"Je suis un homme, hétéro, et nageuse de synchro" : Jean-Philippe Jel, l'unisexe en étendard
On ne s’en douterait pas du tout vu d’ici. Le voilà qui se fraye un chemin parmi les costumes-cravates, dans le hall de cet hôtel chic du XVe, tout sourire dans son t-shirt couleur chair, son bermuda, ses baskets d'une grande marque japonaise. Il marche à grand pas, jambes écartées, pectoraux saillants, barbe de bûcheron. Pas une seconde, on n’imagine cet homme être... un nageur de natation synchronisée. Fichtre, serait-on si rétrograde ? "Faire entrer dans des cases allège la charge intellectuelle. Nageuse de synchro ? Superficielle. Nageur de synchro ? Pédé. Joueur de water-polo ? Mâle. Médecin ? Intelligent." C’est lui qui l’a écrit, Jean-Philippe Jel, dans son livre "J’peux pas j’ai synchro". Il y raconte son parcours de premier licencié masculin de natation synchronisée en Suisse. Les regards pleins de suspicion des gens du club. Les premiers émois devant un public en délire. Et son choix, dans un mélange de provoc’ et de militantisme, de se dire "homme, hétéro, et nageuse de synchro".
Attention, n’allez pas croire qu’il ressemble aux copains de Gilles Lelouche de Philippe Katerine dans le Grand Bain, comédie populaire qui a popularisé la synchro masculine. "Ce n’est pas du tout la synchro comme je la vois. Pour moi, le Grand Bain est une nouvelle caricature : comme si les nageurs de synchro devaient forcément être quarantenaires, chauves, looser, et ridicules. C’est le principe des comédies, mais là ce sont vraiment des clichés. Les hommes peuvent être gracieux sans faire rire". C’est ce dont il va nous parler aujourd’hui : de sa manière à lui de "dégenrer" le langage, et le sport avec, de sa vision – idéaliste, il le concède volontiers - d’un sport sans masculin ni féminin mais seulement peuplé de pratiquants passionnés.
Un homme, un vrai
Jean-Philippe Jel, 43 ans et entrepreneur aujourd'hui, n’a pas toujours été ce briseur de normes. Au contraire. Il fut "un homme, un vrai", engoncé dans l’image qu’il se faisait de l’homme parfait ; image en grande partie dessinée par son père. Commando marine, très peu présent, celui-ci attisait l’admiration de son fils. "Quand il rentrait de ses missions, il était inaccessible. Il me parlait à peine et, quand il le faisait, c’était pour se moquer de moi. Mais à mes yeux, c’était sa façon de s’intéresser à moi". Le petit Jean-Philippe fera alors tout pour attirer l’attention de son paternel. Il choisit la natation, vers 3-4 ans. "Pour moi, la Marine ça voulait dire l’eau. C’est probablement pour ça que j’ai choisi la natation comme sport". L’eau deviendra son élément. Plus grand, il devient officier dans la Marine puis officier de l'Armée de Terre. Toujours avec l’idée "d'essayer d’être son père, en mieux".
A l’époque, Jean-Philippe s’essaye à plusieurs sports : marathon, trail, nage de fond. "La synchro, je n’y pensais même pas. Pour moi c’était ce truc de filles que je voyais à la télé de temps en temps". Son image de mâle alpha, il la cultive à l'image d'un père qui revient dans quasiment toutes les pages de son livre, comme une ombre obstinée. "C'est le cliché de l'homme, viril, poilu, barbu, qui parle fort". Il le décrit aujourd'hui comme un corps étranger, différent de son propre corps... Lui, Jean-Philippe, le colosse à la barbe et aux muscles saillants. N’est-ce pas là ce qui l'a poussé à aller vers cette coach de synchro un jour d'été 2016, l’envie de se détacher d’un corps façonné par un autre, un corps qui n’est finalement pas le sien, un corps qui tend dans chacune de ses courbures, dans chacun de ses mouvements, vers le geste brutal, physique, bestial ?
"Je vais la voir et lui demande si elle peut m'enseigner la synchro (...) Elle répond en m'ignorant. Le vent. J'insiste. Elle me regarde alors, un peu surprise (...) Elle doit penser que je plaisante. Pas vraiment l'apollon élancé qu'on pourrait s'imaginer faire ce sport", raconte-t-il dans son livre. Après plusieurs relances, elle accepte de prendre Jean-Philippe en cours particulier. Elle s'aperçoit que, malgré une souplesse limitée, Jean-Philippe a une envie infinie de bien faire. Elle l'intègre alors au groupe de nageuses.
"Evidemment, j'ai eu droit aux : 'Est-ce qu'il n'en profiterait pas pour se rincer l'oeil...' "
Les premières heures ont bien sûr été celles de la gêne, de la maladresse, et des regards, au mieux, circonspects. Ses camarades nageuses, pas plus de 20 ans globalement, ne savent pas trop si elles doivent faire confiance à ce bonhomme à l’air sympathique et sincère. C’est un homme, tout de même… "En plus en synchro, on voit vraiment tout, sourit-il aujourd'hui. Sous l’eau, avec les figures...Il y a souvent des gestes qui finissent forcément à des endroits un peu délicats, et des deux côtés". La gêne ne se cantonne pas à son groupe d’entraînement. Le Red Fish Neuchatel est un petit club, les nouvelles vont vite : il paraît qu’un quarantenaire s’est inscrit dans le groupe de synchro. Avec les petites ados... "Evidemment, j’ai eu droit aux 'est-ce qu’il n’en profiterait pas pour se rincer l’oeil ce vicieux ?' Pas directement à moi bien sûr, mais c’était les bruits qui couraient. Je le savais." Jean-Philippe Jel comprend alors que les mots peuvent être vains. Il aura beau clamer sa bonne foi, la méfiance subsistera. En revanche, le sport sera un bien meilleur allié.
"La première fois que je me suis senti véritablement accepté, c’était lors du show de Noël. Deux filles sont venues me voir, elles voulaient faire un ballet avec moi", se souvient-il. Pour la première fois, Jean-Philippe est demandé, et non l’inverse. "Pour les ballets, il faut lever les jambes, les sortir de l’eau, tendues. Quand moi je l’ai fait, et que j’ai sorti la tête de l’eau, j’ai entendu le public en délire. C’était un moment où ils ne se disaient plus, est-ce que c’est un homme, une femme ? Ils voyaient juste la nage, la danse, le geste. C’était parfait".
En quelques mois, Jean-Philippe convainc les sceptiques. "Ça ne m’étonne pas", affirme Séverine, sa compagne. "Il lui a suffi d’être lui-même, d’être naturel, sa personnalité inspire confiance. Quand il parle on sent tout de suite qu’il n’y a pas de problème, même celles qui l’observaient de loin au début se sont rapprochées au bout d’un moment. Tout le monde a vu qu’il était bien intentionné".
Jean-Philippe se sent bien, aujourd’hui, au Redfish Neuchâtel. Il participe aux shows, évolue en compétition. Mais il sait que son combat est à peine entamé... "J’ai ainsi été assez surpris", écrit-il dans son livre, "mais pas étonné en fin de compte, par les réactions des coaches que je connais, à l’issue de ma participation aux championnats suisses masters. Mon passage laisse perplexe. Je commence à secouer le cocotier".
Guerre des mots
Sa passion pour la synchro est essentielle. Mais il sait qu’il s’agit d’aller plus loin. Il sait aussi qu’il jouit d’une arme non-négligeable : son sens de la formule et sa maîtrise des mots. Pourquoi Jean-Philippe se dit-il "nageuse de synchro" ? A priori, cela semble une concession aux fameuses "cases" qu’il abhorre. Un déni du masculin, des hommes, dans une discipline réservée aux "nageuses", aux femmes. Cela va en réalité beaucoup plus loin pour lui. "En fait", explique-t-il, "dans mon monde idéal, la synchro est un sport unisexe. Les catégories, je trouve ça surfait. Il y a la synchro, et c’est tout. Si je me dis nageur de synchro, c’est affirmer ma différence par rapport aux filles, c’est revendiquer ma masculinité. Moi je ne veux pas de ça, quand je fais de la synchro, je veux juste faire de la synchro, je ne suis pas là pour dire que je suis spécial parce que je suis un homme qui fait de la synchro. Alors je me dis nageuse de synchro".
Jean-Philippe Jel veut nier le genre. Mais il n’y a pas de genre neutre dans la langue française : soit on est masculin, soit on est féminin. Quitte à choisir, il préfère procéder par l’absurde. Faire un ultime pied de nez aux règles de genre. "Nageuse" n’est plus un substantif genré chez lui, on pourrait presque dire, selon sa logique, qu’il est "un nageuse".
A travers la natation synchronisée, Jean-Philippe Jel s'est bâti un monde dans lequel il s'est immédiatement, et pour la première fois, senti chez lui. "Le jour où il m'a annoncé qu'il se lançait dans la synchro", se souvient Séverine, sa compagne, "je me suis dit : "enfin". Enfin, il est devenu complet. Lui-même." Comme les questions les plus simples sont les plus complexes, nous lui demandons pour conclure son récit : "C'est quoi être un homme ?". Il lève les yeux, réfléchit, sourit avec douceur. Puis, l’oeil espiègle mais d’une voix assurée : "C’est être une femme".
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