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Mercato : les agents de joueurs au cœur de la flambée des transferts ?

Depuis le 1er janvier, le mercato hivernal bat son plein. Si aucun transfert record n'est prévu lors de cet épisode, les montants ne cessent de grimper depuis des années. Au coeur de ce marché aux opérations extrêmes, les agents sportifs sont montrés du doigt par les institutions et certains acteurs du football, parfois à tort.
Article rédigé par Guillaume Poisson
France Télévisions - Rédaction Sport
Publié
Temps de lecture : 8min
Cristiano Ronaldo au côté de son agent Jorge Mendes lors de la 10e édition de la Globe Soccer Awards début 2019.  (FABIO FERRARI / LA PRESSE)

222 millions pour Neymar, 135 pour Kylian Mbappé, 80 pour Anthony Martial... à 19 ans. Derrière ces transactions monstres, les mêmes hommes, souvent les mêmes visages. Quelques agents sportifs comme Mino Raiola ou Jorge Mendes pilotent les contrats et le mercato. Surtout, ils ponctionnent des commissions parfois considérables : un rapport de la Fifa publié fin 2019 a montré que ces intermédiaires intervenaient dans 20 % des transactions internationales de joueurs et se sont partagés plus de 400 millions d'euros de commissions cette année. 

Un secteur d'activité chaotique et opaque

Mais accuser les agents d'être responsables de la flambée des prix des transferts revient à chercher des bouc-émissaires. Car la situation est bien plus complexe et le secteur, totalement dérégulé, attise les dysfonctionnements. Au niveau international, c'est une sorte de Far-West du travail où le plus fort impose sa loi sans que les autorités n’aient vraiment leur mot à dire, malgré le contrôle qu'elles prétendent afficher. "Aujourd’hui, en Europe, le boucher du coin pourrait être agent s’il le décidait", tance Fabien Petit, lui-même agent sportif depuis des dizaines d’années.

La Fifa a supprimé la licence internationale d’agent en 2015, point d'orgue d'une longue période de dérégulation. "Au fil des années, il y a eu de plus en plus d’intermédiaires autres que les agents officiels. Les avocats s’y sont mis, les membres de la famille ; tout ça contribue à renforcer l’opacité des opérations, et donc à ne pas forcément servir les intérêts des joueurs ou des clubs", analyse Stanislas Frenkiel, auteur d’Une histoire des agents sportifs en France (CIES, 2014). 

Ce phénomène remonte au début des années 2000, lorsque la Fifa décide de déléguer la distribution de cette licence aux fédérations nationales. L’effet est quasi-immédiat : on assiste à une explosion des agents officiels, mais aussi des intermédiaires “non-officiels”. A la fin des années 2000, on en est déjà à "un agent officiel pour quatre intermédiaires sans véritable statut", selon Stanislas Frenkiel. Ce capharnaüm entretient les opérations illicites et les factures artificiellement gonflées.

La France possède l'un des règlements les plus stricts d'Europe pour ses agents, entre plafonnement des commissions et licence agréée par la FFF. Mais cela n'exclut pas les dysfonctionnements. La Direction nationale du contrôle de gestion (DNCG), l'organe de contrôle de la LFP, avait commencé à rendre publique les commissions des agents sur les transferts au début des années 2000. Avant de vite se rétracter. "Les premiers chiffres étaient hallucinants ! Sur 100 euros, certains clubs en dépensaient 18 sur des honoraires d'agent, pointe Mickael Terrien, économiste du sport à l'Université d'Artois. Ce n'est pas pour rien qu'ils ont arrêté de publier en 2003."

L'agent maximise ses propres revenus

Nous avons consulté l'ensemble des rapports de la DNCG des années 2010 : une case "honoraires d'agents" est de nouveau apparue à partir de la saison 2016-1017, là où, auparavant, tout était contenu dans une catégorie "Autres charges", rendant ainsi impossible d'identifier la part exacte des commissions aux agents. "Les rétrocommissions fleurissent justement quand il y a un manque de transparence, estime Mickael Terrien. Et même lorsqu'il y a de la transparence affichée, comme c'est le cas depuis quelques années en France, on cache les commissions parmi les frais de scouting (détection de talents), les dépenses liées aux analyses vidéo, etc. Ce n'est pas un phénomène majoritaire, mais ce n'est pas non plus quelque chose de mineur. Certains clubs ont basé leur modèle économique dessus"

Dans son rapport paru en 2019, la Fifa pointe ouvertement le caractère illicite des flux financiers liés aux agents : corruption de dirigeants sportifs via les rétrocommissions, blanchiment d'argent, fraude fiscale massive... Ces dérives ont notamment été mises en lumière par les révélations des « Football Leaks » et les investigations ouvertes autour du Portugais Jorge Mendes, l'agent de Cristiano Ronaldo.

"L'agent finit par ne représenter que ses intérêts à lui"

Un autre cas à fort retentissement fut celui du transfert de Paul Pogba à Manchester United. Mino Raiola, l'agent du joueur français, était également celui du club vendeur, le PSG... et celui du club acheteur, Manchester United. "La triple représentation aboutit forcément sur des conflits d'intérêts, estime Jean-François Brocard, économiste du sport et spécialiste des agents sportifs. L'agent finit par ne représenter que ses intérêts à lui. Pour prendre des termes économiques,  il maximise ses revenus intertemporels : c'est-à-dire qu'il s'assure les revenus les plus élevés possibles pour aujourd'hui et pour demain".

Du "super agent" à l'intermédiaire précaire et anonyme

Toutefois, l'univers des agents est loin d'être homogène. Si les grands noms reviennent souvent sous les feux des projecteurs, il existe une masse de professionnels moins cotés, jouissant de commissions largement inférieures. "Cela ne veut rien dire de parler "des agents". Certains d'entre eux ont un pouvoir de marché, mais la plupart en ont à peine, voire pas du tout" affirme Jean-François Brocard. 

 

Les clubs riches ont en effet tendance à se tourner vers les mêmes noms, ceux-ci ayant une réputation et un carnet d'adresses inégalables. "Les super agents ont su se rendre indispensables notamment car ils ont pu devenir agents d’entraîneurs, de sélectionneurs, et de clubs, explique Stanislas Frenkiel. Quand on voit par exemple que Jorge Mendes possédait dans les années 2000, 20 des 24 membres de l’équipe du Portugal, dont Scolari l'entraîneur, on se dit qu'il y a un problème". 

L'autre visage du métier est en effet bien moins reluisant. "On estime en France qu'il y a à peine un tiers des agents qui vivent de leur métier, dont une minorité gagnant très bien leur vie, estime Jean-François Brocard. Pour le reste, c'est une concurrence de tous les instants et une précarité indéniable. C'est un métier terrible pour la grande majorité". Ceux-là bondissent face aux chiffres de la Fifa montrant l'éventuelle responsabilité de leur métier dans les dérives du marché des transferts, à l'image de Fabien Petit :"Les agents, responsables de la flambée des prix ? C'est n'importe quoi. Ce n'est pas nous qui écrivons les règlements, on doit en prendre la mesure et agir en fonction de ça. Par exemple, si un club souhaite mettre 100 millions sur un joueur, c’est parce qu’il peut les donner". 

"Esclaves du football"

Pour autant, il n'est pas non plus question pour eux d'une réforme trop profonde. La FFF avait ainsi mis en place un système de plafonnement dégressif en 2012, censée limiter les commissions sur les gros transferts ; décision contestée par l'Union des Agents Sportifs du Football (UASF) et le Syndicat National des Agents Sportifs (SNAS) devant le Conseil d'Etat. L'année suivante, le dispositif tombait à l'eau sur décision du Conseil d'Etat. "C'était dire aux agents qui gagnent difficilement leur vie : 'vous allez gagner encore moins'. Indirectement, c'était mettre en danger les joueurs les plus modestes en fragilisant les petits agents".

Très loin des millions d'euros d'un Jorge Mendes, l'agent sportif classique survit et aide les footballeurs des joueurs de Ligue 2 ou de National qui, plus encore que Kylian Mbappé ou Cristiano Ronaldo, ont besoin d'un professionnel susceptible de consolider leur valeur marchande. "Historiquement les agents sportifs ont permis à des centaines de milliers de joueurs d’être mieux défendus, explique Stanislas Frenkiel. Peu savent par exemple que jusqu’en 1969, les joueurs étaient liés à vie à leur club. Raymond Kopa avait d'ailleurs dit 'on est les esclaves du football'. Ce sont, en partie, les agents qui ont changé ça, en leur offrant une voix". 

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