"Ce sport s'est embourgeoisé" : comment le trail est en train de changer de nature avec l'argent, l'engouement et les sponsors

Chaque semaine, en France, 80 trails sont organisés en moyenne. Un succès démentiel pour un sport qui vivait bien à l'ombre de la course à pied sur route. Mais l'engouement pour l'Ultra Trail du Mont-Blanc a décuplé les vocations et les envies.
Article rédigé par Pierre Godon
France Télévisions
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Un des concurrents de l'UTMB, près de Chamonix, dans les Alpes françaises, le 2 septembre 2018. (LAURENT CIPRIANI/AP/SIPA / SIPA)

"On arrive au bout." C'est par ces mots que Nicolas Darmaillacq justifie l'arrêt du trail qu'il organise depuis des années, la Skyrhune, emblématique course du Pays basque. Trop de monde, trop d'argent, des valeurs qui se perdent... Le trail en France est devenu LA discipline à la mode, aujourd'hui avec plus d'un million de pratiquants et 4 200 courses répertoriées au calendrier. Un événement symbolise de manière exponentielle le passage à l'ère industrielle de ce petit sport d'amoureux de la nature qui voulaient courir en paix sur des chemins : l'Ultra Trail du Mont-Blanc – ou UTMB, le Graal de la discipline diffusé en mondovision du 26 août au 1er septembre.

Une course démesurée, sponsorisée par une marque de voitures, filmée comme le Tour de France, où le prix du dossard peut frôler les 400 euros et où la demande est telle que les organisateurs doivent procéder à une sélection drastique des aspirants concurrents. Parmi les outsiders pour la victoire finale, derrière l'extraterrestre Kilian Jornet (quatre succès au compteur, en plus d'une palanquée d'autres titres), Andy Symonds sera au départ cette année... sans beaucoup d'illusions. "Je ne suis vraiment pas en phase avec les valeurs de la course. Mais j'assume cette contradiction."

Pour les sponsors, l'eldorado des "valeurs du trail"

Le trail, c'est l'histoire d'un sport dont la popularité a explosé, à bas bruit, depuis une quinzaine d'années. "Il y a dix ans, c'est tout juste si on vous servait une bière à l'arrivée, et si vous aviez de la chance, un petit gâteau", s'amuse le Britannique Andy Symonds, un des plus beaux palmarès du plateau européen. Désormais, les vainqueurs de grandes épreuves se voient gratifiés de chèques avec des sommes à cinq chiffres. Les sponsors se bousculent pour s'associer à cette discipline qui exhale la vie au grand air et l'amour de la nature. "On est sur le point de devenir comme le cyclisme en termes de greenwashing", alerte Andy Symonds, qui se désole que la Grande Boucle serve déjà de marchepied publicitaire à Total, Ineos ou des pays du Golfe producteurs de pétrole.

En 2023, le sponsoring de l'UTMB par le constructeur automobile Dacia avait fait couler beaucoup d'encre. Cette année, c'est l'équipementier Hoka qui accole son nom au trail le plus connu de la planète, mais la filiale de Renault figure encore parmi les partenaires de l'événement. "[Avoir Dacia en sponsor principal], ça a été mal perçu, il faut l'avouer", reconnait Frédéric Lénart, directeur général d'UTMB Group. "La marque reste partenaire, mais un peu moins visible. Peut-être qu'on a été un peu vite. Mais on a la conviction qu'on colle toujours aux valeurs du trail." 

Des valeurs qui font saliver les grandes marques, même pour apposer leur nom à des événements qui ne touchent qu'un public local. "J'organise un trail en Provence, qui fait partie d'un réseau de courses essayant de promouvoir des valeurs éthiques, décrit Andy Symonds. Dans ce circuit figure aussi une autre épreuve, qui avait été approché par Total pour parrainer l'édition 2024. On en a beaucoup discuté entre nous, et on a réussi à les convaincre de renoncer."

Un sport victime de son succès ?

Les sponsors jouent des coudes parce que les coureurs se bousculent pour transpirer au grand air. Prenez le trail de la Côte d'Opale, qui fait crapahuter le chaland autour du cap Blanc-Nez.

Le directeur de l'épreuve se transforme en videur de boîte de nuit dès que les dossards sont mis en vente. "Tous les ans, on refuse entre 3 000 et 4 000 personnes, assure Franck Viandier, organisateur du Trail de la Côte d'Opale. Pour les courses du samedi, on pourrait doubler la capacité sans problème. Et on a mis au point un système pour empêcher les gens d'acheter plusieurs dossards pour couper court à la spéculation... On doit s'en tenir à une limite de participants, fixée avec les services régionaux de protection de la nature." La course traverse plusieurs zones protégées et les négociations sont âpres avec les acteurs publics et les associations écologistes pour minimiser l'impact des trailers sur les dunes et auprès des mouettes de la Côte d'Opale.

"Sur certaines distances, on a vendu les 5 000 dossards en douze minutes. Comme pour un concert de U2 !"

Franck Viandier, organisateur du Trail de la Côte d'Opale

à franceinfo

Un engorgement provoqué par ce que nombre d'organisateurs appellent "les Parisiens". Un nouveau public, venu de la course à pied – qui connaît elle aussi un boom exponentiel avec plus de 12 millions de pratiquants – pas toujours au fait des us et coutumes de la course en pleine nature. "On a vraiment senti ce changement au niveau éducationnel, poursuit Franck Viandier. Le genre de personne qui ne comprend pas qu'on refuse de servir à boire au ravitaillement si on n'a pas pris son gobelet rétractable, ou qu'il n'y ait pas de ravitaillement tous les 2 km comme sur les marathons sur route..." 

Les concurrents de l'Ultra Trail du Mont-Blanc, le 2 septembre 2023, en Haute-Savoie. (JEFF PACHOUD / AFP)

Le reflet de l'évolution de la société, analyse le sociologue Olivier Bessy, lui même traileur émérite. "Le trail originel épousait les valeurs de la société post-moderne, avec le retour à la nature, la simplicité, le désir d'évasion. Dans les années 90, l'hypermodernité et son côté 'toujours plus' ont déteint sur la discipline, où l'ultra-trail a été beaucoup plus valorisé." Malgré le retour en force de la sobriété avec la montée des questions environnementales, pour le gros des participants d'un trail, la récompense ultime se trouve dans le regard de leurs collègues à la machine à café le lundi matin, après la course. "Les bénéfices symboliques sont considérables. Dire que vous avez fini l'UTMB, c'est comme quand vous dites que vous avez fait le marathon de Paris", appuie Olivier Bessy, auteur d'un livre sur les 20 ans de l'épreuve. "On n'est pas sortis du storytelling de la lutte entre l'homme et la nature", résume Axel Pittet, qui chapeaute le diplôme universitaire trail running à l'université Grenoble-Alpes.

Le trail, poule aux oeufs d'or du running

D'où une surreprésentation des CSP+ dans ce nouveau public du trail. Des passionnés qui dépensent de plus en plus pour assouvir cette nouvelle passion (800 euros annuels au bas mot pour quelques dossards et un équipement correct, selon le Baromètre du running de 2022). Des marques éco-responsables se sont même créées spécifiquement pour la discipline, comme Wise. Il faut être prêt à lâcher 150 euros pour un t-shirt, deux fois plus pour un sac à dos, qui vont certes durer dix ans, mais forcer leur propriétaire à renoncer aux derniers gadgets à la mode. "Le trailer est conscient d'être en plein dans cette dissonance entre ses valeurs et son appétence pour le marketing", poursuit Axel Pittet.

"On n'est pas responsables de l'évolution du trail, mais on l'accompagne", répond l'Ultra Trail du Mont-Blanc, par la voix de Frédéric Lénart, aux adeptes du "c'était mieux avant". "Il y a plusieurs axes dans le trail running, et on en incarne un." La version industrielle, sûrement. Fort de son succès depuis vingt ans, l'UTMB Group est devenu le pendant trail de ce qu'ASO – organisateur de la Grande Boucle, de Paris-Roubaix ou encore de la Vuelta – incarne dans le cyclisme. La société française chapeaute désormais 44 événements à travers le monde, rassemblant 150 000 coureurs.

Un concurrent de la Diagonale des fous, un ultra-trail à La Réunion, le 20 octobre 2006. (RICHARD BOUHET / AFP)

L'UTMB Group défend aussi une version plus féminine du trail. Ce gros barnum, qui essaime du Canada à la Nouvelle-Zélande, affiche sa volonté d'attirer plus de femmes vers un sport où elles se font rares dès que la distance s'allonge (autour de 20% sur les épreuves dépassant les 40 km). "C'est un trait culturel [en Europe], on ne voit pas ça du tout sur nos trails en Océanie", affirme Frédéric Lénart. Pour faire venir plus de sportives, hors de question de réserver un quota de dossards à la gent féminine : l'organisateur préfère appuyer la communication sur les championnes et les anonymes qui parviennent à briller sur l'épreuve mythique. 

Pour l'instant, ces dames sont en réalité surtout ciblées par les formules qui visent à emmener Monsieur le trailer et sa famille faire du tourisme sportif. En Auvergne, la Volvic Volcanic Experience propose même, au lendemain de l'effort, une balade touristique pour pouvoir contempler tranquillement toutes les merveilles de la nature que le coureur aurait loupé la veille, trop occuper à scruter le sol pour ne pas déraper sur une racine mal placée. "L'idée est vraiment d'offrir une expérience globale", expliquent Hugo Charrier et Benoît Grassigny, qui ont créé l'application Finishers pour aider les runners à s'y retrouver dans la jungle des courses proposées (avec une carte spectaculaire à l'appui). "C'est intéressant de voir qu'on a cette pratique du sport qui va au-delà de l'effort physique."

"En France, le trail s'est embourgeoisé."

Axel Pittet

Universitaire spécialiste du trail

De quoi faire saliver des élus locaux en mal d'événements pour occuper la morte saison. "On reçoit de plus en plus de guides de moyenne montagne missionnés par les élus locaux, pour apprendre à organiser un trail sur leur territoire, souligne Axel Pittet. Certains y voient une façon d'enrayer la baisse de fréquentation liée au faible enneigement, ou de développer le tourisme l'été. Beaucoup de courses en Isère ne se cachent plus et visent le public parisien à deux heures de TGV." Une réponse aux aspirations des nouveaux adeptes du trail.

Cherche retour aux sources désespérément

Un autre trail est-il possible ? C'est la question que se posent ceux qui se lancent dans le grand bain ces dernières années : des organisateurs plus jeunes, encore plus sensibles aux sujets environnementaux. A l'image de François Hinault, qui a mis sur pied le Grand Raid du Finistère, sur la presqu'île de Crozon. Absence de balisage, ravitaillements amenés par les coureurs et dispatchés en différents points du parcours, interdiction des bâtons pour limiter les dégâts sur les sols, volonté de limiter chaque épreuve à quelques centaines de participants (et si possible des locaux), exclusion à vie d'un coureur surpris en train de jeter ses déchets dans la nature et même refus de fournir des épingles à nourrice pour accrocher le dossard... "C'est un symbole, mais un engagement de plus", assure François Hinault.

Un concurrent se fraye un chemin au milieu d'un troupeau de chèvres, sur l'Ultra Trail du Mont-Blanc, le 2 septembre 2018. (LAURENT CIPRIANI/AP/SIPA / SIPA)

Des petites et grandes mesures qui lui ont permis d'obtenir l'éco-certification. "ll y a encore des expériences nouvelles à créer", revendique François Hinault. Pourquoi pas sur le modèle des courses américaines, plus dures, plus extrêmes, plus longues, et surtout 100% "roots" ?

Question roots, une variante des trails surpeuplés a fait son retour sous les radars en France. "Vous connaissez le off trail ?", interroge Axel Pittet. Quelques copains, une dizaine tout au plus, qui se lancent à la sauvage dans un raid de 150 bornes dans les Alpes, passant la nuit dans des refuges. Personne ne regarde son chrono, et personne n'enregistre sa perf sur Strava. "Ça a explosé pendant le Covid, comme les compétitions officielles étaient suspendues, remarque Axel Pittet. C'est ce qui correspond le plus à l'esprit puriste."

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