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"C'est encore la course à l'échalote" : comment la caravane du Tour de France peine à prendre la roue de l'écologie

Article rédigé par Raphaël Godet
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8min
Le char de la marque Cochonou, le 2 juillet 2016, sur la route du Tour, entre le Mont-Saint-Michel et Utah Beach. (KENZO TRIBOUILLARD / AFP)

D'ici au 28 juillet, 15 millions de goodies seront distribués sur le bord des 460 kilomètres de route que le peloton va traverser.

Aucun bookmaker ne l'avait vue venir, cette échappée. Fin juin, trente-quatre parlementaires de tous bords politiques ont pris tout le monde de court en publiant une tribune pour supplier la caravane publicitaire du Tour de France d'en finir avec "les gadgets en plastique" qu'elle distribue aux spectateurs massés au bord des routes. "Plus personne ne peut ignorer la pollution que ça occasionne, fulmine François-Michel Lambert, élu écologiste des Bouches-du-Rhône, qui a pris la tête de la frondeOn va encore en lancer 15 millions sur le Tour cette année. C'était peut-être bien avant, mais ça n'est plus possible maintenant !

Sur la liste noire du député, les magnets et les porte-clés ont une place de choix. "Ce sont des goodies inutiles et polluants, et dont le public ne sait plus quoi faire une fois rentré à la maison, peste-t-il. Inutile de citer des marques, les concernées se reconnaîtront facilement."

Le public se bat pour un truc sans intérêt qui finira au mieux au fond d'un tiroir, au pire dans la nature. Ça met entre 300 et 400 ans à disparaître, ces machins.

Le député François-Michel Lambert

à franceinfo

Au milieu des chars de la caravane publicitaire, certains responsables marketing ont bien failli s'étouffer en apprenant dans la tribune que leurs cadeaux ressemblaient à de "pitoyables breloques en plastique fabriquées en Chine". "Des oreilles ont sifflé", rit jaune le salarié d'un sponsor, que franceinfo a contacté. "On passe pour des gros pollueurs et ça, ce n'est jamais bon pour l'image." Preuve que le sujet est sensible, la plupart des marques ont d'ailleurs préféré décliner nos demandes d'interviews. L'une d'elles, qui a son rond de serviette depuis vingt ans sur la Grande Boucle, a refusé de faire le moindre commentaire, bien qu'elle propose cette année encore des goodies emballés dans du plastique.

Une hôtesse distribue des casquettes au public lors de l'étape du Tour de France entre Annecy et le Grand-Bornand (Haute-Savoie), le 17 juillet 2018. (MARCO BERTORELLO / AFP)

C'est que certaines habitudes sont tenaces au sein de ce gigantesque cortège commercial long de onze kilomètres. "C'est encore la course à l'échalote entre les marques, résume à franceinfo un ancien collaborateur. Un jour, le sponsor pour lequel je travaillais avait prévu 700 000 goodies. Mais il était à deux doigts de repasser commande en apprenant qu'un concurrent allait en distribuer plus. Le nombre de goodies est en fait un argument de communication. C'est à celui qui en aura le plus à disposition du public. L'argument écolo, je ne l'ai pas souvent entendu."

"Ces babioles sont retrouvées dans les champs"

Un autre habitué de la caravane du Tour décrit bien les coulisses. "J'ai déjà eu l'impression de jeter des choses un peu bébêtes qui n'avaient rien à voir avec le corps de métier de la boîte, raconte cet étudiant. En les distribuant, tu sais pertinemment que les gens n'en feront rien." François-Michel Lambert, qui se rêvait gamin en Bernard Hinault, n'est pas du tout surpris : "On m'a déjà raconté que certaines de ces babioles étaient après coup retrouvées dans les champs, en montagne, dans les rivières. C'est impensable !"

Le Tour doit montrer l'exemple. Il doit prendre ce problème à bras le corps pour que la société suive.

Le député François Michel-Lambert

à franceinfo

Dans les couloirs d'ASO, l'organisateur du Tour de France, on assure ne pas avoir attendu la tribune des parlementaires pour faire la chasse au plastique. "Nous n'avons pas la prétention de dire que nous sommes parfaits, admet Christian Prudhomme, le grand patron de la course. Mais la démarche est déjà là. Nous avons lancé un dispositif spécial il y a cinq ans." Concrètement, les partenaires doivent désormais se plier à un cahier des charges "strict", avec "l'obligation de s'inscrire dans une démarche de réduction de l'usage du plastique dans les objets publicitaires distribués." Sinon, pas de Tour.

Le patron du Tour de France, Christian Prudhomme, le 16 juillet 2017, au Puy-en-Velay (Haute-Loire). (YORICK JANSENS / BELGA MAG)

C'est ainsi que le nombre de produits a diminué ces dernières années, passant de 18 à 15 millions entre 2017 et 2019. Des goodies ont aussi purement et simplement disparu des coffres. Quant aux casquettes et autres tee-shirts autrefois emballés dans un sac plastique, ils doivent désormais être distribués sans emballage.

"Proposer des produits qui sont vraiment utiles"

Chez Vittel, l'une des rares marques à avoir accepté de jouer la transparence, "ça fait plusieurs années qu'on a changé de braquet sur l'environnement", se félicite Françoise Bresson, la directrice communication de la marque. "Fini l'objet futile, maintenant on vise uniquement l'objet utile. C'est pour ça qu'on a volontairement arrêté de distribuer notre journal L'Officiel il y a deux ans, parce qu'on retrouvait des exemplaires sur les bords des routes."

Le fabricant d'eau minérale va cette année encore distribuer 500 000 petites bouteilles le long des 3 460 km de course qui mènera le peloton de Bruxelles aux Champs-Elysées. "On va nous dire qu'on met du plastique dans la nature. Sauf que ce sont des bouteilles 100% recyclables que l'on donne directement dans les mains des gens, se défend Françoise Bresson. Si le spectateur joue le jeu en mettant le produit dans la poubelle adaptée, il n'y a pas de pollution."

Offrir des bouteilles d'eau en plein mois de juillet à des spectateurs qui attendent parfois depuis cinq heures ne me paraît pas être inutile et superflu.

Françoise Bresson

à franceinfo

Dans les couloirs de BIC, on jure aussi avoir la conscience écologique au bout de la mine. "Il nous semble important de proposer des produits qui sont vraiment utiles et qui durent longtemps, explique la marque à franceinfo. C'est pourquoi nous offrons des stylos que nous fabriquons, dont les consommateurs ont vraiment besoin et qu'ils pourront utiliser une fois chez eux." 

"Les spectateurs viennent aussi pour ça"

La question des véhicules utilisés commence aussi à se poser. Certains sont passés à l'hybride ou à l'électrique mais "c'est encore 'peanuts' par rapport aux 160 véhicules présents au total, constate un bénévole qui a ses entrées sur le Tour. Une marque bien connue parade à bord de 2 CV d'époque. Alors OK c'est beau, c'est vintage, mais c'est super polluant." Vittel l'admet, "il y a encore énormément de choses à faire, c'est sûr, mais c'est aujourd'hui très compliqué car il n'y a pas toujours les capacités techniques." 

Si certains sponsors donnent l'impression de mouliner, c'est aussi que la caravane, imaginée par Henri Desgrange en 1930, offre une visibilité commerciale hors norme. Le ticket d'entrée se chiffre entre 200 000 et 1 million d'euros. Mais le retour sur investissement est colossal : "La course vous offre un contact avec 12 millions de spectateurs, et donc autant de consommateurs potentiels", résume Vincent Chaudel, fondateur de l'Observatoire du sport business. Un autre spécialiste de la caravane ne dit pas autre chose : "J'appelle ça du marketing par le porte-clé. Ça coûte quelques centimes d'euros à l'achat mais ça peut rapporter gros dans les rayons. Un magnet sur un frigo, c'est une marque visible toute l'année." 

Des spectateurs attendent les cadeaux sur le bord de la route du Tour de France, entre Anvers et Huy, le 6 juillet 2015. (THIERRY ROGE / BELGA MAG)

"Tout ne se fera pas en six mois" mais "rendre plus écolo le Tour et sa caravane est le sens de l'histoire, reprend Vincent Chaudel. Le Tour peut aller plus loin". Avec un bémol quand même : "Attention quand même de ne pas casser la magie de la caravane car les spectateurs viennent aussi pour ça. Le Tour est la seule épreuve d'envergure mondiale qui a une chance un jour de passer devant chez eux." Françoise Bresson, de chez Vittel, acquiesce : "Quand on ne distribue rien, les gens sur le bord de la route nous en veulent. Ça se retourne contre la marque." 

Si demain on est amené à ne rien distribuer, il faudra faire un énorme travail d'éducation et de pédagogie auprès des consommateurs.

Françoise Bresson, de Vittel

à franceinfo

ASO estime que 50% des spectateurs présents sur le bord des routes d'ici le 28 juillet seront d'abord là pour voir passer la caravane. François-Michel Lambert, qui doit "bien encore avoir un jeton de caddie PMU quelque part à la maison"veut bien l'entendre. Mais "hélas, si au-delà de la sensibilisation et de la prévention, rien ne bouge, il faudra légiférer. Comme pour les sacs plastique dans les supermarchés. Ça n'a pas été simple mais les gens ont fini par s'en accommoder."

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