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"On se dirige vers la porte de Brandebourg avec des marteaux" : ils racontent la chute du mur de Berlin

Fabien Magnenou le vendredi 8 novembre 2019

Les témoins de la chute du mur de Berlin (Allemagne) nous racontent les journées des 9, 10 et 11 novembre, qui ont changé l'histoire. (AWA SANE / FRANCEINFO)

La chute du mur de Berlin était encore difficile à imaginer, au matin du 9 novembre 1989. Le soir, pourtant, quelques mots prononcés du bout des lèvres par un responsable de la RDA ont précipité des milliers de Berlinois dans la rue. Il était temps, pour eux, d'en finir avec ces panneaux de béton qui encombraient l'horizon depuis 1961. Des familles étaient séparées et n'avaient guère plus que la langue en commun. Au total, près de 140 personnes sont mortes, en tentant de franchir l'ouvrage érigé en zone Est.

À l'occasion du 30e anniversaire de la chute du Mur, samedi, franceinfo a recueilli les témoignages de différents acteurs et témoins de l'époque. Laissons-leur le soin de vous narrer les 48 heures qui ont fait basculer l'Allemagne dans une nouvelle ère.

Jeudi 9 novembre : "Les gars, c'est incroyable !"

Des citoyens est-allemands grimpent sur le mur de Berlin (ex-RDA), le 9 novembre 1989. (STRINGER  / REUTERS)

Le SED, parti d'obédience communiste de la République démocratique d'Allemagne (RDA), s'est réuni toute la journée. Vers 18 heures, Günter Schabowski, le porte-parole du bureau politique, s'adresse aux journalistes, au centre international de presse de Berlin-Est.

Bénédicte de Peretti, correspondante en Allemagne pour La Tribune : Günter Schabowski doit nous expliquer le contenu de la réunion du SED et clarifier une nouvelle loi controversée, qui réglemente les voyages à l'étranger des Allemands de l'Est. En fait, un certain nombre d'entre eux sont allés se réfugier dans des ambassades, dans les pays voisins – notamment à Budapest, à Prague – en attendant de pouvoir passer à l'Ouest. Du coup, il faut régler le problème des déplacements de ces personnes.

Günter Schabowski, porte-parole du politburo du SED, lors de la conférence de presse du 9 novembre 1989, à Berlin-Est (ex-RDA). (DPA / AFP)

La réunion touche à sa fin, quand Riccardo Ehrman, journaliste italien à l'agence Ansa, demande à Günter Schabowski si la loi va également concerner les Allemands de l'Est. Il hésite un peu, sort un petit papier de sa poche et répond : "Mais normalement, on vous a transmis un document dans lequel on vous explique tout." Sauf qu'on n'a rien eu du tout. Ehrman poursuit alors : "Sans passeport ? À partir de quand ?" Nouveau malaise. Schabowski finit par lâcher : "Unverzüglich." ("Immédiatement.")

Je suis assise au bout de la salle, à côté de quelqu'un du service de presse du ministère français des Affaires étrangères. Je lui dis : "Ça veut dire quoi ? Je n'ai pas très bien compris". Paniqué, il me répond : "Je n'en sais rien !"

Nous sommes 80 journalistes à foncer dans les cabines téléphoniques et au Palast Hotel, où nous logeons pour la plupart, afin d'avertir nos rédactions.

Saskia Hellmund, adolescente est-allemande : Je regarde la conférence de presse avec ma famille, dans notre maison de Römhild (Thuringe), à sept kilomètres du rideau de fer et de la Bavière. À cet instant, on n'imagine pas que le Mur sera ouvert dans la nuit. Avec mes parents, on se demande plutôt quand on pourra aller à l'Ouest et quelles démarches il faudra faire pour s'y rendre.

La télévision de la RDA annonce la mise en place de nouvelles règles de déplacement au cours du journal télévisé Aktuelle Kamera, le 9 novembre 1989. (DB / DPA / AFP)

Bruno Doizy, étudiant français à Berlin-Ouest : Je bois une bière chez des amis, à une vingtaine de minutes du poste-frontière Checkpoint Charlie. Mon allemand est encore fragile, alors je leur demande si j'ai bien compris : "Vraiment ? Il n'y a plus besoin de visa ?" Je tente de les convaincre, en vain, de m'accompagner au checkpoint. Sur place, il n'y a presque personne. Un journaliste de la BBC me pose des questions, mais je ne sais pas trop quoi répondre. Il a l'air un peu vexé.

Christian Bourguignon, responsable du centre franco-allemand Talma : Je ferme les portes du centre quand un homme ivre passe sur le trottoir en chantant "Deutschland, Deutschland" – le vieil hymne national allemand. Chez moi, j'allume la télévision et j'écoute la chaîne allemande ARD. Le chancelier Helmut Kohl annonce qu'il écourte un voyage en Pologne pour regagner d'urgence le pays.

  (FRANCEINFO)

Jutta Scheffer, étudiante allemande en sciences politiques à Berlin-Ouest : Ce soir-là, la musique est vraiment sympa au Dschungel, une boîte de nuit emblématique de Berlin-Ouest. Je suis en train de danser, quand la musique s'arrête et les lumières s'allument. Le DJ prend le micro, très ému : "Eh les gars, c'est incroyable ! Le Mur est tombé ! La frontière est ouverte, vous pouvez entrer et sortir librement. À partir de maintenant, c'est 'open-bar' pour tout le monde, dites-le aux Berlinois de l'Est si vous en croisez." On se regarde tous, on ne veut pas rater ça ! En 15 minutes, la boîte est vide.

Muriel Gouachon, fille de militaire français : Avec mes parents et des amis, on prend le métro comme un seul homme en direction de la porte de Brandebourg, avec des marteaux. Il fait nuit noire et j'ai l'impression que toute la population va au même endroit. Une fois sur place, on tape, on tape, on tape encore sur le Mur. 

Sophie Bornstein, en voyage de classe avec la prépa HEC du lycée Carnot de Paris : On se hisse sur le Mur avec la cinquantaine de camarades, en ordre totalement dispersé. Les profs sont paniqués à l'idée qu'on soit ici. Côté Est, les Vopos [soldats de la Volkspolizei de RDA] sont à nos pieds, lances à eau dans les mains. Ils sont impassibles.

Un ticket de transport, au nom de Sophie Bornstein, valable du 6 au 12 novembre 1989. (CLASSE PREPARATOIRE HEC DU LYCEE CARNOT)

Bruno Doizy, étudiant français à Berlin-Ouest : Il y a pas mal de gens un peu radicaux. Quelques canettes de bière qui volent aussi. Des garde-frontières en tenue militaire, mais sans arme, se tiennent épaule contre épaule, un peu en retrait de la ligne blanche qui matérialise la frontière. Ce qui me frappe, c'est que les policiers de Berlin-Ouest sont également là pour empêcher les passages à l'Est. Les jeunes les provoquent un peu, mais l'ambiance reste bon enfant.

Pierre Crenner, commandant du détachement français de gendarmerie à Berlin : J'ai été avisé dès 21 heures de la formation d'attroupements, un peu nerveux mais enthousiastes, côté Berlin-Est, près des checkpoints. Je n'ai pas davantage de renseignements sur ce qui va se passer. Sur place, les Vopos sont stoïques, l'un d'eux m'assure qu'il n'a reçu aucune directive. Les Russes, eux, sont carrément absents.

Franck Balbi, danseur au Deutsche Oper Berlin : Après une répétition générale à l'opéra, je rentre chez moi vers 21h50, dans le quartier de Charlottenburg. J'allume la télé et je vois sur le journal d'Antenne 2, retransmis en différé vers 22 heures, que les frontières vont être ouvertes. J'écoute Christine Ockrent parler de Checkpoint Charlie et je me demande : "Mais qu'est-ce qu'elle raconte ?"

Bénédicte de Peretti, correspondante pour La Tribune Une foule s'époumone désormais : "On a le droit de passer ! On veut passer !" Tout à coup, les portes s'ouvrent. Il doit être 22h30 ou 23 heures. Avec une famille de l'Est que j'accompagne, on se laisse porter par la masse. Quand on arrive de l'autre côté, parmi les premiers, tous les Berlinois de l'Ouest sont amassés sur les côtés. On est comme dans un couloir. Tout le monde pleure, s'embrasse. Dans les rues de Berlin-Ouest, les arrivants sont comme des enfants dans un magasin de jouets.

Des Berlinois de l'Est passent un point de contrôle en direction de l'Ouest, dans la nuit du 9 au 10 novembre 1989. (MAXPPP)

Anne-Françoise Flageul, militaire française : En arrivant à Checkpoint Charlie à vélo, je m'attends à une réaction forte des autorités est-allemandes. D'autant que des manifestations ont lieu depuis plusieurs mois déjà dans le pays. Mais, incroyable : toutes les barrières sont levées.

Franck Balbi, danseur au Deutsche Oper Berlin : Les premiers Allemands de l'Est franchissent le poste-frontière, les yeux écarquillés. Soudain, je me souviens qu'il y a chez moi un tas de peluches ramenées du parc d'attractions Disney World en Floride. Je repars les chercher pour les distribuer aux enfants.

Bruno Doizy, étudiant français à Berlin-Ouest : J'arrive à discuter un peu en français avec un géomètre qui vient de franchir la frontière. Il est pressé : "J'ai juste quelques heures pour aller voir le Ku'Damm [diminutif de la grande artère commerçante Kurfürstendamm], car je travaille à sept heures du matin." Cette phrase me surprend.

<span>Le préjugé d'alors, c'est qu'un Allemand de l'Est qui passe la frontière cherche forcément à fuir !</span>

Pierre Crenner, commandant du détachement français de gendarmerie à Berlin : Les Allemands de l'Est traversent en masse, jettent un coup d'œil, lancent des "unfassbar !" ("inconcevable") et reviennent. Ils reviennent tous ! À ce moment, aucun n'aurait osé partir définitivement. C'est juste un mouvement de flux et de reflux. 

Christian Bourguignon, responsable du centre franco-allemand Talma : Devant la porte de Brandebourg, des gens s'entraident pour escalader. J'appuie la pointe de mes chaussures sur une planche de chantier, je m'agrippe au Mur et je donne un bon coup de reins pour grimper sur la plateforme. De là, je suis émerveillé par le spectacle. Les gens de l'Est courent dans tous les sens pour atteindre le Mur, qui fait office de ligne d'arrivée. Un Allemand de l'Ouest agite un drapeau de la République fédérale, en signe de bienvenue. Je reste figé, les pieds collés au béton, sans pouvoir sauter à l'Est. Je n'ai pas mes papiers sur moi, j'ai bien trop peur de me faire arrêter.

Des Berlinois grimpent sur le mur de Berlin au niveau de la porte de Brandebourg, le 9 novembre 1989. (DPA / AFP)

Jutta Scheffer, étudiante en sciences politiques à Berlin-Ouest : Il y a des embouteillages monstres. Impossible de prendre les transports en commun. Il fait très froid aussi, surtout quand on est habillé pour aller en boîte de nuit. Mais qu'importe ! Il y a des stands avec du vin gratuit pour les Est-Berlinois, des pizzas aussi. Certains ont apporté du pétillant Rotkäppchen. On scande : "Die Mauer muß weg !" ("Le Mur doit disparaître.") En face, les officiers semblent perdus et ils se demandent ce qui va se passer.

Thibaud Grand, Français en service militaire : Vers 1h30, je rentre en bus à la caserne Napoléon après une soirée en ville. À un moment, le conducteur doit s'arrêter à un carrefour près de la Straße des 17. Juni [la rue du 17-Juin, une longue avenue derrière la porte de Brandebourg]. Il ne peut plus avancer. Une foule crie : "Le Mur est tombé, le Mur est tombé !" Il me faut plus d'une heure pour rentrer au quartier Napoléon, où j'informe le poste de garde du 46e régiment d'infanterie. Ici, personne n'est au courant, puisque tout le monde dort.

Bénédicte de Peretti, correspondante en Allemagne pour La Tribune Il est tard, il faut rentrer. Sauf que je n'ai qu'un visa pour une entrée simple à l'Est et pas pour une entrée multiple. Je n'avais pas prévu de passer et de revenir plusieurs fois ! En plein milieu de la nuit, je suis donc obligée de repayer cinq marks ouest-allemands. 

Le visa qu'a dû racheter Bénédicte de Peretti, la nuit du 10 novembre 1989.&nbsp; (BENEDICTE DE PERETTI)

Thierry Noir, street-artist français installé à Berlin-Ouest : On reconnaît facilement les Berlinois de l'Est. Pantalon et veste en jean délavé, baskets blanches, cheveux courts et un peu plus longs derrière… Près de Checkpoint Charlie, tout le monde boit de la vodka Gorbatchev dans un chaos complet, mais moi, je tourne au café. Je reste jusqu'au petit matin. Une fois à la maison, ma femme me demande où j'ai passé le nuit. Je dois la convaincre que je n'ai pas fait la tournée des bars. Malgré la démission de l'indéboulonnable Erich Honecker [ancien dirigeant de la RDA], le mois précédent, il est inimaginable de voir ce mur tomber.

Vendredi 10 novembre : "C'est un grand saut dans l'inconnu"

Des résidents de l'Est patientent dans leurs Trabant au passage du checkpoint berlinois d'Invalidenstraßen, le 10 novembre 1989. (PATRICK HERTZOG / AFP)

La plupart des Allemands étaient couchés quand le Mur a été ouvert. Ils prennent connaissance des derniers événements de la nuit aux informations du matin. Débute alors une véritable ruée vers la frontière.

Eric Franciosi, employé d'une entreprise berlinoise de transports : Ce matin, près du Ku'damm, les rues sont jonchées de bouteilles. Ça sent la grosse fête la veille.

Igor Deperraz, étudiant français en droit : Il fait un froid extrême. Je vais de café en café pour me réchauffer et je prends des photos pendant une heure. Quand ils passent la frontière, les Berlinois de l'Est sourient mais sans être démonstratifs. Il y a surtout de la joie chez les Berlinois de l'Ouest. Certains ont apporté des régimes de bananes [un fruit difficile à trouver à l'Est], mais je trouve que c'est une forme de racisme déguisé, un peu comme des colons du communisme.

Sophie Bornstein, en voyage de classe avec la prépa HEC du lycée Carnot de Paris : Les titres des journaux annoncent : "Le Mur est tombé""Le Mur n'est plus." Toute la classe se mêle à la foule et à la liesse, on distribue des fleurs et des fruits. Il y a un mouvement très spontané de générosité. Au poste-frontière d'Invalidenstraße, les voitures Trabant [constructeur est-allemand] défilent à perte de vue.

Des files d'attente s'étendent dans les rues de Berlin, ici à Invalidenstraße. (CLASSE PREPARATOIRE HEC DU LYCEE CARNOT)

Igor Deperraz, étudiant français en droit : Beaucoup de jeunes ont pris les Trabant de leurs parents. Ce sont des voitures "en carton", qui roulent avec un mélange d'essence et d'huile. Certains font le plein côté Ouest, sauf qu'ils se retrouvent en panne à cause du carburant non mélangé. On en voit plusieurs avec le capot ouvert. Un peu partout, il y a des files d'attente très tôt devant les magasins.

Pierre Crenner, commandant du détachement français de gendarmerie à Berlin : Les hauts-parleurs de la police répètent sans arrêt : "Arrêtez de vous agglutiner."

Thierry Noir, street-artist français à Berlin-Ouest : Depuis plusieurs années [1970], les rares Est-Allemands qui peuvent visiter l'Ouest reçoivent 100 deutsche Marks en cadeau [le Begrüßungsgeld, ou "argent de bienvenue"]. D'un seul coup, des milliers de gens font la queue devant les banques, avant de dévaliser les drogueries pour acheter du coton, du savon, du shampooing… Du coup, je ne trouve plus de couches pour ma fille de deux ans et je dois aller hyper loin.

Des Allemands de l'Est patientent devant une banque afin d'obtenir 100 Marks de bienvenue, le 10 novembre 1989. (SVEN SIMON / PICTURE-ALLIANCE / AFP)

David Hertrich, cuisinier à l'ambassade de France : En allant chercher mon pain et le journal, je vais dans une grande surface et je vois des Allemands de l'Est découvrir la modernité : un groupe me demande comment fonctionnent les CD, combien ça coûte… On me demande mon salaire et l'un d'eux me dit : "J'ai l'impression que chez vous, la liberté, c'est quand on a de l'argent."

Cathleen Wunder, étudiante allemande à Berlin-Est : A l'école de commerce du Kombinat VEB [un groupement d'entreprises], tout le monde est parti voir le Mur. Pour moi, le quotidien se poursuit. Nous ne sommes que trois, dans une classe de 25 ou 30 ! Le professeur reste inflexible et dit qu'il notera les absences.

Sandra De Rouck, lycéenne : Je suis arrivée de Bruxelles la veille au soir, en avion, avec ma mère berlinoise. Après une nuit passée chez mes grands-parents, je fouille la cave et trouve un marteau dans une boîte à outils. J'ai vu des gens casser le Mur à la télévision, mais je suis surprise. En fait, c'est terriblement dur ! Je n'arrive qu'à arracher des morceaux microscopiques. À un moment, la tête de mon marteau s'envole. Quelqu'un me prête un autre outil et je recommence.

Sandra De Rouck essaie de casser des morceaux de mur, le 10 novembre 1989. (SANDRA DE ROUCK)

Michel Thibaudin, salarié dans l'éducation populaire à Lyon : Ça fait dix heures qu'on roule. Arrivés à 30 kilomètres du Mur, on se retrouve bloqués dans les embouteillages avec les trois autres occupants de la voiture. On traverse donc l'autoroute à pied, pour rejoindre un groupe d'Allemands de l'Ouest, qui distribuent café et bière aux arrivants de la RDA. Je baragouine à ces derniers une question : "Vous quittez définitivement l'Est ?" L'absence de bagages dans les voitures me donne aussitôt la réponse : ils veulent simplement profiter d'un week-end de semblants de liberté. C'est une 2x2 voies, mais les Trabant et les R12 circulent en permanence sur trois voies. Finalement, nous faisons demi-tour sans avoir vu le Mur.

Marie-José Deschamps, citoyenne française résidant à Munich : Sur les ponts qui surplombent l'autoroute, des dizaines d'Allemands de l'Ouest agitent des drapeaux.

Pierre Crenner, commandant du détachement français de gendarmerie à Berlin : En ville aussi, le passage des voitures est incessant. Les Trabant envahissent notamment le Ku'damm, où il n'y a normalement que des Mercedes. Ça sent mauvais. Forcément, ces voitures ont des moteurs à deux temps. Les Berlinois de l'Ouest sont effarés de voir leur rue préférée être polluée et bouchée de la sorte.

Marie-José Deschamps, citoyenne française résidant à Munich : On peut déjà sentir de l'agacement chez certains Berlinois de l'Ouest. J'ai vu l'un d'eux donner un coup de pied dans une Trabant garée sur le trottoir, en disant : "Ça suffit maintenant !" 

Des cortèges de Trabant se forment pour passer à l'Ouest, le 10 novembre 1989. (DPA / AFP)

Elisabeth Sokoll, employée allemande par le gouvernement militaire français : Au niveau du Reichstag, il y a un mirador de la RDA dont la garde est habituellement assurée par deux soldats qui ne doivent pas se connaître et ne peuvent pas communiquer entre eux. À un moment, je vois une porte, jusqu'ici invisible, s'ouvrir dans le mur. Deux Vopos entrent sur le territoire de la RFA par cette entrée dont j'ignorais jusqu'ici l'existence. C'est vraiment irréel.

David Benaïm, Français en service militaire : Le Mur est déjà éventré par endroits. Je colle mon œil à un trou, mais je fais un bond en arrière : un autre soldat regarde lui aussi de l'autre côté ! Je me rapproche et lui demande en anglais s'il est content de la chute du Mur : "Ça ne change rien, je retournerai bientôt dans mon village, après le service militaire." C'est interdit, mais j'insiste pour qu'il m'envoie sa chapka par-dessus le mur, contre mon béret. Après quelques minutes, il finit par accepter.

Dans l'après-midi du 10 novembre 1989, David Benaïm pose devant le mur de Berlin, dans lequel une faille laisse entrevoir un soldat est-allemand. (DAVID BENAÏM)

Franck Balbi, danseur au Deutsche Oper Berlin : Dans l'après-midi, sur la Potsdamer Platz, des grues commencent à lever les premiers pans du Mur.

Patricia Hacquin, femme de militaire français : Je fais garder mes trois filles et nous partons voir le Mur au niveau du Reichstag, près de la porte de Brandebourg. Des Allemands nous aident à grimper avec mon mari. Je m'attends à ce que ça soit paisible de l'autre côté, mais des Vopos armés sont positionnés en face. Certains Berlinois les traitent d'"Idioten", pour les provoquer. Mon mari me propose de monter sur ses épaules, mais je refuse. Je ne vais quand même pas mourir pour l'Allemagne !

Patricia Hacquin et son mari, sur le mur de Berlin au niveau du Reichstag, près de la porte de Brandebourg, le 10 novembre 1989. (PATRICIA HACQUIN)

Cathleen Wunder, étudiante allemande à Berlin-Est : Après les cours, je propose à ma petite sœur d'aller voir le Mur. Elle a très peur, mais je la convaincs. Arrivée au checkpoint de Bornholmer Straße, je demande à un soldat s'il est sûr que nous pourrons revenir, car j'ai peur de rester bloquée de l'autre côté. Il me répond : "Aucun souci, allez-y." J'ai quand même peur que les autorités me sanctionnent, en tamponnant ma carte d'identité au retour. Il est 17 heures et il fait déjà nuit. 

La carte d'identité allemande de Cathleen Wunder. (CATHLEEN WUNDER)

Même si nous avons vu des images de l'Ouest à la télé, c'est un grand saut dans l'inconnu. De l'autre côté, les gens nous accueillent, perchés sur des arbres et des lampadaires. Tout le monde nous applaudit, tout le monde crie. Certains tapent sur les Trabant avec enthousiasme. Je ne suis pas très rassurée. Ma petite sœur ne parle pas beaucoup. Sur les cartes disponibles à l'Est, Berlin-Ouest apparaît en blanc. Nous n'avons aucun moyen de connaître les noms des rues.

<span>Nous allons tout droit, pour être sûres de retrouver le chemin au retour.</span>

Denis Thouard, étudiant français en voyage à Berlin : Au checkpoint d'Invalidenstraße, la BVG [régie de transports] distribue des cartes de l'Ouest. Quand on vit à l'Est, Berlin-Ouest n'existe pas vraiment, c'est juste une épine dans le pied.

Marie-José Deschamps, citoyenne française résidant à Munich : Un journal gratuit a été spécialement réalisé par l'office de tourisme de Berlin et le Berliner Morgenpost. C'est comme un gros mode d'emploi à destination des Allemands de l'Est qui arrivent à l'Ouest. Ils peuvent y trouver où se garer, où faire ses courses, où aller profiter et dépenser. Mon mari voit une limousine noire immatriculée à l'Est qui s'arrête près de Checkpoint Charlie, devant une pile de journaux. Une main en sort, attrape un exemplaire, et la voiture poursuit sa route.

Le journal réalisé le 10 novembre 1989 par l'office de tourisme de Berlin et le "Berliner Morgenpost" pour les Allemands de l'Est. (MARIE-JOSE DESCHAMPS)

Eric Franciosi, employé d'une entreprise berlinoise de transports : D'ordinaire, on n'approche pas la porte de Brandebourg. Mais là, on réussit à se faufiler sur le côté et à la traverser ! Sous le monument, je bois une bière avec un copain. On chiale un peu, comme tout le monde. Mettre le pied à l'Est et savoir que ce Mur de merde est tombé, c'est incroyable. Quand j'étais militaire, j'allais une fois par semaine à l'Est. Il faut se rendre compte du niveau de pauvreté et du délabrement des bâtiments, avec des tas de charbons dans les arrière-cours… Comme à la fin de la guerre en France, en fait.

Stéphane Germain, militaire français : Les autorités militaires françaises nous demandent de rester prudent. À Checkpoint Charlie, je monte sur le Mur grâce à une échelle laissée là. Je suis seul, car ma copine allemande retrouve sa famille de l'Est. Les gens sont heureux, mais ils n'ont rien à se dire. Ne pas se voir pendant 40 ou 50 ans, vous imaginez ? Le décalage est énorme.

Une foule se dresse sur le mur de Berlin tandis que des soldats les surveillent d'en bas, le 10 novembre 1989. (CHRISTIAN BOURGUIGNON)

Igor Deperraz, étudiant français en droit : Sur Potsdamer Platz, quelqu'un passe No Woman, No Cry de Bob Marley. Les gens de l'Est, qui ont alors un peu de retard sur les modes musicales, reprennent la chanson plusieurs fois. C'est très émouvant. Ils pleurent à la fois parce qu'ils ont rêvé de voir l'Ouest, mais aussi parce qu'ils pressentent la chute d'un continent perdu, l'arrivée du capitalisme arrogant…

Christine Ockrent, journaliste à Antenne 2 : A 20 heures moins une, au moment où je dois prendre l'antenne, Helmut Kohl, chancelier d'Allemagne de l'Ouest, les yeux embués, passe à côté de moi. Je lui pose une question, il a l'amabilité de me répondre. Au bout de quelques minutes, je vois [l'ingénieur] Yves Devillers me faire des grands signes avec les bras. La liaison avec Paris n'était pas établie, car les morceaux de fer contenus dans le mur faussent les calculs pour établir la liaison satellite. Ça aurait été un scoop mondial !

Le chancelier Helmut Kohl s'adresse à 100 000 personnes massées devant le Mur, le 10 novembre 1989. (DPA / DPA)

Eric Lange, animateur des matinales sur la radio RFM : Avec ma sœur Nadine, on a pipeauté la Lufthansa pour attraper un vol Paris-Hambourg en milieu d'après-midi, puis le dernier Hambourg-Berlin de la journée. Elle a fait croire que j'étais journaliste au journal Le Monde et qu'elle était mon assistante… Ça nous a coûté une blinde ! Cette nuit-là, tout le monde marche, c'est comme une immense errance. Les gens de l'Est ne croient pas du tout à ce qui vient de se passer. Seuls les "toc, toc, toc" des milliers de gens qui tapent sur le mur nous ramènent à la réalité.

Nadine Lange, étudiante en thèse d'histoire contemporaine : Nous montons sur un mirador avec mon frère et un ami, qui sort une bouteille de champagne et trois coupes. On la descend en trois minutes et on jette nos verres. La ville entière est bourrée ! Vers 5 heures du matin, on voit arriver une grue avec une dent cassée. Elle soulève un pan du Mur et la foule se met à hurler "Freiheit ! Freiheit !" ("Liberté !"). 

Samedi 11 novembre : "Nous sommes en train de construire l'Europe"

Des Ouest-Berlinois tentent de faire tomber une section du Mur, près de Potsdamer Platz, le 11 novembre 1989. (GERARD MALIE / AFP)

Le mouvement se poursuit pendant le week-end. Le Mur est gratté, piqué, écorché. Chacun veut repartir avec son petit bout de béton et conserver un souvenir de ces heures historiques.

Patricia Caillot, professeure de physique et de mathématiques : On est partis de Paris la veille, avec mon mari, un ami photographe, ma petite sœur, ma mère et moi. Le coffre de notre Fiat Panda est chargé de duvets, de vin, de rillettes et de pain. À l'approche de Berlin, les embouteillages sont monstres ! On reste à l'arrêt pendant des heures. Une fois dans le centre-ville, à 5 heures du matin, on va directement boire une bière dans une boîte de nuit, en attendant que le jour se lève. Puis on se rend à la porte de Brandebourg. Et là, l’euphorie ! Les Vopos sourient. Je pense vraiment qu'ils se demandent ce qui se passe, ce qu'ils font encore là. Nous aussi, on se le demande. On est en train de vivre l'Histoire.

Un "Vopo" tient un œillet au lieu d'un fusil, dans la journée du 11 novembre 1989. (PATRICIA CAILLOT)

Carine Caillot, lycéenne française : On prend aussi le métro. C'est là qu'on ressent encore les tensions avec les Vopos. Armés d'énormes fusils, ils nous empêchent de descendre à certaines stations. Ça me fait très peur.

Patricia Hacquin, femme de militaire français : A Checkpoint Charlie, les Vopos sont carrément debout sur le Mur, les bras dans le dos, pour nous empêcher d'y monter. Je tente d'expliquer à mes filles l'importance de ce qui est en train de se passer. Un beau jeune homme aux cheveux frisés passe à côté de moi. Il vient de Francfort et me lâche en français : "Nous sommes en train de construire l'Europe."

Des centaines de Berlinois de l'Est face aux "Vopos" déployés sur le Mur, le 11 novembre 1989, près de la porte de Brandebourg. (REUTERS)

David Hertrich, cuisinier à l'ambassade de France : En signe de réconciliation, pour marquer le moment, j'offre une bouteille de Sekt [vin mousseux] à un Vopo, près de la porte de Brandebourg.

Claire Von Gilardi, travailleuse sociale : Il faut que j'aille faire des courses. J'essaie de prendre le S-Bahn [équivalent du RER] au Jardin botanique dans le secteur américain, mais tous les trains sont pleins à ras bord. Je renonce. Mais je n'oublierai jamais le regard émerveillé des passagers. Avec mon mari, nous allons finalement à Teltow [dans la banlieue de Berlin] et nous voyons les gardes qui commencent à couper les fils de fer barbelés. C'est véritablement la fin.

De part et d'autre des barbelés, des soldats et la foule se regardent, le 11 novembre 1989. (CLAIRE VON GILARDI)

Bruno Doizy, étudiant français à Berlin-Ouest : C'est le week-end et le Mur est pris d'assaut. Il y a des voitures immatriculées à Munich ou Hambourg. Les caméras sont braquées sur des jeunes qui escaladent les parois. À quelques dizaines de mètres derrière, des hommes en costume et des femmes en tenue de soirée boivent du champagne dans des coupes.

Certains sont venus célébrer une victoire contre le communisme, alors que la population manifeste simplement une envie de fraterniser.

Emmanuelle Atlan, hôtesse de l'air française : Pour passer à l'Est, il y a une queue interminable. Il faut échanger de l'argent et faire tamponner son passeport. Là-bas, les gens ne sont pas du tout euphoriques et le contraste est saisissant avec l'Ouest. Les gens semblent tristes et excédés de voir arriver tout ce monde.

Il y a un trottoir pour marcher dans un sens et un pour l'autre direction. En bons Français latins, nous marchons à droite et à gauche. Une personne me met un coup de poing dans le dos et mon ami me traduit ce qu'elle dit : "Foutez le camp d'ici, laissez-nous tranquilles." Beaucoup de gens ont le sentiment d'être pris pour des bêtes curieuses.

Emmanuelle Atlan et son ami dans les rues de Berlin, le 11 novembre 1989, la porte de Brandebourg en arrière-plan. (EMMANUELLE ATLAN)

On décide de repasser à l'Ouest mais on veut dépenser notre argent avant. On voit une petite bague dans la vitrine d'une boutique d'antiquités. Il nous manque quelques pièces, alors je propose à la vendeuse de compléter avec des francs ou des Marks ouest-allemands. Elle se met à hurler et se bouche les oreilles comme si elle était espionnée : "Ich habe nicht gehört, ich habe nicht gehört." ("Je n'ai pas entendu"). Elle nous pousse dehors.

Saskia Hellmund, adolescente est-allemande de Thuringe : Nous mettons des heures et des heures pour arriver à la première ville ouest-allemande, Bad Neustadt, pourtant toute proche. Des habitants nous apportent du thé. On demande à visiter leur maison. Au supermarché, il y a je ne sais pas combien de marques de chocolats, alors que nous n'en avons que trois ! J'achète aussi deux BD Astérix, car nous n'en avons pas de notre côté. Sur le chemin, je vois un chat et je me dis : "Est-ce que tu es différent, chat ouest-allemand ?" C'est en croisant cet animal que je comprends combien la situation de ces dernières années était absurde.

Texte : Adeline Mullet & Fabien Magnenou

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