Depuis un an, les questions tournent en boucle dans la tête de Fatima. Un recruteur a-t-il convaincu Bilal de partir ? Comment est-il revenu de Syrie en France sans se faire remarquer ? A-t-il vraiment transité plusieurs semaines par une planque à Bruxelles sans passer voir sa mère ? Les autorités n’ont pas su lui apporter toutes les réponses attendues.
Ne parvenant pas à trouver de coupable, elle se blâme elle-même. "Je m’en veux de n’avoir rien vu. J’en suis arrivée à douter de tout. Je n’ai peut-être pas su l’élever correctement, je n’ai peut-être pas su lui montrer que je l’aimais, que je tenais à lui… Pourquoi je n’ai pas vu la souffrance dans son regard avant qu’il parte ? Si j'avais su, je l'aurais emmené loin d'ici, en Alaska, dans la brousse, je m'en fiche, mais on serait partis loin..."
Pour exprimer ses tourments, Fatima se tourne d’abord vers des associations. Elle participe à des groupes de parole, avec d’autres parents dont les enfants ont rejoint le conflit syrien. Après les attentats de Bruxelles du 22 mars 2016, un sociologue organise un stage pour les faire travailler sur la honte et la culpabilité. "Il ne savait pas qui j'étais, je ne voulais pas qu'il le sache, se rappelle Fatima. Lorsqu'on a commencé à travailler sur notre parcours, il a compris, mais il n’a rien dit." A la fin de la session, il s’approche d’elle et lui explique que son fils était au Stade de France, le soir du 13-Novembre. "Là, je me suis retrouvée non plus face au sociologue, mais face aux 130 victimes. J’ai ressenti tout ce poids sur mes épaules." Elle fond en larmes. Emu, l’universitaire la prend dans ses bras. "C’est l’une des rares fois où je ne me suis pas sentie jugée..."
Au quotidien, tout la renvoie à l’acte de son fils. "Si vous êtes dans une salle d’attente et que vous entendez quelqu’un appeler 'Madame Hadfi', vous allez tout de suite lever la tête, pour voir qui est la femme qui a eu cet enfant, relate Fatima, le visage crispé. Je ne suis plus moi, je ne suis plus la maman de mes autres enfants, je ne suis plus que la maman de Bilal, le terroriste de Paris." Certains membres de sa famille lui ont tourné le dos, "comme si j’étais contagieuse". D’autres, comme sa sœur, essaient de la soutenir. Mais cette dernière se sent impuissante et démunie. "Si je vivais ce que tu vis, je serais morte ou folle", lui avoue-t-elle.
Pour rester debout, Fatima a choisi de se battre. Pas pour elle, "je n’en vaux pas la peine", mais pour son fils aîné, Belkacem, qu’elle estime être victime d’une "injustice". Ce père de deux enfants est incarcéré dans la prison de Tournai, depuis le mois de janvier. Arrêté dans le cadre d’une affaire de trafic de stupéfiants, il est acquitté trois mois plus tard. Mais Belkacem Hadfi reste en prison, en raison d’une peine antérieure, qu’il effectuait sous bracelet électronique, avant son incarcération. "Plutôt que de le remettre sous bracelet électronique pour sa première condamnation, ils l’ont gardé en détention, explique son conseil Me de Vlaemynck. Officiellement, ils en ont le droit. C’est la loi. Mais dans la pratique, les personnes condamnées sont automatiquement libérables au tiers de leur peine. Ça n’a pas été le cas pour mon client, qui avait déjà effectué une bonne partie de la sienne."
L’avocat dénonce la double peine subie par Belkacem Hadfi : "Mon client n’a pas choisi sa famille et ne doit pas être sanctionné plus sévèrement parce qu’il est le frère d’un terroriste." Dans la prison de Tournai, Belkacem Hadfi est placé à l’isolement, sans possibilité d'entrer en contact avec les autres détenus. Pour l’administration pénitentiaire belge, contactée par franceinfo, "il s’agit d’une mesure de sécurité que les directeurs d’établissement prennent quand un détenu présente des risques pour lui-même, ses codétenus ou la société". Pendant longtemps, lorsqu'elle rendait visite à son fils, Fatima devait lui parler à travers une vitre. Depuis quelques semaines, elle a obtenu le droit de le voir au parloir.
"Pour moi, la justice fait payer Belkacem parce qu’elle ne peut pas avoir Bilal. On lui avait promis qu’il pourrait assister à l’enterrement de son petit frère, mais au dernier moment, ils ne l’ont pas laissé sortir de la prison", s’insurge Fatima. Depuis les attentats, la mère de famille a vu changer les regards qui se posent sur elle. "Avant, j'étais une personne qui avait facilement confiance. Aujourd'hui, je dois apprendre à me méfier des gens. Avant quand une administration me disait 'non', je me disais que c'était la loi. Aujourd'hui, je sais que c'est à cause de ma situation."