: Reportage A Saint-Etienne, le lent naufrage des Verts plonge la ville dans la morosité
Quelques heures avant la réception de Sochaux, samedi 28 janvier, plusieurs centaines de supporters verts ont bravé le froid mordant, la neige et les quelques plaques de verglas du matin stéphanois pour se masser Esplanade Robert Herbin, aux abords du stade Geoffroy-Guichard. Alors que quatre des cinq collectifs historiques de l'AS Saint-Etienne ont délaissé les tribunes du Chaudron depuis la reprise de la Ligue 2 pour protester contre la direction, une foule d'aficionados s'est rassemblée ce samedi pour acter, par un vote à main levée, la fin de ce boycott d'une ampleur jamais vue dans l'histoire du club.
"Je suis pour le retour. L'équipe a besoin de nous et même si on boycotte, on n'a aucune garantie d'être entendus, affirme Lucas, un membre du groupe "Magic Fans" tandis que les uns et les autres partent se mettre au chaud après ce référendum improvisé. "Pour nous, c'était un sacrifice énorme de ne pas venir au stade. On est nés pour ça, résume Corentin, le porte-parole des MF. Mais on était partagés entre cette envie d’y retourner et celle de continuer pour espérer que notre action porte ses fruits." Quelques minutes plus tôt, du haut d'un podium artificiel fait d'échafaudages, quatre représentants des fans prévenaient justement leurs troupes qui s'apprêtaient à voter. "Peu importe ce que l'on choisit, il faut qu'on soit unis. Deux choses nous rassemblent : l'amour des Verts et l’inquiétude à long terme. Il n’y aura pas d'avenir sportif tant que cette direction sera là."
Une présidence aux abonnés absents
Cette direction, c’est celle de Bernard Caïazzo et Roland Romeyer, propriétaires et co-présidents du club depuis 2004. Deux hommes dont le crédit a expiré dans le Forez. Le premier vit à Dubaï et ne s'est plus montré dans les travées du stade Geoffroy-Guichard depuis trois ans, tandis que l'autre se tient partiellement retiré des affaires. A Saint-Etienne, le peuple vert est donc tiraillé entre la colère face à la gestion du club et l’envie de faire front pour éviter une nouvelle relégation.
Car la réalité sportive est là. Huit mois seulement après le barrage retour face à Auxerre (1-1, 4-5 t.a.b.) émaillé d'incidents, qui a envoyé les Verts en Ligue 2, le club des Rocheteau, Keïta, Mekhloufi ou Revelli est aux portes du National 1. Après 20 journées, il stagne à la 19e place du championnat, à trois points du premier non-relégable. Et ce n'est pas le scénario de la défaite du jour, avec deux buts concédés en toute fin de match face à Sochaux (2-3), qui va arranger la chose. En témoignent les "Direction démission" scandés par les kops de retour en tribunes.
Capitaine des Verts durant la grande époque dans les années 1970, celle qui a vu l'ASSE porter son total de championnats de France à une dizaine, sans compter la finale de Coupe des clubs champions perdue face au Bayern Munich en 1976, Jean-Michel Larqué est lui aussi inquiet. "Sainté est tout près de quitter le monde professionnel pour la première fois depuis 1933."
"Le club est une armée mexicaine, sans aucune responsabilité. Quand vous ne travaillez pas bien, vous payez l'addition."
Jean-Michel Larqué, ex-capitaine de l'ASSE et consultant pour RMCà franceinfo: sport
"Parfois, il peut y avoir des circonstances atténuantes, ça arrive de chuter. Mais là, ce n'est pas le cas", argumente le consultant RMC. Pour lui, les membres de la direction ont abandonné leurs responsabilités, plaçant à des postes stratégiques des personnes qui n’en ont pas les compétences. "L'ASSE est un encéphalogramme plat. Il y a une absence de révolte au sein du club depuis plusieurs mois. Avoir deux co-présidents quasi mutiques, c'est du jamais vu. On est tous très amers de constater la capacité de certains à laisser couler le navire", regrette quant à lui Régis Juanico, député de la Loire pendant quinze ans et aujourd'hui conseiller départemental.
Maussade Forez
D'autant que l'ensemble de la ville pâtit de la situation du club, habituel fleuron ligérien. Tandis qu'après le match, la marée verte se presse vers les tramways non sans maudire les Sochaliens, Julie Royer s'active dans son food-truck "Burger Roche", installé comme d'habitude devant Geoffroy-Guichard. "Cette année, c'est quand même plus calme pour nous, regrette-t-elle. Question rentabilité, on a divisé par deux nos ventes par rapport à la Ligue 1." Pas étonnant au vu de l'affluence en baisse de près d'un tiers en comparaison avec la saison précédente (58% de taux de remplissage moyen la saison passée contre 42% cette saison selon le site spécialisé Transfermarkt).
Une heure après le coup de sifflet final, il est d'ailleurs rare de croiser la moindre écharpe verte dans le centre-ville. Au bar "Six Nations" sur la place Jean-Jaurès, les supporters venus voir le match ne sont déjà plus là. "Le manque d'enjeu sportif crée moins d’euphorie donc les gens ne consomment pas autant, abonde Benjamin Dumazet derrière le comptoir. Avec les horaires étranges de la Ligue 2, en semaine ou en journée, je vends plus de cafés que de bières."
"Entre les problèmes de la vie quotidienne et l'ASSE, la ville est devenue morose. Ce serait mentir de dire qu'il règne un optimisme fou dans les rues de Saint-Etienne"
Régis Juanico, ex-député de la Loireà franceinfo: sport
De son côté, Julien Jeanroch rentre du stade, abattu. "Si on avait gagné, j’aurais ouvert et tu en aurais déjà quelques uns pour boire une mousse, imagine, d'une voix éraillée, le patron du bar "Les Poteaux Carrés". C'est comme si la situation actuelle avait mis un voile sur cette ambiance stéphanoise, la ville est sinistre. Je suis chef d'entreprise et je ne comprends pas pourquoi il n'y a pas de remise en question de la part de la direction."
Une vente toujours en suspens
Les fans stéphanois s'étaient pourtant réjouis en avril 2021 lorsque le duo de dirigeants avait annoncé mettre en vente le club. Mais près de deux ans plus tard, rien n'a changé, les tractations, pourtant exclusives, avec David Blitzer, propriétaire américain de Crystal Palace, échouant finalement l'été dernier. "On finit par se demander si les deux co-présidents ont vraiment l'intention de céder le club", résume Régis Juanico.
En l'état actuel des choses, Bernard Caïazzo et Roland Romeyer ne bénéficient pas de conditions favorables pour céder leur bien. "Sainté conserve son attractivité : c'est une marque forte du foot français. Mais dans le contexte sportif présent, les dirigeants ne sont pas dans la meilleure position pour négocier un rachat alors même que c'est là que le club aurait le plus besoin du soutien d'actionnaires", analyse Christophe Lepetit, économiste du sport du Centre de Droit et d'Economie du Sport (CDES) de Limoges.
Une relégation qui aurait de lourdes conséquences
Car si Saint-Etienne ne parvenait pas à se sortir de cette zone rouge de Ligue 2 avec quatre sièges éjectables vers le National 1, son avenir à moyen et long terme serait plus qu'hypothétique. "Ce serait un tsunami économique pour l'ASSE qui nécessiterait de trouver les solutions pour maintenir au plus haut les revenus et réduire au maximum le niveau de charges, développe Christophe Lepetit. S'adapter à un budget de troisième division serait très complexe."
"Quand les clubs ont l'habitude de gérer ces situations de relégation, ils conservent une forme d'agilité dans leur capacité à s'adapter économiquement. Mais ce n'est pas le cas des Verts, qui sont calibrés pour la Ligue 1."
Christophe Lepetit, économiste du sportà franceinfo: sport
Avec une baisse drastique des revenus liés aux droits TV, la perte de sponsors et une billetterie bien moins lucrative, les Verts se verraient privés d'une manne financière non négligeable. Au XXIe siècle, seulement deux équipes ont connu deux descentes de suite : Grenoble et Evian ne s'en étaient d'ailleurs pas remis, étant contraints de déposer le bilan et de repartir du bas, depuis les divisions inférieures du football français. "Un scénario possible pour n'importe quel club qui subirait une double relégation", selon Christophe Lepetit. Pour éviter une telle issue, les groupes de supporters foréziens promettent de nouvelles actions. "Le combat ne fait que commencer, mais ce qui est sûr, c'est qu'on ne fera pas la fête si on se maintient en Ligue 2." L'ambiance à Saint-Etienne n'est pas prête de changer.
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