Patinage artistique : face à la casse d'enfants champions, l'âge de la discorde
Début juin, la fédération internationale de patinage artistique pourrait relever l'âge minimum de participation aux compétitions senior, de 15 à 17 ans, ce qui anime les débats en coulisses.
Les trois jeunes prodiges russes ne toucheront pas la glace de Montpellier du 23 au 27 mars. Mais les coulisses du Mondial de patinage artistique vont sans aucun doute bruisser de leurs noms. En inscrivant à l'ordre du jour de son prochain Congrès, prévu début juin à Phuket (Thaïlande), la proposition de relever l'âge minimum de participation aux compétitions senior, la fédération internationale de patinage (ISU) vise implicitement le modèle russe et ses athlètes à maturité très précoce. Aujourd'hui fixée à 15 ans, la limite d'âge pourrait être portée à 17 ans.
La mesure n'est pas nouvelle. La fédération néerlandaise avait déjà soutenu cette évolution lors du Congrès de 2018. Russie et Japon en tête de l'opposition, la proposition avait été rejetée par 39 voix contre, 63 pour et 16 abstentions. Pour être adoptée, une mesure doit réunir l'approbation des deux tiers des membres de l'ISU. Plusieurs événements ont pu pousser la fédération internationale à relancer le débat autour de l'épineuse question de l'âge minimum : le suicide, à 20 ans, de la patineuse australienne Ekaterina Alexandrovskaya, à l'été 2020. Et plus récemment l'affaire Valieva, qui du fait de ses 15 ans et de son statut "d'athlète protégée", a pu patiner aux JO de Pékin malgré un contrôle antidopage positif.
Eviter une nouvelle affaire Valieva
"Cette décision de relever l'âge, c'est à la fois pour protéger les très jeunes athlètes de la surmédiatisation et de la pression qui leur tombent dessus. Mais aussi pour, qu'à partir du moment où un patineur participe aux JO, qu'il puisse être sanctionné s'il est dopé", estime Brian Joubert, champion du monde de patinage artistique devenu désormais entraîneur. Un alignement donc, de l'âge de compétition à celui de la responsabilité pénale.
Si l'ISU n'a pas encore détaillé les motifs de sa proposition, beaucoup y voient une manière de protéger l'intégrité physique et mentale des athlètes. "Le but est peut-être d'épargner des souffrances à de jeunes patineurs et patineuses. Mais on parle toujours de ce qui ne va pas alors qu'il est possible, avec un véritable accompagnement, de voir des enfants et adolescents s'épanouir dans le sport de haut niveau", regrette Nathalie Péchalat. La présidente de la Fédération française des sports de glace se dit encore "très partagée" sur la question et se donne le temps de la réflexion.
Les dérangeantes retraites précoces
Un autre phénomène pourrait avoir poussé l'ISU à agir, celui des "comètes" – ces athlètes, notamment russes, aux carrières aussi précoces que brèves. Titrée à 15 ans aux Jeux de Pyeongchang en 2018, Alina Zagitova a suivi ceux de Pékin derrière le micro d'un média russe. Dans les tribunes de Pékin se trouvait aussi sa dauphine en Corée du Sud, Evgenia Medvedeva, qui a mis fin à sa carrière à 22 ans à cause d'une blessure chronique au dos. Autre exemple, Ioulia Lipnitskaïa, retraitée à 19 ans après avoir brillé à 15 ans puis disparu des écrans.
"La tendance de très jeunes patineurs prenant leur retraite si tôt est inquiétante. Relever l'âge limite peut augmenter la probabilité de voir des athlètes avec une longue carrière. Le public pourrait apprécier plus longtemps leur patinage et cela créerait un intérêt plus fort dans notre sport”, pose le patineur canadien Eric Radford, multiple médaillé mondial et olympique en couple et membre de la commission des athlètes de l'ISU. Même son de cloche chez la Française Maé-Bérénice Meité, modèle de longévité.
Pour la patineuse de 27 ans, "cette très belle décision va forcer tout l'écosystème sportif à repenser la stratégie de l'entraînement pour que l'athlète puisse durer : la charge, le moment où les sauts sont appris. Peut-être aurons-nous un retour sur l'impact de réaliser des sauts d'une telle ampleur et difficulté si jeune. Cela va obliger tout le monde à revoir son approche du patinage."
Un public privé de talents ?
À l'inverse, Nathalie Péchalat ne croit pas en un quelconque effet du recul de l'âge sur la durée des carrières – "ce n'est pas parce qu'on attend plus longtemps qu'on dure plus longtemps" – ni à une évolution du modèle russe. "Les jeunes patineuses russes se font pousser dehors par leurs propres compatriotes plus jeunes parce que la Russie a un énorme vivier, le patinage y étant un sport national."
"Le niveau junior risque d'être plus élevé techniquement que celui en senior. C'est le point négatif."
Brian Joubert, entraîneurà franceinfo: sport
L'ancienne double championne d'Europe de danse sur glace souhaite continuer à voir patiner les jeunes prodiges russes, "dès lors qu'elles respectent les règles du jeu". "Les comètes dérangent certains, car on aime avoir des champions qu'on suit, reprend-elle. Ils attirent du monde. C'est vrai qu'en individuel, ça peut changer vite, mais moi je pense que cela peut être intéressant aussi. Si ce sont des comètes exceptionnelles, de quoi se plaint-on ?"
Surtout, la présidente de la Fédération française des sports de glace craint de priver le public de talents. Et estime que relever l'âge "pourrait affecter le niveau de performances des compétitions senior".
La puberté, enjeu de performance
En relevant l'âge de 15 à 17 ans, l'ISU joue sur une période charnière pour les jeunes filles : la puberté. "Dans les sports dits artistiques, l'élévation de la limite d'âge est un véritable enjeu car la puberté bouleverse la carrière des jeunes filles. La transformation de leur corps – prise de poids, développement de la poitrine et des hanches, apparition des règles – influe sur leurs performances physiques", rappelle Amélie Pouillaude, doctorante en sociologie au Centre lillois d'études et de recherches sociologiques et économiques de Lille, auteure d'une thèse sur le rapport entre genre et sport. Dans la catégorie senior, plus médiatisée et plus prestigieuse, les juges attendent "des performances plus abouties au niveau émotionnel", précise la chercheuse, qui travaille sur ces questions au niveau de la gymnastique artistique et du twirling bâton.
Or, la pratique intensive du sport retardant la puberté, des sportives de 15 ans sont attendues comme devant patiner "comme des femmes", alors même que ces jeunes filles ne se représentent pas comme telles. "Relever l'âge permettrait de leur donner du temps pour devenir matures. Elles seront potentiellement moins malléables et plus armées pour s'imposer dans la relation qu'elles entretiennent avec leur entraîneur. Et elles auront l'opportunité d'être plus ajustées à la performance demandée en senior, à savoir faire femme et donner des émotions", argumente Amélie Pouillaude.
Artistique vs technique
Brian Joubert illustre ce gain de maturité dans la qualité de la performance artistique d'Alexandra Trusova, vice-championne olympique à Pékin, à 17 ans. "Lorsqu'elle avait 14 ou 15 ans, j'admirais la technique de ses quadruples sauts. Néanmoins, au niveau artistique, il n'y avait rien : c'était sans émotion et fade. Mais c'était normal étant donné son jeune âge. À Pékin, son patinage était plus agréable à regarder, elle partageait autre chose. Pour le public, c'est plus intéressant." L'ancien patineur international l'affirme : "Une patineuse senior pourra toujours faire le poids face à une rivale plus jeune".
Pour Maé-Bérénice Meité, ces deux années supplémentaires en junior peuvent être mises à profit "pour améliorer la qualité de patinage, l'artistique, le sens du détail, les pirouettes, inventer de nouveaux éléments". "Il y a tellement de choses dans le patinage. Là, on se concentre sur les sauts, les sauts, les sauts. Mais on peut développer sa créativité et se démarquer autrement qu'en présentant une technique incroyable", assure la patineuse française, pour qui la présence des jeunes Russes "crée de l'émulation et incite à repousser ses limites pour les concurrencer d'une manière ou d'une autre".
Juste alliance entre éléments techniques et artistique le patinage ? Avec un système de notation qui tend à privilégier le premier au second, et surtout la prise de risque à la routine propre, c'est finalement toute l'approche de la discipline qui pourrait, à terme, évoluer.
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