Grand format

On vous raconte le plus violent réchauffement climatique que notre planète ait connu... jusqu'à aujourd'hui

Camille Adaoust le dimanche 16 décembre 2018

Photo d'illustration. Les forêts tropicales s'installent dans des latitudes bien plus hautes que la normale lors de l'épisode du PETM. (MATTEO COLOMBO / MOMENT OPEN / GETTY IMAGES / AWA SANE / FRANCEINFO)

Le monde est sans glace, sans calotte, sans neige éternelle. Les paysages blancs de l'Antarctique ont cédé la place à des forêts. Des palmiers ont même pris racine au pôle Nord. On ne vous décrit pas là le futur que nous promet le réchauffement climatique, mais un passé très lointain. Il y a 56 millions d'années, la température a grimpé de 6°C en seulement 10 000 à 20 000 ans, "un temps très court à l'échelle géologique", précise l'université de Genève. Ce pic fulgurant, le "Paleocene-Eocene Thermal Maximum" (PETM), a chamboulé la faune, la flore et le paysage. Il a été la plus rapide et la plus importante perturbation climatique de notre ère. Jusqu'à aujourd'hui.

Car la Terre vit désormais "une situation inédite". Avec le réchauffement actuel causé par l'homme et sa vitesse, "sans précédent", "on va vers l'inconnu", explique à franceinfo Gilles Ramstein, directeur de recherche au CEA. "Alors les scientifiques essaient de se raccrocher à des analogies." Si le PETM va sans aucun doute être largement dépassé par ce que nous imposons aujourd'hui à la planète, il "vaut la peine d'être étudié", d'après Yannick Donnadieu, directeur de recherche au CNRS, pour mieux prédire les climats de demain. 

"Une bombe à retardement"

Lors du "Paleocene-Eocene Thermal Maximum", les scientifiques évoquent un violent épisode volcanique dans l'Atlantique nord. (Photo d'illustration) (MARK GARLICK / SCIENCE PHOTO LIBRARY RF / GETTY IMAGES / AWA SANE / FRANCEINFO)

Quand le PETM commence, le niveau de la mer est déjà plus haut de 50 à 100 mètres à ce que nous connaissons aujourd'hui. "La température moyenne sur Terre est de 30°C", décrit Appy Sluijs, professeur en paléocéanographie à l'université d'Utrecht (Pays-Bas). La forme des continents nous est familière, même s'ils sont un peu plus proches les uns des autres qu'aujourd'hui. Sur leur surface, peu de reliefs. "Ça ne monte pas très haut. L'Himalaya n'est pas présente" et l'Inde est encore séparée du continent, donne pour exemple le chercheur.

Le PETM vient soudain perturber les écosystèmes. Quelle est "la gâchette", ce qui a déclenché ce réchauffement, s'interroge Alexis Licht, géologue et maître de conférences à l'université de Washington à Seattle (Etats-Unis). L'activité volcanique est le suspect numéro 1 des scientifiques. A l'époque, elle est intense, notamment "dans l'Atlantique nord, entre l'Islande et la Norvège", raconte Sébastien Castelltort, professeur à l'université de Genève et sédimentologue. Les volcans se mettent dans une colère noire, comme le décrit le livre Sacré croissance, de Marie-Monique Robin (Arte éditions). Si noire qu'ils font grimper la température de l'océan et "déstabilisent les clathrates, des réservoirs de méthane dans les sédiments", raconte Yannick Donnadieu. Ce méthane est enfoui au fond des océans, explique la revue Nature (article en anglais et payant). "Visuellement, c'est un peu comme du dentifrice", compare Gilles Ramstein.

C'était une bombe à retardement. Ce méthane est passé de gel à gaz avant de remonter à la surface.

Gilles Ramstein, directeur de recherche au CEA

Le méthane se transforme alors en CO2. "Il brûle et pendant des milliers d'années, la surface de l'océan a bouillonné de gerbes de flammes éphémères", est-il décrit dans Sacré croissance. Tout partirait de là. "Ce méthane dégazé, c'est la seule cause au PETM qui tient la route depuis les années 2000", explique Yves Goddéris, directeur de recherche au CNRS, spécialisé en paléoclimatologie.

Le taux de dioxyde de carbone dans l'air se met à grimper brutalement. Selon des chercheurs de l'université de Salt Lake City (Etats-Unis), 1 milliard de tonnes de CO2 est alors relâché chaque année dans l'atmosphère, précise la BBC (article en anglais). C'est énorme, mais ce n'est rien par rapport aux niveaux atteints aujourd'hui : 9,5 milliards de tonnes par an. La Terre entre en surchauffe : la température monte de 6°C en quelques milliers d'années seulement. Dans les océans, "les eaux de surface [atteignent] presque 36°C par endroits", souligne l'université de Genève.

Des précipitations, tempêtes et crues d'une violence inouïe

De violentes précipitations ont bouleversé le paysage, il y a 56 millions d'années. (Photo d'illustration) (XUANYU HAN / MOMENT RF / GETTY IMAGES / AWA SANE / FRANCEINFO)

Dans ce jacuzzi à échelle globale, les premières conséquences du réchauffement se font sentir. La chaleur accélère l'évaporation des océans, formant davantage de nuages dans le ciel. "On peut imaginer qu'il y a eu plus souvent des épisodes extrêmes de précipitations, de plus grosses tempêtes comme des ouragans", indique à franceinfo James Zachos, professeur de sciences de la Terre et des planètes à l'université de Californie à Santa Cruz (Etats-Unis). D'un climat tropical, la planète passe à un climat plus saisonnier, enchaînant les périodes de très fortes pluies et de sécheresse. "On peut les comparer aux inondations qu'ont connues la France et l'Italie ces dernières années", avance Appy Sluijs.

Le paysage en est bouleversé. C'est le cas dans les Pyrénées-Orientales. La chaîne de montagnes est encore en cours de formation. Avant le PETM, la région est parcourue par de petites rivières sinueuses au milieu d'une plaine inondée. "A l'est, le relief est un petit peu développé. A l'ouest, rien. L'océan rentre entre l'Espagne et la France, explique Sébastien Castelltort. La crise change tout." Les fortes précipitations engendrent des crues bien plus importantes qu'auparavant. "Les rivières s'élargissent et balaient le paysage", raconte-t-il. "Les différents cours d'eau observés passent ainsi parfois de 15 mètres à 160 mètres de largeur", complète l'université de Genève. Leur débit devient torrentiel. "C'est comme en 2008, quand la rivière Kosi en Inde est sortie de son lit", compare le chercheur. L'épisode, qui a entraîné la fuite de plus d'un demi-million d'Indiens, comme le raconte Le Parisien, a été surnommé "la malédiction de Kosi".

Des personnes fuient les inondations, à Madhepura (Inde), le 29 août 2008. (KRISHNA MURARI KISHAN / REUTERS)

Pendant le PETM, les "malédictions" de ce type s'enchaînent. Entre deux crues, la planète ne reprend pas son souffle : elle est frappée par des sécheresses qui transforment "d'énormes territoires en désert", dépeint Arte. "On peut imaginer des épisodes semblables à la canicule de 2003", avance Sébastien Castelltort.

La végétation "réagit très vite" à ces changements climatiques, résume Sébastien Castelltort. Certaines espèces meurent, d'autres peuvent retarder ou avancer leur floraison. Globalement, la période est marquée par une explosion brutale de plantes à fleurs. Les arbres montent dans les plus hautes latitudes de l'hémisphère nord pour tenter de retrouver leurs températures de vie. Elles s'"extirpent", selon le terme scientifique. "Aux Etats-Unis, les grandes forêts de conifères, les vastes étendues de végétation sèches, deviennent plus tropicalisées", décrit Alexis Licht. L'Amazonie s'invite pour ainsi dire en Amérique du nord. "Le Groenland [mérite] bien son nom de pays verdoyant", ajoute Futura. Plus bas, dans les Pyrénées, les arbres laissent place aux galets.

Dans les fonds marins, des espèces de plancton comme les Apectodinium, de "petites boules aux formes étranges" préférant habituellement les eaux tropicales, se répandent "soudainement sur toute la surface du globe", explique l'université de Genève.

Cet effet sur la flore est très important, parce que les espèces animales suivent la végétation.

Sébastien Castelltort, professeur à l'université de Genève et sédimentologue

Des espèces qui migrent, s'éteignent ou... rétrécissent

L'augmentation des températures a poussé de nombreuses espèces à migrer vers le nord. (Photo d'illustration) (NABARUN BHATTACHARYA / 500PX PRIME / GETTY IMAGES / AWA SANE / FRANCEINFO)

Pour sauver leur vie, les animaux se mettent à migrer vers le nord. Près de la Scandinavie et du Groenland, l'océan est alors bien plus petit, la distance entre l'Europe et l'Amérique faible. Les premiers primates, nos ancêtres, s'aventurent doucement sur ce pont intercontinental, suivant la végétation qu'ils connaissent. Ils découvrent l'Amérique. Des espèces jusqu'alors confinées à des régions de la planète comme l'Asie se répandent et envahissent le globe. On va jusqu'à trouver des traces de crocodiles en Arctique.

Face aux conditions climatiques extrêmes, certaines espèces rétrécissent, suggère même un article publié dans la revue Nature (en anglais). "Araignées, guêpes, fourmis ou scarabées avaient ainsi perdu de 50 à 75% de leur taille habituelle, tandis que les mammifères comme les écureuils et les rats étaient 40% plus petits", explique Le Figaro. Des espèces ressemblant à des chevreuils ou des cerfs se retrouvent soudainement de la taille d'un chien. "Ça arrive dans les période de stress. Le climat devient de plus en plus chaud, alors pour s'adapter, les espèces rétrécissent", justifie Alexis Licht. Le petit Sifrhippus perd ainsi quelques kilos, comme l'explique le New York Times (article en anglais).

L'espèce Sifrhippus est présentée au musée d'histoire naturelle de Stockholm (Suède), le 15 juin 2012. (EDUARD SOLA / CREATIVE COMMONS)

D'autres s'éteignent. Sous la surface des océans, dans des eaux plus acides que la normale, certains organismes marins s'asphyxient. "La moitié des espèces de foraminifères benthiques" – des petits êtres recouverts d'une coquille, vivant au fond de l'océan et participant au recyclage de la matière organique (document en PDF), fabriquée par les êtres vivants – et de coraux disparaissent, explique Appy Sluijs. Sur les continents, le PETM raye également de la carte certaines espèces. Confrontées aux nouveaux mammifères immigrant, certaines espèces ne font pas le poids dans des conditions climatiques qu'elles connaissent peu.

Résultat : "La plupart des mammifères archaïques du Paléocène, on ne les trouve plus aujourd'hui, résume Alexis Licht. Le renouvellement de la faune au PETM est phénoménal. C'est vraiment une période charnière." L'expansion des mammifères modernes démarre alors. "Attention quand on dit 'modernes', ne vous imaginez pas des chiens, des chats et des chevaux se promenant, mais plutôt leurs ancêtres", s'amuse le scientifique.

Des centaines de milliers d'années pour récupérer

Il y a plusieurs dizaines de millions d'années, l'Inde se rapproche du continent. (Photo d'illustration) (WALTER B.MYERS / NOVAPIX / AFP / AWA SANE / FRANCEINFO)

Extinctions, bouleversements… En à peine 10 000 à 20 000 ans, la Terre s'est radicalement transformée. "Dans son histoire et celle de l'évolution des espèces, c'est très rapide", insiste Sébastien Castelltort. Elle a ensuite mis 100 000 à 200 000 ans, selon les chercheurs, pour s'en remettre, en absorbant lentement les gaz à effet de serre. "Les précipitations ont dissout les roches et le granite. En se décomposant, elles ont consommé petit à petit le carbone", explique Yves Goddéris. Seulement après ce temps de résilience, des températures plus basses sont revenues.

Lors du PETM, le changement était bien plus lent qu'aujourd'hui. On peut s'attendre à voir les mêmes conséquences au fil du temps, dans le climat, les océans… Mais les impacts vont être plus sévères, parce que tout va bien plus vite.

James Zachos, professeur de sciences de la Terre et des planètes à l'université de Californie à Santa Cruz

Cet épisode, fulgurant et bouleversant, est donc le plus intense qu'ait identifié la communauté scientifique. "Jusqu'à maintenant", précise L'Obs. Car si pour l'instant, nous n'avons pas encore atteint la concentration de gaz carbonique atmosphérique du PETM, à savoir 1 000 ppm, elle augmente à une vitesse bien plus rapide. "Trente fois plus vite", précise le Telegraph (article en anglais). En effet, l'Organisation météorologique mondiale a récemment indiqué que le dioxyde de carbone (CO2) avait atteint 405,5 ppm (nombre de molécules du gaz à effet de serre considéré par millions de molécules d'air) en 2017, contre seulement 340 ppm il y a 30 ans (document en format PDF). Et ce n'est que le début. D'après une étude menée par l'université de Southampton (article en anglais), "d'ici 100 à 200 ans, les concentrations de dioxyde de carbone dans l'atmosphère terrestre se dirigeront vers des valeurs jamais atteintes depuis le Trias, il y a 200 millions d'années. De plus, à partir du XXIIIe siècle, le climat pourrait atteindre une chaleur jamais vue depuis 420 millions d'années."

L'humanité a rebattu les cartes. "Aucune espèce n'a été capable de bouleverser à cette vitesse son environnement !", alerte Gilles Ramstein. Si pendant le PETM, il a fallu des milliers d'années pour que les températures grimpent de 6°C, elles ont, à notre époque, déjà augmenté de 1°C en seulement 100 ans. Plus rapide… Plus brutal aussi. Un article de Nature (article en anglais et payant) compare : si le PETM était une "lente pression" sur l'environnement, le réchauffement climatique actuel équivaut plutôt à un "violent coup-de-poing" ou "l'impact d'un astéroïde", rapporte L'Est Républicain. "Les répercussions vont être bien plus graves", assure James Zachos.

Les conséquences seraient telles qu'il ne faudrait plus 150 000 ans à la Terre pour s'en remettre, mais "500 000 ans", avance Yves Goddéris. "Notre atmosphère accueille tellement vite du CO2 que le système n'a pas le temps de répondre. Lors du PETM, il avait le temps de s'adapter." Pour le chercheur, cela ne fait cependant aucun doute : "La Terre, on n'est pas inquiet pour elle. Elle va finir par s'autoréguler. Mais ce sera peut-être sans nous."

                                            Texte : Camille Adaoust

soyez alerté(e) en temps réel

téléchargez notre application

Ce long format vous plaît?

Retrouvez les choix de la rédaction dans notre newsletter
s'abonner