Mondial de rugby : réputation de bouchers, pièges glacés et méthodes du KGB... La Russie, l'autre pays de l'ovalie
Vingtième nation au classement mondial, la Russie est l'avant-dernière équipe la moins bien classée à prendre part à la Coupe du monde. Et quand on ausculte le rugby local, on se rend compte qu'il y a pas mal de boulot.
Le Slava Stadium de Moscou a beau ne pas payer de mine avec ses sièges fatigués et ses 2 500 places, il n'en demeure pas moins un des épicentres du rugby russe. Les gradins sont bien garnis pour la rencontre qui se déroule dans la douce fraîcheur de l'été moscovite. Sur le pré, l'équipe nationale de Russie se prend les pieds dans le tapis face à celle de... Jersey (35-22). Vous avez dit "exploit" ? On a posé la question au coach des Britanniques, Harvey Biljon : "Pas tout à fait. Je pense qu'ils ne nous ont pas pris de haut." Car si les Jersey Reds sont de solides pensionnaires de la deuxième division anglaise, ce que le grand public va retenir, c'est qu'une île de 106 000 habitants a terrassé un pays 1 500 fois plus peuplé. Et c'est un bon résumé du niveau du rugby local, alors que la Russie défiera les Samoa dans leur match le plus abordable de la Coupe du monde, le 24 septembre au Kumagaya Rugby Ground.
Entre la Russie et le ballon ovale, l'histoire a toujours été compliquée depuis 1880, date du premier maul disputé sur un terrain vague moscovite. On pourrait parler d'actes manqués à répétition. Le tsar a d'abord interdit la pratique du rugby, jugé trop violent, en 1888. Staline ré-interdira le ballon ovale en 1949, car jugé pas assez digne des "valeurs du communisme". Et l'URSS rejetera l'invitation pour le premier Mondial de l'histoire en 1987, à cause de la non-exclusion de l'Afrique du Sud et de son régime d'apartheid par la fédération internationale. En 150 ans d'existence, l'équipe de Russie affiche un bilan assez limpide en Coupe du monde : quatre matchs, pour autant de défaites. "Aujourd'hui, le rugby est autour du vingtième sport en Russie, loin derrière le hockey sur glace, la lutte, le basket, le foot ou encore le bobsleigh", se désole l'actuel sélectionneur, le Gallois Lyn Jones, cité par Wales Online.
Les mystérieux "golgoths" venus du froid
Leur rareté au plus haut niveau a bien suscité quelques fantasmes. Comme le raconte le Sud-Africain Jared Wright, qui, comme beaucoup d'enfants dans son pays, a usé ses fonds de culotte dans la boue des mêlées : "Je revois très bien le coach de mon école, un type qui avait joué avec Bakkies Botha [s'il existait un hall of fame des joueurs violents, il y figurerait en très bonne place], expliquer aux gamins qu'il n'avait jamais autant dérouillé que quand il avait joué une équipe russe lors d'une tournée. Il décrivait les joueurs russes, des piliers aux arrières, comme des 'golgoths' avec d'énormes tablettes de chocolat."
Forcément, quand il est devenu en 2014 entraîneur des avants des Ours – le petit surnom de l'équipe nationale russe –, Laurent Seigne, un entraîneur français qui a gagné la Coupe d'Europe avec Brive au mitan des années 1990, s'attendait à voir du muscle. "Je sais bien que c'est un cliché, mais je pensais trouver des profils proches des Sud-Africains [la référence en matière de combat et de jeu physique]. Le moins qu'on puisse dire, c'est que j'ai été déçu." Le système soviétique a vécu, les clubs n'arrivent plus guère à attirer les jeunes, faute d'argent, d'infrastructures et d'un championnat intéressant.
Le MMA - plus rémunérateur - détourne énormément de jeunes des rectangles verts. Le rugby russe n'a pu récupérer que le prometteur Taguir Gadzhiev, tout droit venu de son Daghestan natal : "J'ai commencé le rugby à 18 ans. Avant, je n'en avais jamais entendu parler." A 24 ans, il est d'assez loin le benjamin de la liste. Mesurez la différence... avec les Bleus. "Il y a une dizaine de joueurs de l'équipe de France qui sont plus jeunes que le plus jeune de la liste des 31 Russes", souligne James*, qui anime le compte Twitter @Tier2Rugby, spécialisé sur le rugby d'en bas.
On se disait que la seule façon de faire bouger les choses, ça aurait été de récupérer le numéro de Gérard Depardieu pour qu'il en touche un mot à son ami Poutine.
Laurent Seigneà franceinfo
"Sans impulsion politique, la situation était bloquée", poursuit l'entraîneur français. Et effectivement, les choses ont commencé à bouger grâce à un oligarque, Igor Artemyev, bombardé à la tête de la fédération en 2017, qui a attiré argent et sponsors. Reste maintenant à convaincre les clubs de ne pas utiliser l'argent en rameutant des Néo-Zélandais (quand le rouble est fort) ou des Tongiens (quand la monnaie nationale s'effondre) mais en formant des jeunes. On a demandé à l'entraîneur de Jersey s'il avait vu des joueurs russes qui lui avaient tapé dans l'œil. Après un temps d'hésitation, réponse polie d'Harvey Biljon : "Oui, certainement, quelques-uns ont montré de belles qualités, notamment sur le plan athlétique." Pour les noms, on repassera.
Traquenards à la russe
En Russie, on n'a pas Dan Carter, le légendaire ouvreur néo-zélandais, mais on ne manque pas d'idées pour gagner des matchs. Pas toujours à la régulière. En 2004, les Russes battent les solides Roumains à la surprise générale lors d'un match disputé à Krasnodar. "Beaucoup de nos joueurs ont souffert d'endormissement pendant le match", s'étonne le porte-parole de la fédération roumaine, cité dans le quotidien local National. A tout hasard, les Roumains, sitôt rentrés chez eux, effectuent quelques prélèvements. Bingo ! Les douze joueurs testés sont tous positifs à la phénothiazine, un somnifère puissant qui disparait de l'organisme en 48 heures. Vous avez dit "guerre froide" ?
Lors de leur déplacement suivant, les Roumains réduisent au maximum leur séjour sur place (moins de 24 heures) et embarquent un cuisinier, des provisions et une solide réserve d'eau. Faute de talent, les Russes en sont réduits à jouer la carte de l'intimidation. Comme quand le chauffeur du bus qui devait conduire les Géorgiens au stade pour un match en 2008 fait un crochet par l'aéroport, et les bouchons qui vont avec, pour n'arriver au stade que quelques minutes avant le coup d'envoi, rappelle le site Rugby.ro (lien en roumain). Ce dernier se défendra en affirmant qu'il n'a fait "que suivre la feuille de route qu'il a reçue".
Six ans plus tard, les Roumains découvrent qu'ils affronteront les Russes pour un match crucial de qualification à la Coupe du monde, non pas à Sotchi, au climat clément, mais aux infrastructures réquisitionnées pour les Jeux olympiques d'hiver, mais dans la riante cité de Krasnodar, sur un terrain non chauffé alors que la température ne grimpe que de quelques degrés au-dessus de zéro à la fin de l'hiver. Les Roumains soupçonnent les Russes de vouloir repousser le match à un moment où les meilleurs joueurs roumains seront de retour en Top 14, l'élite française. Ceux qu'on surnomme les "Chênes" obtiennent finalement la tenue de la rencontre le jour prévu, mais à Nebug.
Vous n'avez jamais entendu parler de ce patelin ? C'est normal. Situé à... 150 km de l'hôtel que les Roumains ont réservé, cet aimable rectangle vert entouré d'une main courante sans vestiaire suffit habituellement à cette bourgade de 4 000 âmes. Alors certes, la zone d'en-but est amputée de moitié par rapport à celles de standing international parce qu'un pipe-line passe en plein milieu, décrit Tier2rugby. Les Roumains sont obligés de s'entraîner dans des salles de réunion de leur hôtel. Mais ils infligent un 34-3 à leurs hôtes, une victoire au goût de justice.
Le ticket pour le Japon dans une pochette surprise
Vu le tableau dépeint, comment la Russie a-t-elle fait pour se qualifier pour le Mondial japonais ? En profitant d'un incroyable imbroglio juridique. Sur le papier, seul le premier du groupe de qualification européen décrochait son ticket pour le pays du Soleil-Levant. Bien que quatrième, la Russie a bénéficié d'une série de concours de circonstances pour décrocher la timbale. Car les trois équipes qui la précédaient (la Roumanie, l'Espagne et la Belgique) ont aligné des joueurs non sélectionnables lors des rencontres (pour leur défense, les Roumains ont argué qu'il n'était pas précisé sur Wikipedia que leur joueur avait déjà porté le maillot des Tonga au rugby à 7).
Cerise sur le gâteau avec le choix de trois arbitres roumains lors d'un Belgique-Espagne décisif... qui en cas de victoire belge envoyait la Roumanie au Mondial. Triche, polémique et mauvaise foi : la fédération internationale, World Rugby, a mis des mois à trancher la question. Sans que la solution retenue, qualifier les Russes par défaut, ne fasse l'unanimité.
Vous l'aurez compris, la Russie n'a pas vraiment le niveau. "On stagne, pire, on régresse, soupire Viktor Paltchikov, suiveur du rugby russe sur Twitter. "Il y a dix ans, on était au niveau des Etats-Unis et on battait l'Espagne. Aujourd'hui, ils nous mettent des roustes." Seule lueur d'optimisme dans ce tableau bien sombre ? L'éventuelle implication de Vladimir Poutine dans une possible candidature russe pour le Mondial 2027, qui pourrait secouer les acteurs locaux. "Ça permettrait une meilleure reconnaissance du rugby en Russie, et peut-être l'usage de stades et d'infrastructures modernes, avance Viktor Paltchikov. Mais ne nous leurrons pas : la Russie n'a pas la moindre chance d'être désignée dans l'état actuel des choses."
* le prénom a été modifié pour préserver son anonymat.
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