L'oeil de François Gabart - A Noël, un "décalage" entre ce que vivent les marins et leurs proches
Lorsque l’on regarde la cartographie, on peut se rendre compte que la flotte est coupée en deux groupes, avec plus de 1000 miles entre Armel Tripon, 14e, et Alan Roura, 15e. Comment s’explique cet écart ?
François Gabart : "En effet, la flotte est répartie sur les deux océans, entre l’Indien et le Pacifique. Par rapport aux éditions précédentes, la tête de flotte est plus resserrée, les dix premiers se tiennent en moins de 600 milles. Je dirais que l’écart qu’il y a aujourd’hui entre Bestaven, premier, et Tripon, quatorzième, correspond à l’écart qu’il y a d’habitude entre le premier et le troisième. Les conditions depuis le départ ne permettent pas d’aller vite. La situation est assez particulière dans les mers du sud, avec des vents très cléments et une grosse cellule anticyclonique sur la tête de flotte. Donc les marins sont bloqués d’un côté par la zone des glaces, et de l’autre par l’anticyclone, avec des vents beaucoup plus faibles par rapport à ceux que l’on rencontre d’habitude dans ces coins là. Et dans les jours qui viennent, ils vont probablement se retrouver face au vent."
Actuellement, beaucoup de skippers frôlent la zone d’exclusion Antarctique. Pourquoi passent-ils si près ? N’y a-t-il pas de risque de croiser un iceberg ?
FG : "D’un point de vue géographique, c’est le passage le plus rapide, et c’est aussi là où il y a le plus de vent. Ils sont aussi bloqués par l’anticyclone, donc ils viennent souvent se positionner à la limite de la zone d’exclusion. L’organisation dispose de la position des gros icebergs et de la température de l’eau pour définir cette zone d’exclusion. La philosophie est plutôt conservatrice, pour ne pas faire prendre de risques aux marins. Mais je pense que si certains skippers pouvaient repousser un peu cette zone des glaces, probablement qu’ils accepteraient de prendre des risques un peu plus forts individuellement. Mais ce n’est pas l’intérêt de la régate, où tous doivent courir sur le même parcours."
Avant le départ de la course, on imaginait que le record d’Armel Le Cléac’h, en 74 jours, 3 heures, 35 minutes et 46 secondes, pouvait tomber cette année. Finalement, les conditions météorologiques ne devraient pas permettre cet exploit.
FG : "Plus on avance dans la course, plus ça parait compliqué. Quand ils sont arrivés dans les mers du sud, on se disait que les conditions avaient été jusque-là anormalement mauvaises, puis ça ne s’est pas amélioré dans l’océan Indien. Ils vont franchir le Cap Horn avec un retard significatif par rapport au temps de référence. Après, je pense que les marins sont venus faire une course, essayer de la gagner, mais pas pour battre des records. Le but c’est d’aller plus vite que les autres. Par contre, la longueur de la course peut influer sur le ravitaillement et l’énergie. Si certains étaient partis avec juste assez de nourriture, il faut peut-être commencer à faire attention, voire à se rationner. Pareil pour le carburant, il faut peut-être penser à adapter son mode de consommation, et mieux utiliser les éoliennes, les panneaux solaires, ou les hydrogénérateurs."
Les premiers skippers se dirigent vers le point Némo, l’endroit dans l’océan le plus éloignée de toute terre émergée. D’après vos souvenirs, comment on s’y sent ?
FG : "On passe quand même à quelques centaines de miles du point Némo, entre ce point et l’Antarctique, qui n’est pas la terre la plus habitée ni la plus hospitalière. On est loin de tout, et ça implique que l’assistance terrestre n’est plus possible. Si les skippers ont un problème, ils peuvent déclencher un appel de détresse, appeler des médecins, mais les hélicoptères et avions ne peuvent pas intervenir. La seule aide pourrait venir des bateaux. S’il y a un souci, c’est probablement les autres marins en course qui interviendraient.
D’un point de vue géographique, les marins sont sous nos pieds actuellement, aux antipodes de la France, et c’est une période particulière, avec des fêtes qui sont très ancrées dans notre culture. Les marins ont probablement des préoccupations bien différentes des nôtres à l’heure actuelle, et il y a une distance qui se créé. Moi, il y a huit ans, j’ai ressenti un décalage par rapport à ce qu’il se passait à terre. Quand je répondais aux interviews, j’avais l’impression que les questions étaient en décalage avec ce que je vivais. C’était une expérience intéressante, j’avais vraiment l’impression d’être très très loin. Ce n’était ni négatif, ni positif, mais très particulier."
Justement, comment fête-t-on Noël tout seul sur un bateau ?
FG : "Ça dépend des marins, de leurs envies. Il n’y a pas vraiment de règles. Ils auront probablement une visio un peu plus longue avec leurs proches et leurs familles, mais ça ne remplace pas la présence physique. Au moment où on part, on ne sait pas à quel endroit de la planète on va manger le repas de Noël. En général, dans les bateaux, il y a des sacs numérotés avec les rations quotidiennes de nourriture, et on peut imaginer qu’il y ait quelques petites surprises dans ceux du 24 et 25 décembre. Et peut-être quelques cadeaux, assez légers et peu encombrants dissimulés dans les sacs ou le bateau. Moi j’avais la chance d’avoir pas mal de cadeaux, pas seulement à Noël, avec des photos et des clés USB. On a souvent des petites surprises, et c’est toujours important, ça compense la distance et l’absence de nos proches. Mais sinon, 98% du reste de leur journée va ressembler à ce qu’ils vivent ces dernières semaines".
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