Jean-Luc Mélenchon

Les cinq visages d'une stratégie

  • Par Christophe Rauzy
  • Photographie Elodie Drouard
  • Graphisme Pascale Boudeville
  • Développement Julien Léger

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Jean-Luc Mélenchon est en campagne. Mais pour quelle élection ? Les municipales et les européennes qui arrivent dans les mois prochains, ou la présidentielle de 2017 ? Difficile à dire tant le leader du Front de gauche semble mener une campagne permanente depuis le 6 mai 2012. "Il faut bien, sinon on va finir comme l’Espagne et l’Italie", affirme l’ex-candidat à la présidentielle à Franceinfo. Nous l’avons suivi pendant plusieurs mois pour comprendre les ressorts de sa stratégie.

Provocations, saillies médiatiques, opposition systématique au PS, revendications teintées de populisme : Mélenchon capitalise sur les méthodes qui ont fait sa renommée, multipliant les postures, comme autant de masques qui font de lui un véritable transformiste et un stratège politique hors normes.

1 Le provocateur

C'est presque devenu un jeu pour de nombreux journalistes. Trouver le thème qui, lors d’une interview, suscitera une des célèbres outrances de Jean-Luc Mélenchon, adepte des dérapages verbaux qui lui assurent une exposition médiatique. Chaque prise de parole du leader de la gauche radicale est ponctuée d’une expression, ou parfois d’un simple mot qui agacera et créera le rejet. Mais il attirera aussi l’attention, et très souvent l’approbation, d’un électorat en manque de ce "parler cru et dru" que revendique le coprésident du Parti de gauche.

Quel meilleur lieu que la Fête de l’Huma pour s’exercer à l’art de provoquer ? Jean-Luc Mélenchon y donne une conférence, le 14 septembre, dans le cadre d’une "carte blanche". L’expression "exécution rouge" aurait été plus appropriée : tour à tour, il découpe en morceaux, entre autres, les Etats-Unis (qui préparent la domination du monde), François Hollande ("le caniche des Etats-Unis"), les ministres des Finances de l’UE ("les salopards"), le PS ("ceux qui ont trahi") et les médias ("les menteurs").

Toutes les sorties de Jean-Luc Mélenchon ne sont pas aussi fastes en termes de cibles, mais l’adage "un déplacement-un dérapage" se vérifie systématiquement. Venu soutenir, le 5 juin, des salariés d’une usine Candia de la Sarthe, menacée de fermeture en raison d’un manque de rentabilité, il lâche devant les ouvriers : "Que la tête d'œuf qui a décidé ça se mette derrière son bureau et écoute." Le mot fleuri du jour, "tête d’œuf", égaye ensuite chaque interview.

De la même façon, un bon débat avec Jean-Luc Mélenchon ne peut se dérouler sans qu’il franchisse la ligne rouge. Face à Benoist Apparu, le 25 avril lors de l’émission "Des paroles et des actes" sur France 2, le leader du Front de gauche est confronté à une résistance pugnace. Arrive la question du coût du travail : "Je ne dis pas que vous êtes un négrier, même si je le pense", lance-t-il. Pouffements et sourires gênés dans la salle, y compris chez David Pujadas. L’ancien ministre UMP rougit, s’insurge contre le "one-man show" de son adversaire. Mais la "petite phrase" retient l’attention.

La méthode est contagieuse. Au meeting du Front de gauche à Rennes, le 5 juin, Myriam Martin, une de ses alliées de la Gauche anticapitaliste, lâche sans ciller : "Que la troïka aille se faire foutre !" Même esprit dans le cortège de la "Marche pour la VIe République", partie de la place de la Bastille le 5 mai. Les pancartes insultantes à l’égard du gouvernement et des opposants au Front de gauche sont là aussi légion. Ces saillies ne font pas l’unanimité chez les militants.

Certains y voient une façon d’être "pédagogue", comme Christelle, mère de famille toulousaine venue manifester le 5 mai à la Bastille : "Au moins, avec sa façon de parler, Mélenchon on le comprend tout de suite." Dans le même cortège, Baptiste, étudiant vendéen de 23 ans, trouve la méthode "parfois trop violente" et craint "des mots qui divisent" : "On risque d’y perdre du pouvoir de mobilisation." Plus loin, Jean-Michel, mécanicien de 58 ans, apprécie "le charisme" du leader : "Quand il parle, on voit qu’il en impose, qu’il est capable de faire bouger les choses."

Cette volonté de provoquer une rupture dans le débat est tout sauf innocente. Jean-Luc Mélenchon sait qu’une controverse procure facilement une publicité difficile à obtenir en temps normal. Il l’expose très clairement dans une vidéo indiscrète tournée le 26 mars 2013 dans les coulisses de France Inter.

L’ex-candidat à la présidentielle n’oublie pas que sa notoriété a décollé après l’épisode de la "petite cervelle", expression dont il avait affublé un étudiant en journalisme en 2011. En route pour son meeting de Rennes, le 5 juin, il justifie posément ses débordements : "Il faut ruer dans les brancards. Et puis, même si être un pestiféré, c'est tout subir, c'est aussi être libre."

Jean-Luc Mélenchon revendique sa "stratégie de la conflictualité" : lorsqu’il est dans l’outrance, il dit qu’il fait "du judo" avec les journalistes pour obliger les gens à réfléchir. Mais plus qu’un judoka, c’est un catcheur qui exagère ses prises et fait des cascades. Les gens savent que c’est faux, mais ils acclament le catcheur parce qu’il est spectaculaire. Mélenchon a de vraies colères, mais il sait surtout comment transformer la politique en spectacle.

Anne-Claire Ruel
professeure de communication à l’université de Cergy-Pontoise, conseillère en communication politique

2 Le meilleur ennemi des médias

Chaque micro, chaque caméra est l’occasion pour Jean-Luc Mélenchon de s’en prendre à la "sale corporation". Nombreux sont les journalistes et les médias régulièrement taxés d’"hypocrisie", de "propagande" voire de "militantisme d’extrême droite". Le rôle de pourfendeur des "scribouillards" fait entièrement partie de son personnage. Pourtant, Jean-Luc Mélenchon apprécie et cherche la lumière médiatique. Il en maîtrise les codes, le rythme, les réseaux et les pièges. Une relation faite de haine et d’amour, où il conçoit le journaliste comme un objet.

Poing levé, voix lente et grave, le regard au loin. Derrière le tribun Mélenchon, un long cortège de drapeaux rouges, surplombés par la colonne de la Bastille : l’image est parfaite, en ce dimanche 5 mai, pour déclamer son discours de "résistance". Mais à qui s’adresse-t-il, si ces dizaines de milliers de militants sont derrière lui ? A une nuée de caméras et d’appareils photo placés à ses pieds, et non à la foule qui, massée derrière lui, ne voit que son dos. Mais le journaliste choyé retrouve vite son statut d’ennemi.

Les médias, ennemis du peuple : un leitmotiv distillé à chacun des discours de Jean-Luc Mélenchon. Dans le stand du Parti de gauche à la Fête de l’Huma, le 14 septembre, il fait ainsi siffler Le Monde et L’Express avant de tirer à boulets rouges sur les médias qui font, selon lui, croire des "bobards" aux gens.

S’il aime faire rire aux dépens des autres, pas question, en revanche, de rire de lui-même. A l’heure de visiter l’usine Candia menacée, le 5 juin, impossible de le voir en charlotte et blouse, au milieu des employés. En revanche, l’appareil photo n’est plus un intrus quand il partage un morceau de rôti froid avec les syndicalistes en colère. Le souci de donner une image qui colle au discours est permanent. Et ceux qui sortent des clous sont rapidement classés comme "menteurs" ou "suppôts de l’extrême droite".

Comment Mélenchon m’a pris pour son sparring-partner

A quelques heures de mon reportage, un collègue me demande : "Ouh là ! Tu interviewes Mélenchon ? Et tu comptes revenir vivant ?" Le premier contact est en fait très cordial. L’entretien a été calé quelques jours auparavant, pas de mauvaise surprise pour le leader du Front de gauche. La rencontre a lieu dans un TGV qui le conduit à Rennes, dans un wagon de première classe, quasi vide. Entouré de ses proches, l’homme est de bonne humeur.

Blague facile et diversion

"Alors comme ça, vous avez des questions ? Eh ben asseyez-vous !" Je l’interroge sur ce déplacement en zone rurale. Il me répond, d’une voix basse et douce, qu’il connaît bien le milieu rural, lui, le Jurassien. Les yeux deviennent plus perçants quand je lui fais remarquer que l’électorat ouvrier du coin penche plutôt pour le FN. "Mais pourquoi cette manie de croire que le déterminisme social est lié à la classe sociale ?" J’obtiens un cours de sociologie en guise de réponse. Je sens le piège de la diversion arriver et me refuse à l’alimenter avec ma réponse.

Mais l’ambiance reste joyeuse. Jean-Luc Mélenchon est lancé. Du coup, il devient encore plus difficile à manœuvrer, tant il multiplie les formules travaillées. Prenant l’exemple de la fermeture de l’usine Candia qu’il a visitée le matin même, il lâche : "On nous dit : 'ça marche pas, c’est à cause de la mondialisation’. Mais il y avait des vaches en France avant la mondialisation ! On sait faire !" On sourit, pendant que son staff rit aux éclats. "Le gouvernement a une vision économique archaïque, celle de l’économie de l’offre…" Après le cours de sociologie, place au cours d’économie.

Point Godwin

En professeur bienveillant, il pose une main sur mon bras et me pointe un doigt sur l’épaule quand il veut mon avis. Je m’aperçois vite qu’il en profite encore pour écarter les questions. Il bifurque ainsi sur la domination allemande au sein de l’UE. "C’est dangereux, en Europe, qu’un peuple en domine d’autres, on l’a déjà vu dans l’histoire, et on sait où ça a mené." Point Godwin, check. Je dodeline de la tête en prenant des notes, et en souriant quand même.

Le train entre en gare de Rennes. "A tout à l’heure pour le meeting." Et quelques heures plus tard, je comprends pourquoi un des lieutenants de Jean-Luc Mélenchon prenait plus de notes que moi pendant l’interview. A la tribune du meeting du Front de gauche, son patron enchaîne des formules familières : les vaches et la mondialisation, le cours d’économie, le danger de la domination allemande, rien ne manque ou presque. Je comprends alors que j’ai servi de répétiteur du discours déclamé sous mes yeux. Le journaliste, doublement utile, ne fait pas que relayer le message "cru et dru", il est aussi là pour aider à l’élaborer.

La logique de Jean-Luc Mélenchon est simple : il faut frapper le mur médiatique, cette couche qui protège le système politique avec lequel il veut en finir. Pourtant, lui, l’ancien pigiste de La Dépêche du Jura, dont la carrière journalistique a avorté, aime notre métier. C’est tout le paradoxe du personnage.

Lilian Alemagna,
journaliste à Libération, auteur de Mélenchon le plébéien (Robert Laffont)

3 Le porte-voix du peuple

C’est à lui qu’il s’adresse, c’est lui qu’il appelle à "résister" et c’est en lui qu’il croit : le "peuple français" revient rituellement dans les mots de Jean-Luc Mélenchon. Ce républicain acharné use de symboles simples et rassurants pour convaincre "le peuple" qu’il est son représentant légitime.

Quitte à se mettre au-dessus de lui. "Faut que je trouve un perchoir !" lance le leader du Front de gauche, mardi 9 avril, aux abords des Invalides. Devant lui, défilent sous la pluie les syndicats opposés à l’accord national interprofessionnel qui donne plus de flexibilité aux entreprises en échange de certaines contreparties aux salariés. Pour être sûr d’être vu, il monte sur une plateforme surélevée en plastique, parapluie rouge à la main. Comme dans un supermarché, le produit star est placé en hauteur, au niveau des yeux.

Mélenchon en tête de gondole, c’est l’effet garanti.

Des bras se lèvent du cortège pour le saluer chaleureusement. "Vas-y Mélenchon !""Hé, c’est quand que t’es Premier ministre ?" lui lancent les manifestants. "Salut les copains !", "Bravo les gars !" leur répond le leader. Il s’applique pour les bises aux dames et multiplie les poignées de main franches. Il rappelle surtout que la grande mobilisation du Front de gauche "Pour la VIe République" a lieu le mois prochain. "N’oublie pas le 5 mai, hein ! Je compte sur toi, sans déconner, faudra mettre le paquet !"

Plus qu’un vocabulaire, ce sont surtout des symboles et des références que le leader du Front de gauche veut redonner à son électorat. Chacun de ses partisans arbore le fameux chèche rouge que l’on retrouve constamment autour de son cou. Un rouge sombre qui rappelle celui du drapeau du Parti de gauche. Après le déjeuner avec les ouvriers de Candia, le 5 juin, il explique être à l’origine de ce signe de ralliement vestimentaire. "Mais aujourd’hui, ce sont les militants qui m’engueulent quand j’oublie de le mettre !" plaisante-t-il avant de s’expliquer : "Je veux redonner des repères aux gens, leur proposer une culture et une identité. Tout ce que la gauche a perdu aujourd’hui."

Cet "imaginaire" qu’il revendique s’appuie également sur des références historiques récurrentes : les Lumières, Robespierre et la Révolution de 1789. Trois symboles d’opposition au pouvoir, de radicalisme politique et de soulèvement populaire. Des symboles qu’il brandit régulièrement dans ses meetings, où ce farouche républicain évoque la "Patrie républicaine" avant de faire jouer tour à tour L’Internationale et La Marseillaise, faisant grincer des dents certains vieux amoureux du drapeau rouge.

Ce peuple à qui il veut "redonner des repères", il en parle comme un père évoque ses enfants. En route pour son meeting rennais, il se demande à voix haute : "Qu’est-ce qu’on va pouvoir leur dire pour leur remonter le moral ?" Après sa visite dans l’usine laitière menacée de fermeture, il explique ne pas vouloir "ajouter du noir au noir" et préférer "dire aux gens : 'ce que vous faites, c’est formidable’" : "On est là pour redonner du courage aux gens qui luttent."

Mélenchon s’appuie sur la nostalgie d’un temps qui a disparu, sur un fantasme. Entre une conception de la révolution vieille de 150 ans et un discours très connoté années 30, il a envie de revitaliser des symboles. Mais ils sont éculés et ne signifient plus grand-chose pour les gens à qui il s’adresse.

Serge Cosseron,
historien et auteur du Dictionnaire de l’extrême gauche

4 L'anti-Hollande

Durant la campagne présidentielle, ses duels au couteau avec Marine Le Pen avaient fait de la présidente du FN la "meilleure ennemie" de Jean-Luc Mélenchon. Le leader du Front de gauche a pris l’habitude de multiplier les attaques musclées contre l’"immonde" parti frontiste et ses "sauvages" leaders. Mais il est également à l’origine du "capitaine de pédalo", expression qui a eu le vent en poupe chez les opposants à François Hollande. Et s’il appelle toujours le Front national "l’adversaire", il réserve désormais la plupart de ses piques à l’actuel président de la République, comme il n’a cessé de le faire le 5 mai lors de la "Marche citoyenne" à la Bastille. Le symptôme d’une antipathie ancienne, idéologique et stratégique.

S’il prend François Hollande pour cible prioritaire, c’est que Jean-Luc Mélenchon veut se mettre au même niveau que le personnage le plus important de l’Etat, et apparaître comme son principal opposant. Depuis la tribune installée dans le stand du Parti de gauche à la Fête de l’Huma, samedi 14 septembre, il parle diplomatie et défense, puis apostrophe le chef de l’Etat sur la question syrienne : "François Hollande doit renoncer à sa candidature de premier caniche des Etats-Unis !" A Rennes, le 6 juin, quelques heures avant le meeting du Front de gauche, il évoque le dernier Conseil de l’Europe et l’attitude du président français : "Regardez-le, pépère qui fait le fier ! Mais personne n’en a rien à foutre de lui !"

Dans le cortège du 5 mai, à la Bastille, Jacqueline, 90 ans, militante communiste de toujours, approuve : "C’est avec nos voix que Hollande a été élu, il doit s’en souvenir. Aujourd’hui, il n’est pas assez énergique face à la finance. Mélenchon, lui, au moins, il leur rentre dedans."

Jeudi 16 mai, devant les portes de l’Assemblée nationale, il se tient du côté du millier de syndicalistes venus réclamer le vote d’une loi d’amnistie pour leurs collègues condamnés. Un texte promis par François Hollande, selon Jean-Luc Mélenchon. Devant les caméras, entouré de militants qu’il vient d’embrasser chaleureusement, le leader du Front de gauche dénonce alors à la télévision la "trahison" du chef de l’Etat. Il s’en prend au "monarque", au "roitelet absolu", alors que lui se tient au milieu du peuple opprimé. Et lance des menaces avec un air de sans-culotte : "On s’est fait avoir, mais nous nous en souviendrons."

La rancune est tenace chez Jean-Luc Mélenchon. Durant les vingt-cinq années qu’il a passées au PS, l’ancien sénateur et ministre a souvent eu maille à partir avec le camarade Hollande. En 1997, celui qui était alors leader de la Gauche socialiste, un courant de l’aile gauche du PS, avait été lourdement battu dans la course au poste de premier secrétaire, remportée haut la main par François Hollande. En 2005, ils s’étaient mutuellement écharpés lors du référendum sur la Constitution européenne.

Mais ce n’est pas une inimitié personnelle que Jean-Luc Mélenchon entretient avec le chef de l’Etat. Il s’agit surtout d’une farouche divergence politique avec celui qui représente aujourd’hui le camp des "sociaux-démocrates" à qui il dispute l’hégémonie à gauche. Ancien lambertiste, trotskiste de l’Organisation communiste internationaliste (OCI), Mélenchon n’a pas perdu de vue le rêve du "grand soir" auquel le socialisme moderne a définitivement renoncé.

Aujourd’hui, il ne parle même plus de "socialistes" pour désigner ceux dont il a quitté les rangs en novembre 2008, préférant le terme de "solfériniens". Il moque de la même façon les "belles personnes", les "intelligents", les "importants", qu’il pointe du doigt, "eux", les ennemis du peuple, les ennemis du "nous".

Des catégories néfastes dans lesquelles il englobe les journalistes, les technocrates et, surtout, ses adversaires politiques. Et François Hollande, sorti d’HEC, de l’ENA et de la Cour des comptes, en est évidemment le champion.

Etre opposé à Hollande fait partie de l’ADN de Mélenchon. Le point de rupture, c’est 2005, le "non" de Mélenchon au référendum sur la Constitution européenne. Mélenchon a toujours voulu être le lien entre le socialisme et le communisme. Hollande, le social-démocrate, représente, lui, la fin de l’union de la gauche, un rapprochement vers le centre, tout ce que Mélenchon hait.

Serge Cosseron,
historien et auteur du Dictionnaire de l’extrême gauche

5 Le cavalier seul

En 2008, l’arrivée de Jean-Luc Mélenchon dans le paysage de la gauche radicale a profondément changé la donne. Au contraire d’un NPA en perdition et d’un PCF à bout de souffle, le Front de gauche, dont il est à l’initiative, a su remobiliser les électeurs de la gauche de la gauche. En 2012, avec 11,1%, sa candidature à la présidentielle a recueilli presque six fois plus de suffrages que les 1,9% de Marie-George Buffet en 2007. Depuis, Mélenchon apparaît comme le nouveau père de la famille rouge. Mais sa volonté de changer de stratégie électorale et la place que son personnage occupe dans le mouvement font aussi grincer de nombreuses dents.

Comme à la Fête de l’Huma, le 14 septembre, le leader du Parti de gauche fait perpétuellement siffler "la trahison" des socialistes. Son objectif : forcer le Front de gauche à ne plus tisser d’alliance électorale avec eux, notamment lors des municipales de 2014. Jusqu’ici, le PCF avait pour tradition de négocier des listes communes avec le PS pour s’assurer des postes. "Sanctionnez ceux qui nous ont trahis !" leur répond Mélenchon. Il entend faire passer son mouvement au rang de première force de gauche en siphonnant l’hégémonie du PS.

Pour y parvenir, il compte sur son arme principale : l’électorat populaire. "Terra Nova, le think tank du PS, a dit qu’il fallait abandonner la classe populaire. Ça tombe bien, moi, elle m’intéresse." Il mise en effet sur ces "oubliés", terme qu’il dispute à Marine Le Pen, pour forcer la "révolution citoyenne". Le plan est simple : la finance va pousser le peuple à se révolter contre le système. Le Front de gauche, vierge de toute compromission avec le pouvoir, s’imposera alors comme le seul parti légitime pour gouverner.

Cette version du "grand soir" n’enchante pas tous les communistes. A la Fête de l’Huma, le 14 septembre, Robert Baldes, maire PCF de Gauriac, un village de Gironde, s’inquiète de faire campagne sans socialistes, de "se priver de gens de gauche", et de perdre nombre de places dans les mairies. Un argument pas vraiment du goût du patron du PG.

Mais sur sa route se dresse Pierre Laurent. Le secrétaire national du PCF qualifie d’"irresponsable" la position mélenchonienne. La question donne lieu à un duel de petites phrases entre les deux hommes, ponctué de brèves scènes d’unité, bras dessus-bras dessous à l’heure d’entonner L’Internationale.

Ces fins de réunions publiques se terminent souvent par un constat implacable : la popularité de Mélenchon n’a pas d’égal au Front de gauche. A Rennes, c’est en véritable rock-star qu’il s’offre un bain de foule. Une jeune fille aux joues peinturlurées d’étoiles hurle "Jeaaan-Luuuc !!!", en tentant de lui toucher la main. Pierre Laurent s’y essaye à son tour. Un jeune homme se retourne et demande en désignant le leader communiste : "Et lui, c’est qui ?" N’est pas Mélenchon qui veut...

Le 5 mai, à la Bastille, dans le cortège de la "Marche pour la VIe République", la popularité du leader du Parti de gauche est au zénith chez deux militantes qui discutent : "Mélenchon, je le vois bien Premier ministre", avance l’une. "Oh, mais il peut assurer dans n’importe quel ministère ! Et encore plus président !", assure l’autre.

A l’extérieur de la halle où se tient le meeting de Rennes, trois étudiants concèdent que c’est bien Jean-Luc Mélenchon qui les a convaincus de venir au meeting. "Il rallume une flamme", explique Léo, 22 ans. Derrière le jeune supporter, des dizaines d’affiches du Parti de gauche sont placardées. Sur chacune d’elles, le visage du leader accompagne les slogans entre guillemets appelant à la révolte. Le message et la voix du chef sont indissociables.

Cette personnification de la cause par le tribun à la "grande gueule" inquiète aussi. "Ce n’est pas le sensationnel qui transforme la réalité", lâche Jean, militant communiste breton de 79 ans, franchement agacé. Même s’il appelle au rassemblement, Jean-Luc Mélenchon, avec sa stratégie du cavalier seul, appâte, interloque, mais surtout divise son camp.

Continuer à jouer son rôle de leader charismatique est sa seule façon d’exister. Et lors des municipales, puis en 2017, il se confrontera au même problème que Besancenot au NPA : en personnalisant le message, il prend le risque d’être écarté par les siens. Mais Mélenchon ne peut pas s’arrêter. Car à 61 ans, il a une obsession, une question qu’il se pose toujours : 'Qu’est-ce que je laisserai à la gauche ?’

Lilian Alemagna,
journaliste à Libération, auteur de Mélenchon le plébéien (Robert Laffont)

Les différents visages de Jean-Luc Mélenchon ont autrefois constitué sa force. Ils pourraient aujourd’hui être sa faiblesse. Car s’ils en ont fait un personnage à part, ils l’ont aussi isolé. Son électorat ne l’écoute souvent que pour les coups qu’il distribue. Coupé d’une grande partie des médias, qui le traitent avec méfiance, il est condamné à la caricature. Et sa stratégie de rupture avec la gauche traditionnelle empêche toute alliance, nécessaire pour accéder au pouvoir, divisant son propre camp.

Le leader du Front de gauche court le risque de se retrouver prisonnier des masques qu’il a lui-même forgés, et dont ses électeurs pourraient se lasser. Les prochaines élections de 2014 seront un test important pour lui. Saura-t-il se confectionner une nouvelle panoplie ? Ce sera le seul moyen de dépasser sa condition de surprise de 2012 et de poil à gratter du paysage politique français.