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Cache-cache, alcool et sel dans le cuissard... Une petite histoire de la lanterne rouge du Tour de France

La légende de ce titre dévolu au dernier du classement général n'a pas grand chose à envier à celle du maillot jaune. 

Article rédigé par Pierre Godon
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9min
Le coureur français Jacky Durand porte une lanterne rouge, symbole de sa dernière place au général, sur le Tour de France 1999, le 25 juillet.  (JOEL SAGET / AFP)

"Quand je serai grand, je veux faire dernier du Tour de France comme toi", a confié un jour un petit garçon de 10 ans à Wim Vansevenant, triple lanterne rouge du Tour de France, lors d'un critérium. L'enfant a aussitôt ajouté : "Parce que si je termine dernier, ça veut dire que j'ai le courage et le talent pour finir." Même moins prestigieuse que par le passé, la place de dernier de la Grande Boucle demeure hautement convoitée. Retour sur l'histoire d'une distinction non-officielle.

Prix pour la dernière place : une paire de chaussures

Le terme de "lanterne rouge" n'est pas né avec le Tour de France. Lors de la première édition, en 1903, il existe un prix pour la dernière place : une paire de chaussures. Pas cher payé quand on connaît la difficulté du parcours - des étapes énormes, type Nantes-Bordeaux - avec un équipement minimal et aucun mécano pour réparer la machine. Le dernier de l'édition 1904, Antoine Deflotiere, termine avec 101 heures de retard sur le vainqueur, record de l'épreuve. Aujourd'hui, le dernier du classement accumule environ quatre heures de retard sur le maillot jaune. C'est en 1919 que le terme de lanterne rouge est inventé. Une référence à l'arrière des trains qui était signalé par une lumière rouge. Cette année-là, seuls dix coureurs finissent la course sur les routes défoncées par la guerre.

Il faut attendre les années 1950 pour que la lanterne rouge obtienne son heure de gloire. Le coureur algérien Abdelkader Zaaf fait beaucoup pour la popularité de la dernière place. Il s'illustre en 1950 par son style kamikaze en attaquant dès que l'organisateur annonçait des primes pour les sprints intermédiaires, et se laissant décrocher par le peloton quand aucune cagnotte n'était en jeu. Lors d'une étape disputée en pleine canicule, Abdelkader Zaaf, victime d'un malaise, s'écroule sur le bord de la route. La légende veut qu'un spectateur lui ait tendu une flasque de vin. Musulman pratiquant, le coureur algérien n'avait jamais bu une goutte d'alcool, et étourdi, repart en sens inverse, pour se retrouver face à la voiture balai.

Le coureur algérien Abdelkader Zaaf sur la 13e étape du Tour de France 1950. (AFP)

La vérité, racontée dans le livre Lanterne rouge, the last man on the Tour de France, est moins croquignolesque : ayant forcé sur les amphétamines, le coureur, qui portait les couleurs de l'équipe Saint-Raphaël, une marque d'apéritifs, a fait un malaise et s'est écroulé devant un groupe de vignerons, qui l'ont aspergé avec ce qu'ils avaient sous la main, du vin. A l'arrivée, le coureur empestait la vinasse. De quoi faire sa légende, qui sera définitivement forgée lors de l'édition suivante quand il termine, pour la seule et unique fois la course, mais à la dernière place. Les critériums d'après-Tour, des courses disputées sur un circuit en centre-ville, se l'arrachent. Abdelkader Zaaf a confié en 1951 avoir gagné 35 000 francs de l'époque dans les critériums, alors que son salaire mensuel n'était que de 300 francs.

Une partie de cache-cache dans les bois

La lanterne rouge devient dès lors un objectif pour les équipiers trop limités pour se mêler à la lutte pour le classement général. "Je ne serai jamais premier, pourquoi ne pas chercher à finir dernier ?", confie ainsi ouvertement l'australien Don Allan, future lanterne rouge du Tour 1974. Celui qu'on surnomme "le roi de la lanterne rouge", Gerhrard Schönbacher, a découvert la Grande Boucle dans la petite formation DAF Trucks, en 1979. "Après la première journée de repos, notre sponsor est venu nous voir est nous a dit : 'Vous faites du bon travail, mais je n'ai pas vu beaucoup notre équipe à la télé ou dans les journaux', raconte Gerhrard Schönbacher, cité par le site Soigneur (en néerlandais). Un vieux journaliste belge est alors intervenu, et a dit : 'Pourquoi ne cherchez-vous pas à finir dernier ? Certes, la télé montre les images des vainqueurs, mais ils ont besoin d'autres histoires.'" Son sponsor voulait de la publicité ? Gerhrard Schönbacher va exaucer son vœu au-delà de toutes ses espérances.

Cette édition du Tour sera le théâtre d'une improbable lutte pour la dernière place face au Français Philippe Tesnière. Ce dernier s'arrête sur le bord de la route pour se soulager ? Gerhrard Schönbacher l'imite aussitôt. L'Autrichien en vient à se cacher dans un buisson pour faire croire à son adversaire qu'il est déjà passé. A la veille de l'arrivée, un contre-la-montre doit départager les deux hommes. Terrible dilemne : il faut gaspiller un maximum de temps, pour ne pas perdre le précieux sésame, mais pas trop, pour ne pas finir hors-délai. Nerveux, Gerhrard Schönbacher craque, et accélère sur la fin de son effort. Pas Philippe Tesnière... qui sera éliminé par les organisateurs pour avoir été 53 secondes trop lent, avec un retard de plus 14 minutes sur Bernard Hinault, vainqueur de l'étape. Le lendemain, sur les Champs-Elysées, Gehrard Schönbacher s'offre le luxe de finir les 100 derniers mètres de la course à pied, avant d'embrasser la ligne d'arrivée. 

"Je faisais semblant d'être plié en deux"

Félix Lévitan, patron du Tour à l'époque, est hors de lui, et veut éviter que la mascarade se reproduise l'année suivante. Il instaure une règle drastique pour le Tour 1980 : le dernier au classement général à l'issue d'un certain nombre d'étapes sera systématiquement disqualifié. Gehrard Schönbacher, fort de sa science de l'arrière de la course, parvient à passer entre les gouttes et se laisse décrocher à la toute fin du Tour, une fois que la dernière place n'est plus éliminatoire. L'Autrichien prononce cette phrase, après l'arrivée à Paris : "Je m'améliore, puisque je me suis classé 89e et dernier en 1979 avec 4h19 de retard sur le premier et 85e et dernier en 1980 à 2h10."

L'attrait financier de la lanterne rouge disparaît peu à peu dans les années 1980, quand le salaire des coureurs augmente et que les critériums d'après-Tour se font de plus en plus rares. N'empêche qu'une place de dernier peut permettre à une équipe de sauver sa Grande Boucle. Comme en 1997, quand le directeur sportif de l'équipe Cofidis, Cyrille Guimard, décide de jouer la comédie du coureur héroïque qui va jusqu'au bout avec son poulain Philippe Gaumont. Oui, la comédie. Le coureur français ira jusqu'à mettre du sel dans son cuissard pour simuler une inflammation à la selle et bénéficier d'une prescription de corticoïdes. "Je faisais semblant d'être plié en deux, je jouais mon rôle pour les spectateurs et, à l'arrivée, il y avait quelques journalistes autour du camping-car de l’équipe Cofidis. Ils étaient venus pour moi, j'avais rempli ma mission", raconte Philippe Gaumont dans son livre Prisonnier du dopage

Philippe Gaumont, dernier du classement général du Tour de France, pose avec une lanterne rouge accrochée à sa selle, le 27 juillet 1997. (PASCAL PAVANI / AFP)

Le roi de la lanterne rouge est belge

Le record de dernières places sur le Tour a été battu par le Belge Wim Vansevenant dans les années 2000, en finissant trois fois d'affilée à la fin du classement. Son secret ? "Rouler lentement", confie-t-il ironiquement à Libération. Mais pas n'importe où. Si vous croyez qu'une lanterne rouge se conquiert en montagne, vous vous trompez : "La meilleure façon de perdre du temps, c'est sur les étapes de plaine, explique-t-il à Cycling Weekly. Mon travail était de rouler sur les échappées pour mon sprinter, Robbie McEwen. Une fois ma tâche accomplie, je me laissais distancer à 10 ou 15 km de l'arrivée. Je pouvais perdre pas mal de temps sans m'inquiéter pour rentrer dans les délais."

La lanterne rouge redeviendrait-elle tendance ? Au printemps, le site du Tour annonçait la création d'un maillot distinctif pour distinguer le dernier du peloton : une liquette grise avec la fameuse lanterne dessinée dessus. Ne cherchez pas ce maillot dans le peloton : cette annonce a été faite sur le site de l'épreuve le 1er avril. N'empêche : cela vaudrait presque une reconnaissance officielle pour ce 'titre' quasiment aussi célèbre que le maillot jaune.

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