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Mondial : "En France, on n'aime pas le football, mais on adore les équipes qui gagnent"

Du titre de 1998 à la qualification miracle pour le Mondial 2014 en passant par le fiasco de Knysna en 2010, la relation entre l'équipe de France et son public connaît des hauts et des bas. Analyse avec Joachim Barbier. 

Article rédigé par Boris Jullien
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 13min
L'équipe de France fête sa qualification pour la Coupe du monde 2014 avec le public du Stade de France, après sa victoire contre l'Ukraine, le 19 novembre 2013. (FRANCK FIFE / AFP)

Drôle de manière de supporter son équipe. En octobre 2013, avant la qualification pour le Mondial arrachée face à l'Ukraine, les joueurs français n'étaient crédités que de 14% d'opinions favorables, d'après un sondage du Parisien. Depuis, les Bleus ont validé leur ticket pour le Brésil et semblent remonter dans l'estime des Français. Jusqu'à quand ?

Pour francetv info, Joachim Barbier, auteur de Ce pays qui n'aime pas le foot (éd. Hugo & Cie) et journaliste pour le magazine So Foot, décrypte les maux bleus. 

Francetv info : Comment expliquez-vous la relation conflictuelle qui existe entre le public français et son équipe nationale ?

Joachim Barbier : Au cours de mes reportages, je me suis rendu compte que les joueurs français ont peur de l’extérieur, y compris des supporters, des gens qui les attendent à la sortie de l’entraînement. Il n’y a pas, en France, cette relation de proximité, cette chaleur que l'on constate en Angleterre ou en Italie. Mais les joueurs sont davantage victimes que coupables : on ne leur a pas appris, au centre de formation, qui paie la place ou un abonnement dans un stade pour les voir jouer. Ils pensent que leur salaire est le prix de leur talent. C'est faux : leur salaire est le prix de la médiatisation du sport dans lequel ils ont un certain don. Ce sont les droits télé qui permettent à leur club de les rémunérer 80 000, 100 000 ou 300 000 euros par mois.

Dans le livre Traîtres à la nation ?, l'ancien attaché de presse des Bleus raconte l'épisode Knysna de l'intérieur : le sélectionneur Raymond Domenech faisait preuve d'une paranoïa absolue. Il ne cessait de répéter aux joueurs que l'ennemi, c'était les médias, l'extérieur, les autres. A un moment, les joueurs finissent par le croire.

Evidemment, il y a des exceptions et certains footballeurs vont vers le public. C'est normal : si j'étais joueur, je n'aimerais rien de plus que de marquer un but puis d'aller vers les tribunes pour communier avec le public, sentir la ferveur d'une ville tout entière, comme à Naples, Barcelone ou Dortmund

On a parfois l'impression que la France adore détester ses joueurs...

Bien sûr, c’est devenu un sport national. Dans un pays, il faut toujours un bouc-émissaire. Les "footeux", c'est facile : ils cumulent tellement de tares... Ainsi, ils deviennent le symbole de l'échec de l'intégration pour Eric Zemmour et des dérives de la finance pour Jean-Luc Mélenchon. On trouve à chaque fois une bonne raison de les détester : ils sont trop noirs, trop arabes, trop racailles, trop payés, trop arrogants... Ils sont devenus une sorte de figure sur laquelle on peut projeter ses haines et ses rejets. D'ailleurs, dans la caricature du joueur de foot, il y a tout ce dont la société a peur : la jeunesse, l’immigration... toutes les questions ineptes et inutiles qui occupent le débat national. A l’étranger, le public aime bien ses footballeurs. Ils sont synonymes d'émotions. Ils procurent de la joie ou de la déception, comme un acteur de cinéma ou un musicien. En France, on a l’impression qu’ils ne méritent pas tout ce qui leur arrive. Je pense qu’il y a aussi une part de jalousie.

Pourquoi les footballeurs sont-ils mal-aimés ?

On entend parfois : "Moi, aussi je pourrais le faire." Ce n’est pas vrai. La France est un pays élitiste : on ne reconnaît pas l’intelligence du corps, on confond l'intelligence avec la culture ou l'éducation. Il faut pourtant imaginer ce à quoi est confronté un footballeur sur le terrain. L'entraîneur français d'Arsenal, Arsène Wenger, explique, par exemple, qu'un joueur analyse 12 000 informations quand il reçoit le ballon. Il doit prendre en compte la position de ses coéquipiers, celle des adversaires, calculer la vitesse de la balle... Ribéry a beau dire "la routourne va tourner", il n’empêche que, sur le terrain, il développe une intelligence propre à ce qu’on lui demande. C'est ce qu'on appelle le "Q.I. football". 

Comment sont perçus les sportifs dans les autres disciplines ?

Les nageurs ou les handballeurs semblent plus humbles parce que leur discipline bénéficie encore d'un côté "sport amateur". Le public peut ainsi avoir l’impression qu’ils sont plus proches et moins pourris par l'argent. Mais on oublie que si le football était remplacé en tant que sport numéro 1 par le handball, l’aviron, l’haltérophilie ou la gym, les sportifs de ces disciplines deviendraient exactement pareils que les footballeurs.

Prenons l’affaire des matchs truqués en handball : si des footballeurs de l’équipe de France avaient commis les mêmes faits, ils se seraient fait dézinguer. Là, tout va bien ! Alors, c’est peut-être parce que les handballeurs tricolores gagnent des titres. Ou parce que ce sport se joue dans des salles municipales, devant 2 000 personnes. Cet amateurisme donne l'impression au public que les joueurs ont davantage les pieds sur terre. Le tout baignant dans une mythologie à la Pierre de Coubertin.

Les Bleus peuvent-ils reconquérir l'opinion publique lors de ce Mondial après l'épisode de Knysna en 2010 ?

Je pense que les Bleus vont se montrer dignes pendant ce tournoi. Sur le plan sportif, si la France est éliminée en huitième ou en quart de finale par une équipe plus forte, le public devrait quand même être satisfait. Il n’y aura ni critique excessive, ni enthousiasme débordant. Perdre contre plus fort que soi, c’est le propre du sport, ce n’est pas grave. Mais, est-ce que ça va suffire ? L'important, c’est plutôt dans deux ans. L'Euro 2016 se joue en France et il va y avoir un engouement populaire autour de l’évènement. En fait, cette Coupe du monde est une sorte de préparation. 

Est-ce que le salut peut venir du jeu pratiqué par l'équipe de France ?

Depuis la qualification contre l’Ukraine, disons qu’on s’ennuie moins que durant les années Domenech. Il y avait alors une négation du jeu, de l’envie, de la prise de risque. Les Bleus sont toujours capables de bien jouer et peuvent produire quelque chose d'agréable à voir pour le spectateur. Ce n’est d’ailleurs pas une question de victoire ou de défaite. C’est juste une question de manière. Si le football se résume à essayer de gagner coûte que coûte, c’est un peu triste : il y a autre chose, de l’ordre de l’intention. Ce sport se définit par onze personnes qui essaient de réaliser quelque chose ensemble. Parfois, ils trouvent une inspiration commune, un élan et tout le monde se comprend. C'est la beauté du sport.

Dans votre livre, vous estimez que ce sont les politiques qui ont imposé un devoir d'exemplarité aux footballeurs...

Bien sûr, il n’y a qu'eux qui agitent ça. Pourtant, il y a une certaine forme d'ironie quand on voit que les scandales Cahuzac ou Bygmalion éclaboussent toute la classe politique. Si un footballeur passe une soirée dans un hôtel avec des potes et des prostituées, là, tout d’un coup, on les jette aux lions. En France, on porte toujours un jugement moral sur le football. On oublie que les joueurs sont des jeunes âgés de 25 ans qui pratiquent ce sport depuis quinze ans et qu’on leur demande d’être bons sur le terrain. Justin Bieber, il est exemplaire ? Quand il part en vrille, c’est normal ! Globalement, on ne respecte pas la vie privée des sportifs. Et ils sont moins malins que les gens du show-biz ou de la politique. En fait, c’est juste que c’est facile de tirer sur un footballeur. C'est populiste, aussi.

Comment expliquer la popularité fluctuante de l'équipe de France ?

Le problème, c’est que les enquêtes d'opinion sondent des personnes qui ne connaissent pas le football. Elles récupèrent, au final, l'avis de ceux qui ne le regardent que de très loin, et qui n'en entendent parler que lorsqu'il y a une affaire extra-sportive. Ces personnes ne regardent pas les matchs le week-end et ne vont pas au stade.

Les Bleus bénéficiaient-ils d'une meilleure image avant ?

Pendant la période Platini, certains matchs de l'équipe de France se déroulaient dans un Parc des Princes à moitié vide. Et pourtant, ça jouait super bien. C'était une génération romantique : nous perdions, mais tant pis. Le public ressentait quand même une sorte de fierté, même quand la France se faisait éliminer contre l’Allemagne en demi-finale du Mondial 1982. A ce moment-là, on a été acteur d’un des plus grands matchs de l’histoire de la Coupe du monde. Et pas seulement d’un point de vue franco-français.

La victoire lors du Mondial 1998 constitue, selon moi, le péché originel du foot français. Les Bleus commencent à gagner et, tout d’un coup, un pays qui ne s’intéressait que de très loin au football se félicite de la victoire et se penche sur ce sport. Les Français se mettent alors à penser qu’on va toujours gagner. Sauf que la culture du sport devrait plutôt consister à apprendre à perdre.

Justement, l'équipe championne du monde de 1998 représente-t-elle un idéal impossible à atteindre à nouveau ? 

Les joueurs de l'époque sont devenus des idoles parce qu’ils sont associés à une émotion extrêmement forte. En revanche, ils n’étaient pas parfaits. Toutes les conneries de la génération actuelle, eux aussi les ont faites. Sauf qu’à l’époque, le football était moins médiatisé. J’ai halluciné quand Paris Match a fait sa une avec Fabien Barthez sur un jet-ski avec un top model après l'épopée des Bleus en 1998. Il y a eu un basculement très rapide et très puissant. Avant, on les laissait tranquilles. Seuls les journalistes spécialisés dans le sport les suivaient. Et il existait une proximité impossible aujourd’hui : les footballeurs faisaient la fête avec les reporters, donc ça ne sortait pas dans les médias. Personne ne pouvait, du coup, leur faire de reproches sur leur attitude.

Au-delà de l'attitude des joueurs, vous critiquez surtout l'ambiance dans les stades français où y règne le "degré zéro du supportérisme"...

Les Français n’ont ni le sens de la communauté des Latins, ni la fidélité un peu protestante des Anglo-saxons. On est des girouettes, on n'aime pas le foot, mais on adore les équipes qui gagnent. Donc, on ne peut pas construire quelque chose de durable. D'autant que les instances dirigeantes du football français ont décidé, au nom de la sécurité, d’éjecter des stades les seules personnes qui avaient une culture footballistique : les ultras. La Fédération essaie tant bien que mal de créer un groupe de supporters – ils sont 1 500 en France, contre 35 000 en Belgique – mais leur kop ne dispose que de deux chants : La Marseillaise et Allez les Bleus. Une chanson avec deux phrases et trois notes. En Ecosse, les fans du Celtic de Glasgow reprennent Just Can’t Get Enough de Depeche Mode en tribune.

Il y a donc un problème de politique des instances françaises du foot ?

La Ligue de football professionnel (LFP) et la Fédération française de football (FFF) sont gérées par des personnes qui ont des profils de sénateurs, d'énarques. Pour faire venir du monde au stade, ils imaginent des opérations marketing ou des animations à la mi-temps. On se situe entre "Intervilles" et une kermesse. Est-ce qu’à Liverpool ou à Dortmund, il  y a besoin de ce genre de spectacle grand-guignol pour remplir le stade ? Non. Le public y vient pour avoir des émotions. C'est aussi pour cela qu'il n’y a pas d’ambiance quand les Bleus jouent au Stade de France.

 

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