Roland-Garros : le jour où le public français a choisi Federer à la place de Monfils
3 juin 2009, quart de finale entre Monfils et Federer à Roland-Garros. On joue le tie-break du premier acte. À 7-6 sur le service adverse, Roger Federer vient de sauver une balle de set, avant de s’en procurer une à son tour. D’un enchaînement coup droit long de ligne, montée au filet et volée parfaitement maîtrisée, le Suisse emporte la première manche, et tout le public du court Philippe-Chatrier avec lui. Malgré la fougue de sa jeunesse et sa vélocité, Gaël Monfils ne peut que s’incliner. C’est à ce moment précis que la "fièvre grandissante des Parisiens pour la victoire de Roger Federer", comme l’écrira un journaliste du Telegraph le lendemain, commence à monter.
Il est des champions incontestés qui sont acclamés partout où ils passent. Quelque soit le contexte, l’époque où l’endroit, ils suscitent un élan de sympathie et de respect quasi-unanime. Roger Federer fait partie de ceux-là. Quand il pénètre sur le court central en cette après-midi du mois de juin 2009 pour y disputer son sixième quart de finale à Roland-Garros, le Suisse est bien loin de se douter qu’il va transporter le public français dans une autre dimension.
Deux "chouchous" du public
Il sort tout juste d’un marathon de plus de trois heures face à Tommy Haas en huitième, et doit désormais se défaire de Gaël Monfils, dans un remake de sa dernière demi-finale Porte d’Auteuil. Un an plus tôt domicile, le Français avait pu compter sur le soutien de son public pour arracher un set à l’Hélvète. Mais cette année il n’en sera rien, car cette rencontre, si particulière pour les deux joueurs, va changer à tout jamais le sens de l’histoire d’amour déjà bien entamée entre Roger Federer et le public parisien.
Depuis l’élimination surprise de Rafael Nadal au tour précédent - vécue comme un puissant séisme dans les allées de Roland - le Suisse est le favori désigné du tournoi. Arès trois échecs successifs en finale, le trophée des mousquetaires ne peut, ne doit pas lui échapper. À l’aube des 1/4 de finale, le public français a donc largement tourné son attention vers le numéro 2 mondial, conscient qu’une première victoire à Paris offrirait à "Rodgeur" une place à part dans l’histoire. Décrit dans le journal l’Equipe comme "le grand amour d’un public qui désespère alors de le voir jamais couronné sous ses yeux", le Bâlois n’est plus qu’à trois marches de son Graal.
Un argument certes convaincant, mais loin d’être suffisant pour que les gradins du Chatrier se désolidarisent de Gaël Monfils, dans sa quête d’un exploit qui serait retentissant. Attendu comme le digne successeur de Yannick Noah, seul et unique tricolore vainqueur des Internationaux de France en 1983, le Parisien de 23 ans a les faveurs d’un central largement acquis à sa cause. Du moins le temps d’un set, très accroché.
"Il y a un stress particulier avant ce match. On sent que Monfils est capable d’aller très loin. Il est encore jeune et peut espérer gagner un ou plusieurs Grands Chelems", se souvient le journaliste Thomas Sotto, fan inconditionnel de Roger et auteur du livre "Une aventure nommée Federer". Effectivement, le Français fait étalage de son talent dans la première manche. Sans complexe, il tient tête au maître, jusqu’à cette balle de set si cruelle manquée dans le jeu décisif. Le tournant du match.
Dix ans plus tard, quelques jours avant son entrée en lice Porte d’Auteuil, le Français se remémore ce moment de tension, et l’atmosphère électrique qui entourait le central : "Je me souviens que j’ai une balle de set dans la première manche. Il me fait un kick, mais je suis un peu loin. C’était un gros match, vraiment un très gros match" reconnaît-il. Sur ce coup-là, ce n’est pas seulement un set que Monfils vient de perdre, mais bien le soutien d’une grande partie du public français avec lui. Les jeux passent et l’on sent le Français vaciller. Breaké d’entrée dans la deuxième manche, un rugissement de rage lui échappe "Merde, ce chop !" s’agace-il, impuissant face au revers slicé de Federer.
La manche s’achève à 6-2 sur une nouvelle faute directe du Parisien, qui commence à se plaindre de douleurs à l’estomac. Lâché par sa réussite, puis par une partie du public, c’est désormais le physique qui décide de trahir le jeune français. Au courage, il parvient à tenir son service jusqu’à 4-4 dans le troisième set, avant de voir le Suisse porter l’estocade et breaker pour conclure la partie en un peu plus de 2h20 de jeu. C’est alors qu’un ouf de soulagement émane des tribunes du Philippe-Chatrier, accompagné d’inlassables "Roger, Roger, Roger !". Le public est heureux de voir le calvaire de son protégé terminé, mais aussi et surtout ravi d’avoir assisté au récital d’un immense champion, adoubé dans un stade qui s'apprête à devenir l’un de ses jardins préférés.
"Le public français m’a adopté"
"Alors que Monfils vient de quitter le court sous un soleil de plomb, un rugissement énorme venant des quelques 14 000 spectateurs accompagne la sortie de Roger Federer. Un vacarme sans égal" écrit le journaliste Paul Myers après le match. Acclamé, porté en triomphe, le Suisse a fait bien plus que gagner un quart de finale. Il vient tout simplement de s’approprier Roland. "Nous n’avons pas de Grand Chelem en Suisse, mais j’ai vraiment l’impression d’être à la maison dans les tournois du Grand Chelem et particulièrement dans celui-ci" réagit le vainqueur du jour, à chaud, "J’ai le sentiment d’avoir été adopté par les Français" ajoutera-t-il un peu plus tard.
"Soutenu inconditionnellement sur le court quand il n’a pas la malchance d’affronter un Français, le Suisse est également chouchouté en dehors. Il ne peut pas faire deux mètres dans la capitale sans entendre des Parisiens lui crier "c’est ton année, tu dois le faire" peut-on lire dans Le Figaro au lendemain de sa victoire. Mais l’adversaire français ne sera plus jamais un obstacle après ce jour. L’Hélvète est désormais chez lui à Paris, et le public français le lui a bien fait comprendre.
"Si Gaël avait gagné, les gens auraient été contents, mais ils étaient tout aussi heureux, si ce n’est plus, de voire Federer l’emporter. Heureux de voir un joueur extraordinaire jouer un ou deux tours de plus" juge le directeur de Roland-Garros Guy Forget, "Je me souviens de Jimmy Connors, qui n’était pas apprécié du public, et des joueurs sur le circuit. Mais à la fin de sa carrière, les gens avaient envie de le voir, ils voulaient communiquer avec lui. À l’inverse, Federer a toujours été apprécié du public. Mais cette année-là, les gens voulaient vraiment le voir gagner, et lui ont montré" poursuit l’ancien vainqueur de la Coupe Davis avec l'Equipe de France.
"Roger est comme Zidane ou Messi"
Mais si Roger Federer a conquis le public du central ce 3 juin 2009, cela n’est pas la simple conséquence de l’élimination de Rafael Nadal. Non, le Suisse avait autre chose. Il a toujours eu quelque chose en plus. Cette aura, cette sensibilité, et cette humilité qui ont fait, font et feront encore de lui l’un des plus grands monuments de l’histoire du sport. "Il y a ce truc à part avec Roger. Quelque chose que l’on a aussi retrouvé lors de la finale de Coupe France-Suisse en 2014. On avait jamais vu un public aussi enthousiaste après une défaite de l’Equipe de France alors que ça se jouait à Lille. Federer est au dessus de tout cela" se persuade Thomas Sotto, "Il est parfaitement francophone, donc il est un peu un des nôtres, en quelques sorte".
Oui, Federer est un peu des nôtres, mais il est aussi un peu de tous. "La règle c’est : tout le monde est pour Federer. Partout dans le monde, les gens le soutiennent. C’est encore plus vrai aujourd’hui qu’hier. Il a un côté unanime" continue le journaliste de France 2, dont l’analyse est complétée par celle de Guy Forget : "L’enthousiasme du public pour Roger vient avant tout de sa carrière, de son jeu, qui ressemble un peu à celui d’un Zidane ou d’un Messi au foot. Quand Roger joue, c’est la même magie qui opère. On se dit, qu’est ce qu’il va faire sur ce point là ? On ne le sait jamais".
Non, l'Histoire ne se souviendra pas du Suisse qui a fait se lever 14 000 personnes pour sa victoire dans un stade qui n'était initialement pas acquis à sa cause. Elle préférera retenir le titre décroché deux matches plus tard, celui que l'on écrira dans les archives du tennis mondial. Il n'empêche, ce match face à Gaël Monfils fait partie de la légende de Roger Federer à Roland, celle qu'il écrit depuis près de 20 ans, et celle qui l'a fait tomber amoureux du public français en voilà 10.
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