pour donner quand même son "go". La mémoire de l'ordinateur est saturée, mais il n'y a aucune raison d'abandonner la mission.

Déconcentré par cette interruption, Armstrong tarde à chercher un spot d'atterrissage. Eagle survole à présent un cratère de la taille d'un stade. Autour, la zone est parsemée d'énormes rochers. Un court instant, Armstrong, qui a pris le contrôle manuel de l'engin, envisage de se poser là. Impossible. Il poursuit son vol à basse altitude, à la recherche d'un espace plus accueillant.

Aldrin égrène vitesse et altitude, à mesure que la réserve de carburant baisse. Armstrong repère une zone abordable, ralentit. La descente finale doit être verticale, sans quoi Eagle pourrait basculer. Le propulseur soulève un brouillard de poussière lunaire, masque les obstacles. "Soixante secondes", avertit Houston en référence au combustible restant. Le rythme cardiaque d'Armstrong pointe à 156 battements par minute. Les alarmes continuent de sonner. "Trente secondes." Eagle descend. A un mètre du sol lunaire, un voyant bleu s'allume, signe qu'Armstrong peut couper le moteur. Il lui reste en fuel de quoi tenir 20 secondes. Il est 20h17.

Houston, ici la base de la Tranquillité. L'Aigle s'est posé.

Neil Armstrong

Le commandant d'Apollo 11 se confiera vingt ans plus tard au journaliste Andrew Chaikin. Ce premier contact avec la Lune est "le moment le plus émouvant" de la mission. "Descendre l'échelle était beaucoup moins important pour moi." La Nasa a prévu un temps de repos à l'alunissage, mais comment Armstrong et Aldrin pourraient-ils dormir ? La sieste est annulée et le duo prépare sa première sortie dans l'espace. A 2h39, Armstrong ouvre la trappe du module, descend l'échelle, déclenche une caméra fixée sur le vaisseau et imprime la semelle de sa botte gauche dans le sol lunaire.

Que va-t-il dire ? Le magazine Esquire avait demandé à une cinquantaine de personnalités de trouver "le bon mot", en français dans le texte, que l'astronaute aurait pu prononcer. Un "Eureka !" pour la Lune. Leonard Nimoy (le Monsieur Spock de Star Trek) avait suggéré de dire à la Terre "D'ici, vous êtes une belle balle paisible et j'aimerais que chacun puisse voir ça avec cette perspective et cette unité". Le boxeur Mohamed Ali n'avait pas respecté la consigne. "Ramenez-moi un adversaire, j'ai battu tout le monde ici", avait-il proposé. A la place d'Armstrong, l'écrivain Truman Capote se serait dit : "Jusqu'ici, tout va bien". Mais le jour J, l'astronaute marmonne une phrase qui restera comme l'une les plus célèbres de l'histoire, à laquelle il assure avoir très peu réfléchi : "Un petit pas pour un homme, un bond de géant pour l'humanité." L'auteur Vladimir Nabokov aurait préféré qu'il se taise.

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