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"Leaving Neverland" : comment le monde a fermé les yeux sur la proximité de Michael Jackson avec les enfants

Louis Boy le jeudi 21 mars 2019

Michael Jackson et James Safechuck dans l'avion de tournée de la star, le 11 juillet 1988. (DAVE HOGAN / HULTON ARCHIVE / GETTY IMAGES)

Dans les premières minutes de Leaving Neverland, Wade Robson se souvient de sa première rencontre avec Michael Jackson, comme dans un conte de fées. Le petit Australien de 5 ans, qui passe ses journées à imiter les chorégraphies de son idole, gagne le droit de monter sur la scène d'un de ses concerts à Brisbane, en 1987. Le chanteur vient de sortir Bad. Il est au sommet de sa gloire. Pour Wade Robson, il est cet "être venu d'un autre monde, et nous allions nous rencontrer". "J'ai eu ce sentiment merveilleux que quelque chose de magique allait se passer", se souvient sa mère. Ce sera le début d'une relation qui durera plus de quinze ans.

Dans le documentaire, diffusé jeudi 21 mars sur M6, Wade Robson et un autre ancien protégé de Michael Jackson, James Safechuck, accusent la star de les avoir violés et agressés sexuellement à de nombreuses reprises, alors qu'ils étaient enfants. Ils ne sont pas les premiers à dénoncer de tels agissements. Leurs accusations étaient déjà connues, mais jamais leurs témoignages – ni celui d'aucune autre victime présumée de Michael Jackson – n'avaient été présentés avec autant de détails. Ils rappellent un temps, qui paraît très lointain, où la proximité assumée du "King of Pop" avec des enfants ne faisait l'objet d'aucune suspicion. Comment le public a-t-il pu ne pas s'interroger ?

Une star vue comme "un demi-dieu"

Michael Jackson sur scène avec des centaines d'enfants lors du concert de la mi-temps du Superbowl, le 31 janvier 1993 à Pasadena (Californie). (GEORGE ROSE / HULTON ARCHIVE / GETTY IMAGES)

La présence des deux enfants, aujourd'hui trentenaires, dans l'entourage de Michael Jackson n'est pourtant pas un secret. James Safechuck a dansé sur scène lors de tournées, après être apparu dans une publicité Pepsi avec lui – c'est là qu'ils se sont rencontrés. Wade Robson était lui aussi emmené autour du monde par la star, et apparaît dans trois de ses clips, dont Black or White, son tube planétaire sorti en 1991. C'est une époque où le chanteur s'affiche constamment avec des enfants, le plus célèbre étant sans doute l'acteur Macaulay Culkin, star de la série de films Maman, j'ai raté l'avion.

Une époque où il est aussi la plus grande star qui soit, dans un monde où les célébrités sont moins humaines et accessibles qu'aujourd'hui. Dans un article (en anglais) intitulé "Personne ne mérite autant de pouvoir qu'en a eu Michael Jackson", Craig Jenkins, critique musical à Vulture et au New York Magazine, se souvient que certains artistes étaient alors considérés "comme des demi-dieux", objets d'une dévotion presque religieuse. Au cœur de leur lien avec les fans, écrit le journaliste, "il y avait la foi, la croyance dans le fait que ces personnalités agissaient dans l'objectif de rendre le monde meilleur à n'importe quel prix, et que les personnes qui font le bien sont des bonnes personnes". Michael Jackson est alors le zombie dansant de Thriller, mais aussi celui qui a coécrit We Are the World pour lutter contre la famine en Ethiopie.

L'idée que les pop stars étaient en mission pour sauver le monde était souvent prise au sérieux.

Craig Jenkins, critique musical

Sciemment ou non, il devient un personnage "immatériel", explique Stéphane Boudsocq, auteur de Michael Jackson, la face cachée d'une légende"Il ne parle plus, quand on le voit, il porte un masque et des lunettes", et son excentricité fait le bonheur de la presse. "Quand j'étais ado, se souvient le journaliste, il ne passait pas une semaine sans que sorte quelque chose de nouveau sur Michael Jackson. Il avait racheté le squelette d'Elephant Man, il vivait avec Liz Taylor... C'étaient des rumeurs incessantes, qu'il a parfois entretenues lui-même", comme la fausse idée voulant qu'il dorme chaque nuit dans un caisson à oxygène. "Tout était spectacle", acquiesce Stéphane Koechlin, auteur de Michael Jackson, la chute de l'ange, pour qui le talent de cet artiste total est "d'avoir compris qu'il fallait développer un style et un personnage, sans quoi sa musique ne pourrait pas atteindre aussi largement le grand public".

Dans la peau de Peter Pan

Michael Jackson et le jeune James Safechuck lors d'une fête à Londres, le 15 juin 1988. (EUGENE ADEBARI / REX / SIPA)

S'il intrigue et fascine, c'est aussi parce que Michael Jackson, connu depuis ses débuts à 10 ans au sein des Jackson Five, apparaît aux yeux du public des années 1980 comme un enfant qui n'a jamais grandi. On ne lui connaît alors aucune relation amoureuse. "Il avait une petite voix, il adorait jouer au petit train, il avait un vrai côté ado attardé", acquiesce Stéphane Koechlin, auteur de Michael Jackson, la chute de l'ange. Dans une autobiographie parue en 1988, Moonwalk, le chanteur lui-même livre quelques clés pour l'expliquer : le travail incessant dès son plus jeune âge, son père qui battait toute la fratrie, ses frères qui couchaient avec des jeunes femmes dans la chambre où lui aussi dormait. De quoi lui donner envie, pensent les fans, de retrouver l'enfance qu'il n'a jamais eue.

C'est donc sans l'ombre d'un soupçon que le public voit Michael Jackson s'entourer d'enfants, dans ses clips, dans le film Moonwalker, en tournée, ou même dans son ranch de Neverland, acheté en 1988. Neverland, c'est le nom du pays imaginaire où vit Peter Pan, l'enfant qui ne veut pas grandir : la symbolique est évidente. Etre constamment entouré d'enfants, "en 1988, ça passe, à aucun moment on ne trouvait ça bizarre", affirme Stéphane Boudsocq. 

On voyait ces enfants comme des copains qui venaient jouer avec lui.

Stéphane Koechlin, journaliste

Et c'est aussi comme cela que Michael Jackson se présente à ses protégés et à leurs familles. "Je lui apportais des jouets, il m'apportait des cadeaux. C'était comme traîner avec un ami de ton âge, donc ça semblait naturel", raconte James Safechuck dans Leaving Neverland. Sa mère, celle qui l'autorisera à dormir avec le chanteur et à partir en tournée avec lui, assure qu'elle a "fini par avoir le sentiment qu'il était un de [ses] fils, dans la façon dont il se comportait".

L'image d'un Michael Jackson cherchant les amis qu'il n'avait pas eus plus jeune est restée ancrée dans l'esprit de nombreux fans. "C'est sûr qu'un homme de 30 ou 40 ans qui dort avec des enfants, ce n'est pas normal. De nombreux fans trouvent eux-mêmes que c'est singulier", reconnaît Richard Lecocq, journaliste et figure influente de la communauté française de fans de Michael Jackson. Pour autant, il est convaincu de son innocence.

On voudrait le mettre dans une case de normalité. Mais il n'a pas eu une vie normale, il est là-dedans depuis son enfance. On comprend que son mode de vie est unique et qu'il est difficile de le juger là-dessus.

Richard Lecocq, journaliste et fan de Michael Jackson

Le chroniqueur Yann Moix a repris récemment cette théorie sur un plateau de télévision, dans un coup de sang très critiqué : "Michael Jackson était un enfant, or un enfant ça ne couche pas avec les autres enfants. Foutez-lui la paix dans son éternité de Neverland où le sexe n’existe pas plus que la mort !" Ce n'est pas ce qu'affirme Wade Robson. Dans le documentaire, il affirme que Michael Jackson le faisait s'asseoir sur son lit à Neverland, nu et les fesses relevées, pour se masturber en regardant son anus. Sous ses yeux, et en face du chanteur, l'enfant avait "un genre de silhouette en carton, assez élaborée, de Peter Pan".

Une tempête médiatique

Michael Jackson arrive au palais de justice du comté de Santa Barbara pour son procès, à Santa Maria (Californie), le 25 mai 2005. (REUTERS)

L'image d'innocence de Michael Jackson commence à se fissurer en 1993. Wade Robson et James Safechuck ont vieilli et occupent une place plus marginale dans la vie du chanteur, remplacés, notamment, par le jeune Jordan Chandler. Wade Robson affirme l'avoir vu disparaître avec la star dans une salle de bain de Neverland : "Je savais, au fond de moi, qu'ils faisaient les mêmes trucs sexuels" dont il dit avoir été victime. "Un jour, Michael Jackson reçoit un prix à Monaco, et le gamin est tout proche de lui, presque sur ses genoux, on arrivait à un truc un peu gênant, se souvient Stéphane Boudsocq. On commençait à trouver bizarre qu'un adulte soit constamment entouré d'enfants."

Mais il se souvient tout de même d'une "vraie stupéfaction" quand le père de Jordan Chandler accuse la star d'agressions sexuelles sur son fils. Michael Jackson met fin à sa tournée, laisse entendre que le stress lié à l'affaire l'a rendu accro aux antidouleurs, et assure que les accusations portées contre lui sont "complètement fausses". L'affaire dure cinq mois, jusqu'à ce qu'un accord financier de plus de 20 millions de dollars soit conclu en janvier 1994, évitant au chanteur un procès au civil.

Loin d'être ignorée, cette première accusation déclenche une tempête médiatique "d'une violence inouïe", estime Stéphane Boudsocq (qui croit lui aussi en l'innocence du chanteur, en l'état actuel des preuves). "Sa grande erreur a été de ne pas avoir été jusqu'au procès, juge le journaliste. La vérité n'a jamais été clairement établie." A la signature de l'accord, les avocats de Michael Jackson ont insisté sur le fait qu'il n'était pas une reconnaissance de culpabilité. Mais l'affaire n'a jamais été jugée. C'est "le début des années les plus sombres pour Jackson et sa carrière, poursuit Stéphane Boudsocq. Une partie de l'opinion a mis un veto définitif à sa musique." Ses albums suivants se vendent moins (mais toujours beaucoup), sa santé semble décliner, sa vie est ponctuée d'épisodes étranges comme son mariage éclair avec Lisa Marie Presley, et son comportement est davantage scruté par la presse.

En 2003, un deuxième enfant, Gavin Arvizo, déclare avoir été agressé par Michael Jackson à Neverland. Quelques mois plus tard, le ranch est perquisitionné et le "King of pop" est arrêté, devant les caméras. Il est vite libéré sous caution, mais les images de lui menotté marquent l'opinion. Un procès se tient en 2005. Stéphane Boudsocq le couvre pour RTL. "Je peux vous dire qu'aux yeux des Américains, il était déjà condamné", assure le journaliste. Mais "très vite, on s'est rendu compte que le dossier de l'accusation ne tenait pas la route". En face, deux témoignages sont déterminants : ceux de Macaulay Culkin et Wade Robson, qui affirment avoir partagé le lit de Michael Jackson sans jamais avoir été agressés. Le jury acquitte la star de toutes les charges qui pesaient contre elle.

L'opinion publique, en revanche, n'est pas forcément convaincue. D'autant que peu avant les nouvelles accusations, un documentaire de la BBC, Living with Michael Jackson, avait donné une image plus claire que jamais de la proximité entre le chanteur et les enfants invités à Neverland. Face au journaliste Martin Bashir, il se justifie de dormir avec eux, même s'il assure s'allonger sur le sol : "Pourquoi ne peut-on pas partager son lit ? Le chose la plus aimante que l'on puisse faire est de partager son lit avec quelqu'un." 

Michael Jackson dénoncera les méthodes du documentaire à sa diffusion. Depuis plusieurs albums déjà, la persécution est devenue un thème important de son œuvre, et il s'en prend aux médias et à ses détracteurs dans ses clips et ses chansons : "Il y a la faim dans le monde, pas assez à manger, donc il n'y a vraiment pas de temps à perdre à me faire trébucher", chante-t-il notamment sur un morceau de l'album Dangerous. "Il a une paranoïa qui ne fait qu'empirer avec le temps, au point que dans quasiment chaque album, il y a une chanson là-dessus", remarque Stéphane Boudsocq.

Des fans convaincus de son innocence

Des fans de Michael Jackson manifestent sur les Champs-Elysées pour soutenir la star, accusée d'agressions sexuelles sur mineur, à Paris, le 22 novembre 2003. (JEAN-LOUP GAUTREAU / AFP)

Pour ses admirateurs les plus fidèles, il est clair que le chanteur est persécuté. Ainsi, Richard Lecocq ne croit aucun des accusateurs de Michael Jackson, notamment parce que "le fil rouge est qu'il s'agit de familles qui ont des problèmes d'argent, pour qui Michael Jackson est la clé d'un autre monde" : en somme, leur pauvreté et le fait qu'elles réclament ou obtiennent des dédommagements financiers les discréditent. Les familles Chandler et Arvizo sont accusées d'avoir voulu se faire de l'argent sur le dos de la star. Chantal Robson, la sœur de Wade, explique qu'elle aussi adhérait à cette vision avant que son frère ne lui révèle avoir lui-même été victime.

Je disais : "Oh, cette personne veut de l'argent ou essaie de faire tomber Michael parce qu'il est célèbre". Maintenant, je comprends.

Chantal Robson, sœur d'un des accusateurs de Michael Jackson

Les témoignages de Wade Robson et James Safechuck sont également balayés par de nombreux fans qui, sur les réseaux sociaux, rappellent que les deux garçons ont témoigné en faveur du chanteur en 1993 et, dans le cas de Robson, au procès de 2005. Les deux hommes s'en expliquent longuement dans le documentaire.

Une communauté très active s'est soudée autour de la défense de son idole. "Il a un noyau de fidèles, qui ont un rapport presque religieux" à lui, explique Stéphane Boudsocq. "Ils font un boulot de dingue, recensent tout, publient des magazines, tiennent des sites." En amont de la diffusion du film, le journaliste, identifié comme un spécialiste de Michael Jackson, dit avoir "reçu plein de messages [l']alertant avec des exemples précis à décharge". Richard Lecocq est un de leurs expéditeurs : il a même cofondé un collectif de fans français, MJFactuel, qui reprend, sur Twitter, les codes des sites de vérification de l'info tenus par des journalistes, mais avec la défense du chanteur comme seule ligne directrice. "En 1993, quand on découvre les premières accusations, on se rend compte que Michael Jackson devient vulnérable, relate-t-il. C'est là que nous commençons à croiser les sources, à faire des interviews, pour démonter tout ça."

Dans la foulée de la diffusion de Leaving Neverland aux Etats-Unis, début mars, plusieurs stations de radio, au Québec ou en Nouvelle-Zélande, ont retiré la musique de Michael Jackson de leur programmation. Un épisode des Simpsons, où il prête sa voix à un personnage, a disparu des plateformes de vidéo à la demande. Mais le documentaire, qui fait le choix contestable de n'interroger que Wade Robson, James Safechuck et des membres de leurs familles, ne convaincra pas les fans les plus attachés au chanteur. Et même si des preuves irréfutables de la culpabilité de Michael Jackson étaient un jour apportées, "je pense qu'une frange des fans ne pourrait jamais le croire", parie Stéphane Boudsocq, "de même que certains pensent qu'il n'est pas vraiment mort". Il est parfois difficile de quitter Neverland.

Texte : Louis Boy

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