"Les frontières de l'intimité sont plus poreuses" : quand les sportifs se mettent à nu
"Avant je ne voyais pas l'intérêt de parler de moi, je pensais que ça n'intéressait pas les gens. Là, je rentre enfin dans l'humain." Sandrine Gruda est enthousiaste. Elle qui n'avait jamais eu "la fibre" des réseaux sociaux s'est découvert un nouveau jouet : le live Instagram. Comme beaucoup de sportifs de haut niveau, elle s'y est mise pendant ce confinement et ne compte pas s'arrêter de sitôt. Par les échanges avec les fans - sous forme de questions/réponses - ou simplement en postant des vidéos de leur quotidien de confiné, de nombreux sportifs poussent la porte de leur intimité. "On est entré dans une nouvelle ère", affirme Farid Boumkais, conseiller en marketing digital à l’agence de gestion d’image 4Success. Et tous les professionnels de la communication interrogés abondent : le confinement a déplacé les lignes de l'intimité du sportif de haut niveau.
Rester chez soi, parler de soi ?
"Deux choses ont changé : on ne parle plus des résultats ou de la compétition, mais de soi, analyse Victor Lemée, consultant en communication et fondateur de Digital Sports Solutions. Et on le fait dans un nouveau cadre : sa maison, entouré parfois de sa famille, de ses enfants, forcément." Avec le confinement, le cadre de vie des sportifs de haut niveau a en effet énormément changé, peut-être plus encore que pour d'autres corps de métier. Finis les voyages toutes les semaines ou tous les mois, plus de stade, plus de piste ou de terrain d'entraînement, plus de vestiaire. Leur paysage a été profondément bouleversé : c'est désormais la maison, la femme, le mari, les enfants, le jardin. Or, les sportifs de haut niveau ont une image à entretenir. Ils ne peuvent pas se permettre de disparaître des radars pendant une si longue période. "C’est dans les périodes sans sport qu’il faut être le plus présent, atteste Victor Lemée. Quand ils sont sous le feu des projecteurs, c’est plus facile, on les voit. Pour certains, c'est même une question de personnalité : ils ont pris l'habitude d'exister comme ça" .
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Combien de fois a-t-on vu Cristiano Ronaldo, footballeur à la réputation "bling bling", poster des photos de sa femme, de ses enfants ? Depuis le début du confinement, il a posté 27 publications Instagram. Sur douze d'entre elles, soit un peu moins de la moitié, on a pu y voir un membre de sa famille. "Pour les footballeurs par exemple, c'est l'occasion d'aller au-delà du cliché. Malheureusement, comme pour tous les métiers, les gens ont leur idée préconçue de ce qu'est un footballeur : un gars superficiel qui gagne des millions en tapant dans un ballon. Là, certains profitent du confinement pour se mettre à notre niveau ; et montrer qu'au fond, ils sont des gens comme vous et moi."
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Tout n'est évidemment pas opération de communication. Comme Renaud Lavillenie et Cristiano Ronaldo, nombreux sont les sportifs à avoir choisi de sortir leur famille de l'ombre, le temps du confinement au moins. Comme si ce qu'ils considéraient hier comme un terrain potentiellement dangereux, la scène publique, les réseaux sociaux, leur étaient tout d'un coup devenus plus accueillants, moins menaçants pour les leurs. "Il y a clairement une meilleure acceptation de la part des internautes aussi. D'habitude, dès que les athlètes se permettent de se montrer de façon décontractée, il y a toujours des gens pour dire qu'ils ne devraient pas, qu'ils feraient mieux d'aller s'entraîner etc. Là, avec le confinement, il y a une tolérance générale", analyse Victor Lemée.
En reconquête identitaire ?
Les athlètes se sentiraient-ils libérés de leur propre statut ? Si Roger Federer ou Rafael Nadal ne s'étaient jamais permis de rendre leur entente si visible, au point de la mettre en scène, n'est-ce pas aussi en raison de ce qu'on attend d'eux ? Qu'ils soient champions de tennis avant d'être des hommes ? "Ce qui est sûr, c'est que ça dépasse la simple question de l'image, tranche Victor Lemée. On a tendance à les définir par leur métier : pour nous, un footballeur est là pour jouer au foot, pas pour avoir une enfance, une histoire à raconter. Avec ce confinement, les sportifs ont l'air de vouloir montrer ce qu'ils ont dans le ventre. C'est complètement spontané, ça ne vient pas forcément des conseillers en communication, et c'est ça qui est intéressant." Les sportifs ont le temps en ce moment; et ils peuvent enfin le consacrer à se raconter. A déconstruire, peut-être, tout ce qui se dit ou se fait autour d'eux, parfois sans qu'ils en aient véritablement le contrôle. A reprendre les rênes de leur propre récit.
L'exemple le plus frappant est la série d'apéros lancée par Stan Wawrinka et Benoit Paire. Le Français est le prototype même du sportif traînant une image : mauvais garçon, éternel beau perdant, grand talent gâché du tennis français... On y voit toujours (plus encore) ce Benoit Paire décontracté et blagueur."S'ils se dévoilent, c'est d'abord pour affirmer leur personnalité, confirme Victor Lemée. Alors forcément on retrouve les traits que l'on connaît." Mais on découvre aussi un homme qui réfléchit beaucoup à son sport, à l'image qu'il renvoie, à ses supporters, à l'état du tennis actuel. "Ils n'ont pas le sport pour s'affirmer en ce moment... alors ils s'affirment autrement", conclut Victor Lemée.
"Comme une thérapie"
Dans d'autres cas, ce confinement tourne carrément à la confidence. Mathias Coureur, joueur au club de foot bulgare du Cherno More, a lancé un concept de "Live" sous forme de confession, avec un éventail d'acteurs du football professionnel. Face à lui, Johnny Placide, ancien gardien de Ligue 2, s'est épanché sur le cancer de sa mère. Kevin Gomis, actuel joueur au Grand Quevilly FC, a admis qu'il avait choisi de s'exiler au Portugal en 2009 à la fois en raison d'un décès dans sa famille, mais aussi car il avait "honte" de vivre auprès des siens après avoir été viré de Guingamp. "Tous les gars m'ont dit après coup que ça avait été comme une thérapie pour eux de se confier, comme ça, explique Mathias Coureur. Il faut comprendre que nous, on ne nous donne pas le droit d'exprimer vraiment nos difficultés. Pour les gens un footballeur c'est riche, et c'est tout. Alors on passe notre vie à montrer ce que les gens attendent qu'on le montre."
Le concept ne laisse en tout cas pas indifférent. "Au départ c'est moi qui allais vers les gens pour leur demander de parler. Là, ça fait 4 ou 5 fois que les invités sont venus d'eux-mêmes me dire qu'ils voudraient tenter l'expérience". Ces footballeurs semblent avoir trouvé un espace confortable et accueillant pour s'exprimer autrement que par les médias traditionnels ou des réseaux sociaux verrouillés par leurs conseillers. Sandrine Gruda, pivot star de l'équipe de France de basket, a elle aussi lancé sa propre marque de Live Instagram : Bavard'Âge. Pour elle, le fait que les sportifs puissent échanger avec d'autres sportifs, et non des journalistes ou des consultants qui ne sont plus en activité, est essentiel."Les journalistes ne poseraient jamais les questions que je pose, et surtout, les basketteurs ou basketteuses ne se sentiraient pas aussi à l'aise face à un journaliste. Moi, j'ai vécu ce qu'ils ont vécu, alors ils ont un confort."
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Les sportifs blogueurs ou chroniqueurs de leur propre vie de sportif, il y en a depuis quelques années. Noah Rubin ouvre la parole à tous les joueurs de tennis du circuit dans son format BehindTheRacquet. Evan Fournier raconte les coulisses de la NBA sur sa chaîne Youtube dédiée. Mais il s'agit d'initiatives isolées, provenant de sportifs portés sur la communication. Aujourd'hui, la pratique se démocratise : "Même Florian Thauvin, qui n'est pas particulièrement présent sur les réseaux d'habitude, s'y est mis", remarque le conseiller en marketing digital Farid Boumkais,
Et maintenant, l'ère de l'authenticité ?
La question que se posent désormais les professionnels du secteur est simple : le phénomène va-t-il durer ? Va-t-il survivre au déconfinement ? L'un des premiers facteurs de ce "confinement-concession" reste le temps dont disposent les sportifs. Avec la reprise des entraînements, et bientôt des compétitions, il y aura forcément moins d'espace pour parler de soi. Mais plusieurs éléments poussent à croire que ces quelques semaines de confinement laisseront, quoi qu'il arrive, une trace.
D'abord, les marques et les sponsors n'ont rien manqué de cette dynamique et voudront certainement la prolonger. Nike, par exemple, s'est empressé d'axer sa communication autour des défis sportifs, mettant en scène leurs plus grands ambassadeurs dans leur salon. Cristiano Ronaldo a ainsi lancé #livingroomcup (la coupe du salon, littéralement) dont le but est de faire un maximum d'abdos dans son salon.
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"Les marques de sport sont en train de réinventer leur stratégie marketing autour de la proximité avec la communauté", analyse Farid Boumkais. En d'autres termes, elles tablent sur la normalité de leurs stars. C'est le sillon tracé par les athlètes eux-mêmes, à travers leurs lives et leurs vidéos. Jean-Luc Aznavorian, le directeur commercial de Yonex en France, ne s'en est pas caché dans des propos rapportés par nos confères de Welovetennis : "Pour notre marque (les lives sont) un vrai plus (...) Stan Wawrinka est notre ambassadeur numéro 1. Ce confinement renforce son image, l’idée qu’il est proche de son public, accessible et sympathique (...) Quand le circuit fonctionne normalement, on a trop souvent une « communication policée » et quelques fois sans relief, là, Stan confirme qu’il est possible de faire autre chose, cela valide aussi l’ultra puissance des réseaux sociaux".
L'"ultrapuissance" des réseaux sociaux va-t-elle permettre à cette mise à nu généralisée de s'inscrire dans le temps? "En tout cas, moi qui pensais que le confinement allait ralentir mon activité, j'ai reçu plein de demandes d'athlètes, ou d'agents de footballeurs, qui disent vouloir que leur joueur ait une bonne stratégie d'image. J'ai l'impression que les sportifs ont rarement eu autant besoin d'exister", assure Victor Lemée. D'après Franck Debos, maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’Université de Nice, les "frontières de l'intimité" devraient être plus "poreuses" encore qu'elles ne l'étaient auparavant. "Il y a clairement une réduction de la sphère privée. La limite entre le privé et le public, pour un fan, n'est pas claire. Le sportif sera peut-être de moins en moins jugé sur ses capacités professionnelles, mais aussi sur ses qualités humaines. Cette dynamique existait déjà avant, elle devrait être amplifiée après ce confinement." Vu la popularité des apéros de Benoît Paire, le Français est peut-être à l'aube d'une deuxième partie de carrière encore plus glorieuse... Qui sait ?
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