Ligue 1 : "On a l'impression que depuis Mediapro, la Ligue fait n'importe quoi", constate Pierre Maes, spécialiste des droits TV
Qui diffusera la Ligue 1 à partir du 16 août ? Pour l'instant, la réponse est inconnue, alors que les négociations entre la Ligue de football professionnelle (LFP) et les diffuseurs potentiels (Canal+, BeIN Sports, DAZN...) entrent dans la dernière ligne droite. Une situation inédite, que décrypte pour franceinfo: sport Pierre Maes, consultant en droits TV et auteur de La ruine du foot français (Fyp, 2022).
Franceinfo: sport : La situation est-elle inquiétante, alors que le championnat reprend dans deux mois et demi ?
Pierre Maes : Pour le produit, c'est presque une nouvelle catastrophe. Il est ballotté d'un opérateur à l'autre et a beaucoup perdu en visibilité. Les téléspectateurs, qui sont fatigués de subir tout ça, sont passés au piratage. Pour la Ligue, c'est aussi une catastrophe au niveau de son image. On a l'impression que depuis Mediapro [l'éphémère diffuseur de la Ligue 1, qui a cessé ses paiements en pleine saison, en 2020], elle fait n'importe quoi. Il y a eu Mediapro, la cession des droits à Amazon pour le tiers du prix de ce qu'aurait dû payer Mediapro, et il y a maintenant cette vente des droits 2024-2029 qui est une succession d'erreurs catastrophiques.
Les clubs seront-ils les grands perdants de cette négociation ?
C'est inquiétant. Pour les plus petits, qui sont plus dépendants des droits TV que les grands, cela peut aller au-delà de 80% de leurs revenus. Ces clubs peuvent être embêtés, surtout s'ils ont déjà des engagements conséquents au niveau des dépenses. Et l'essentiel des dépenses, ce sont les salaires de joueurs.
"Comme les droits TV ne vont pas être très hauts, les clubs auront encore moins d'arguments pour attirer et garder des joueurs de bonne qualité."
Pierre Maesconsultant en droits TV
Canal+ est-il désormais en position de force ?
Oui. En fait, rien n'a changé par rapport à avant l'appel d'offres. On est aujourd'hui dans un marché très peu concurrentiel, pour ne pas dire monopolistique, et c'est Canal+ qui a la main. Il a eu à affronter beaucoup de concurrents pendant la dernière décennie : BeIN Sports, Altice, Mediapro... Il a réussi à s'en débarrasser un par un. Aujourd'hui, on n'a plus d'acteur très agressif de ce type, donc c'est une situation de monopole. Dans ce cas, c'est l'acheteur qui détermine le prix.
Canal+ et BeIN Sports jouent-ils la montre pour faire baisser le montant des droits, alors que Vincent Labrune, le président de la LFP, visait le milliard d'euros ?
Ça a été l'une de ses grandes erreurs. Même si on ne sait jamais, le scénario peut s'inverser et aboutir à une merveilleuse surprise. Mais aujourd'hui, on peut se dire que les droits ne vont pas être vendus très cher. Avoir claironné partout cet objectif du milliard, ce n'était pas quelque chose de très intelligent.
"On n'imagine pas, en Angleterre, la Premier League être en dispute constante avec l'opérateur dominant qu'est Sky. Au contraire, ils ont bâti une relation gagnant-gagnant. Ici, c'est tout l'inverse."
Pierre Maesconsultant en droits TV
Canal+ ne fera pas de fleur, mais avant tout, il sera pragmatique. On se souvient comment ils se sont fait rouler par Vincent Labrune au moment où les droits ont été attribués à Amazon, Labrune ayant fait croire à Canal qu'ils avaient un deal.
Cette situation est-elle avant tout l'échec de la LFP ?
Je pense que oui. L'erreur la plus globale est celle de ne pas se rendre compte que le marché est sans concurrence et monopolistique. Avant, c'était facile : vous jetiez les droits sur le marché et les diffuseurs se battaient à coups de centaines de millions. Tout ça, c'est fini, et pas uniquement en France.
"Il faut être beaucoup plus pragmatique et avoir beaucoup plus d'humilité, ce que la Ligue n'arrive pas à faire de manière générale. Et de manière plus particulière sur cet appel d'offres, où il y a eu des erreurs énormes."
Pierre Maesconsultant en droits TV
Lesquelles ?
La première a été de l'organiser aussi tard. Quand vous êtes dans un marché sans concurrence, il est important d'organiser un appel d'offres très tôt, car un nouvel acteur peut arriver. Mais surtout, ça vous donne du temps, car vous savez que vous allez avoir des négociations en un contre un. Toutes les ligues font ça. L'autre erreur, c'est d'avoir innové en instaurant des mises à prix au lieu des prix de réserve. En général, les ligues établissent des prix de réserve, soit un prix en dessous duquel vous n'allez pas vendre, mais qui autorise les diffuseurs à faire des offres au prix qu'ils veulent. Cette fois, ils ont fixé des mises à prix, qui empêchent un diffuseur de faire une offre en dessous, qui correspondaient en plus à l'objectif du milliard, donc très élevées. Ils ont dû aller frapper chez tout le monde pour dire : "Est-ce que vous pouvez nous faire une offre ?"
La perspective d'une chaîne 100% Ligue 1 dirigée par la LFP est-elle crédible selon vous ?
C'est du gros bullshit basique. C'est pour tenter de faire peur à Canal+. Ils pensent toujours être dans le schéma ancien : Canal+ n'a pas l'intention de priver ses abonnés de Ligue 1, il ne va pas prendre ce risque. Donc la LFP joue dessus. Mais il n'y a absolument aucun projet sérieux derrière cette annonce.
Quelle est l'issue la plus probable à cette négociation ?
Les inconnues sont peu nombreuses, au final. En 2022, ma prédiction sur les droits domestiques de la Ligue 1 était de 500 millions d'euros par saison. Je ne la changerai pas d'un euro. Avec Canal+ qui prendra ce qu'il veut, c'est à dire les deux ou trois meilleurs matchs, et un opérateur qui prendrait le reste. Je ne vois pas comment on va sortir de ce scénario-là, car il n'y a plus d'autre piste. Il ne manque qu'une chose pour que ce scénario prenne corps : que la Ligue fasse preuve d'humilité et de pragmatisme. Mais pour le moment, on n'y est pas.
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