Roland-Garros : les lobbies montent au filet
On a beaucoup parlé du repas à 10 000 euros offert à des députés par British American Tobacco. Moins de l'invitation, par le même cigarettier, de deux hauts fonctionnaires à Roland-Garros. Une pratique courante de relations publiques.
"Franchement déplacé et déontologiquement inacceptable." C'est ainsi que Marisol Touraine, ministre de la Santé, a qualifié l'excursion de plusieurs hauts fonctionnaires des ministères des Finances et de l'Intérieur à Roland-Garros, aux frais de British American Tobacco, n°3 du tabac en France. Le tournoi parisien est pourtant connu pour être the place to be pour le lobbying et les relations publiques. Une pratique très courante.
"Rien d'illégal"
Les grandes entreprises se bousculent pour louer une loge à Roland-Garros. Ainsi, les 270 loges du court central sont prises d'assaut, en attendant un éventuel agrandissement pour en accroître le nombre. Les loges représentent une vraie machine à cash pour le tournoi parisien. Elles rapportent près de 35 millions d'euros, plus que les 70% de places mises en vente auprès du grand public, notent Les Echos. Et tant pis si les sièges sont vides en début d'après-midi, quand les déjeuners d'affaires s'éternisent.
"Une loge à Roland-Garros coûte au minimum 50 000 euros, un emplacement au Village, 330 000. Pour une entreprise, ce n'est pas une dépense, mais un investissement, explique Mikaël Cabon, journaliste et auteur du site Lobbycratie, contacté par francetv info. C'est à la fois un investissement de notoriété, une façon de récompenser ses meilleurs managers, mais aussi un investissement d'influence indirecte." De nombreux hommes politiques, mais parfois aussi des hauts fonctionnaires, récupèrent un précieux sésame pour assister aux évènements sportifs les plus convoités, et ainsi être vus.
"Il n'y a rien d'illégal à cela", rappelle Nicolas Bouvier, membre de la commission de déontologie de l'Association française des conseils en lobbying et affaires publiques, interrogé par francetv info. C'est vrai, ce genre de cadeau immatériel n'est pas interdit en France, contrairement aux Etats-Unis (lien en anglais). "Et surtout, en général, personne ne sait qui a invité" ces hommes politiques ou ces fonctionnaires, fait remarquer Mikaël Cabon.
Des centaines d'euros pour échanger des cartes de visite
"Quand on invite un élu à un évènement sportif qui l'intéresse, cela montre qu'on le connaît déjà en amont, argumente Nicolas Bouvier. Inviter un parlementaire fan de rugby à une finale du Top 14 ou à un match de H-Cup ne me choque pas plus que ça. En revanche, inviter cinquante personnalités sans ciblage n'a aucun sens." Lors de la Coupe du monde de rugby 2007, l'ancien ministre de l'Agriculture Jean Glavany, grand amateur de ballon ovale, croulait sous les invitations. "On m’a proposé des places, mais moi, je refuse tout, s'est-il défendu sur Rue89 à l'époque. TF1 m’a proposé des places, France Télécom et d’autres, je ne sais plus."
Les entreprises qui font du lobbying et dépensent de fortes sommes en ce sens (ici, le hit-parade du Parlement européen) sont de plus en plus contrôlées à l'intérieur de l'Hémicycle. Un petit nombre de lobbies sont accrédités, d'autres doivent montrer patte blanche pour pénétrer au Palais-Bourbon. Un récent rapport du député PS Christian Sirugue (PDF) vise à renforcer l'encadrement des relations entre les entreprises et les députés.
En revanche, à l'extérieur, le contrôle est très difficile. "Inviter un député à Roland-Garros, c'est se constituer un carnet d'adresses à long terme, analyse Mikaël Cabon. Ce genre d'évènements se prête peu aux négociations, mais sert surtout à échanger sa carte de visite. Cela fonctionne aussi avec le Stade de France (entre 100 000 et 200 000 euros annuels selon la taille de la loge) ou le Parc des Princes, où plusieurs cigarettiers ont des abonnements à l'année.
Gentils élus contre méchantes entreprises ? Pas vraiment
N'allez pas croire que seuls les évènements prestigieux sont concernés. Chaque club de L1, L2 et Top 14 a ses loges. Celles du Stade Toulousain sont réputées pour être le centre des affaires de Toulouse. Mais cela fonctionne aussi ailleurs. Ainsi, Le Télégramme a raconté la soirée d'élus de Plouaret, petite commune du Finistère, invités à un match du Stade Brestois par la SNCF pour "la concrétisation des excellentes relations entretenues entre les deux entités". Le Courrier Picard rapporte un épisode similaire à Amiens, avec des chefs d'entreprises manifestement peu concernés par le match, dans la loge du conseil général.
Et parfois, ce ne sont pas les entreprises qui invitent. Un ancien assistant parlementaire, contacté par francetv info, explique avoir dû appeler la mairie de Paris pour avoir des places pour la finale de la Coupe de France de football à l'œil. "Il ne faudrait pas caricaturer les méchantes entreprises avec les gentils élus qui ne se rendent pas compte qu'ils se font manipuler", remarque Mikaël Cabon.
Vous avez dit corruption ? Les députés invités jurent toujours la main sur le coeur que ce genre d'invitations ne les influence pas. A une époque, l'opinion publique l'aurait cru. Aujourd'hui, la méfiance s'est installée. "Il y a dix ans, personne n'aurait critiqué le dîner des parlementaires payé par l'industrie du tabac. Le seuil d'acceptabilité de la société a baissé", conclut Nicolas Bouvier.
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.