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Coupe du monde 2018 : pourquoi l'équipe de Russie ne vaut pas un kopeck

Malgré ses 150 millions d'habitants et une domination politique et économique durant le XXe siècle, le pays hôte du Mondial 2018 affiche un palmarès famélique. A tel point qu'il figure derrière l'Arabie saoudite, le Panama ou le Pérou au classement Fifa.

Article rédigé par Pierre Godon
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 8 min
Le joueur russe Dmitri Kombarov quitte la pelouse du Stadium de Toulouse la tête basse, après une défaite face au Pays de Galles lors de l'Euro, le 20 juin 2016. (SERGIO PEREZ / REUTERS)

Une victoire à l'Euro 1960, quand il se jouait à quatre équipes, une finale à l'Euro 1988 et une demi-finale lors du Mondial 1966. Voilà les faits d'armes de la Russie, et avant de l'URSS, lors des grandes compétitions de football. La Belgique ou la Hongrie peuvent se targuer d'avoir fait mieux. Lors du tirage au sort de la Coupe du monde 2018, début décembre, le pays organisateur était la nation la moins bien lotie au classement Fifa des 32 pays qualifiés (65e), derrière l'Arabie saoudite, le Panama ou le Pérou. Comment expliquer que la grande Russie, 150 millions d'habitants, une demi-douzaine de Coupes d'Europe au palmarès de ses clubs et une puissance économique considérable, soit un nain footballistique ?

La faute aux dirigeants

Dans un pays où peu de gens pouvaient faire un pas de travers sans que le Kremlin ne soit au courant, la tentation est grande de mettre le sous-développement du foot russe sur le dos des tout-puissants dirigeants qui se sont succédé. Le truc de Lénine, c'était plutôt le cyclisme, Staline ne jurait que par une version russe du bowling, Brejnev passait son temps dans les tribunes des gymnases et des patinoires de hockey, Eltsine n'avait d'yeux que pour la petite balle jaune... Et dans l'équipe actuellement au pouvoir, on cherche en vain des footeux : Dmitri Medvedev, le Premier ministre, est un fan de badminton – sous son impulsion, la Russie a décroché sa toute première médaille olympique dans cette discipline – et le cœur du président russe, Vladimir Poutine, est partagé entre le judo et le hockey.

"Le Politburo [le comité central du Parti communiste de l'Union soviétique] était plein d'amoureux du football", nuance Manuel Veth, universitaire spécialiste du sport soviétique, qui dirige le site Futbolgrad, interrogé par franceinfo. Des lieutenants, mais jamais le patron. Le redoutable patron du NKVD, ancêtre du KGB, Lavrenti Beria mettra son poids politique au service du Dynamo Moscou pour briller lors des Conseils des ministres. Même le fils de Staline tentera de constituer une équipe de Galactiques avec le VVS Moscou au début des années 1950, en débauchant les stars des autres clubs. Son étoile pâlira dès que son père passera l'arme à gauche, en 1953.

La faute aux Etats-Unis (forcément)

Le manque d'intérêt de l'URSS pour son équipe de foot tient aussi au fait que les Etats-Unis ont longtemps représenté une quantité négligeable dans le monde du ballon rond (aucune participation au Mondial entre 1950 et 1990). "Dans l'esprit des dirigeants soviétiques, ça ne servait à rien de promouvoir le foot. On préférait des sports comme le hockey et le basket, où les Américains étaient présents, illustre Sylvain Dufraisse, maître de conférences en Staps à l'université de Nantes, sur franceinfo.

A l'époque, les compétitions d'athlétisme entre Soviétiques et Américains faisaient plus d'audience que les matchs de foot.

Sylvain Dufraisse, maître de conférence en Staps

à franceinfo

"Le sport était le seul canal où l'URSS pouvait démontrer sa supériorité, insiste Jim Riordan, ancien joueur (britannique !) du Spartak Moscou devenu espion puis universitaire, dans le Guardian. Le sport était surtout vu comme une arme politique."

La faute au ballon (qui ne tourne pas toujours rond)

Les rebonds d'un ballon de foot sont capricieux, et font de ce sport l'un des plus aléatoires qui soit. "Dans une société où tout était planifié, on ne pouvait pas planifier les succès de l'équipe nationale, résume Manuel Veth. Le hasard faisait vraiment peur aux dirigeants soviétiques." 

Prenez le malheureux Nikolaï Romanov, ministre des Sports sous Staline. Son boulot n'était vraiment pas de tout repos : "Afin de recevoir l’autorisation de voyager pour des compétitions internationales, je devais envoyer une demande spéciale à l’adresse de Staline dans laquelle nous garantissions la victoire… ", écrit-il dans son autobiographie.

Et quand ça n'est pas le cas, comme lors des JO de 1952 après la défaite humiliante de la sélection soviétique face au voisin yougoslave (qui avait décidé de rompre avec le stalinisme), la colère du "Petit père des peuples" est terrible. Le gouvernement avait dû publier un communiqué contrit, cette défaite constituant "un préjudice sérieux au prestige du sport soviétique et à l’Etat soviétique".

La faute aux intellectuels

Le football, et ses individualités indispensables pour porter une équipe, est-il soluble dans le communisme, où aucune tête ne dépasse ? Dit comme ça, on dirait un sujet de thèse, mais les intellectuels du régime ont sérieusement planché sur la question depuis les années 1920. Quand l'équipe du Dynamo Moscou ridiculise Arsenal, Everton et Chelsea lors d'une tournée outre-Manche, en mai 1945, au sortir de la Grande guerre patriotique, la presse soviétique parle d'"un triomphe pour notre école de football qui est basée sur le collectivisme, l’organisation et la foi en la victoire. Les caractéristiques de l’homme soviétique."

"L'homme soviétique" joue au foot, mais pas comme les odieux capitalistes donc. "On a ainsi beaucoup valorisé le gardien comme une métaphore du défenseur de la patrie, comme si un mach de foot était une métaphore du territoire", abonde Sylvain Dufraisse. D'où la starification accélérée de Lev Yachine, le gardien de but des années 1950-60, comme meilleur joueur soviétique de tous les temps. Au point qu'il figure encore sur l'affiche – un rien vintage – du Mondial 2018. Et qui explique peut-être aussi pourquoi la Russie, encore aujourd'hui, excelle à produire des joueurs de devoir, mais peu de brillants solistes créatifs.

Comme souvent, le foot fait figure de bouc-émissaire. "Le régime n'a pas mené cette réflexion sur le hockey, souligne Manuel Veth. Même l'équipe de l'âge d'or du hockey soviétique, dans les années 1980, était composée d'une bande d'individualistes, bien plus que leurs adversaires canadiens par exemple. Mais la propagande du régime se gardait bien d'y faire allusion."

La faute aux footballeurs

Vous pensiez que le football était l'opium du peuple et le sport prolétaire par excellence ? En France, peut-être, en Union soviétique, absolument pas. Le ballon rond s'était organisé dans son coin au début du XXe siècle, et le pouvoir a mis un demi-siècle à mettre le grappin dessus. Deux événements vont l'y aider : la fameuse défaite de 1952 contre la Yougoslavie, où la honte nationale permet au régime soviétique de reprendre la main sur les clubs et le système de formation. Et l'affaire Streltsov, qui entraînera un sérieux serrage de vis sur les joueurs.

Le milieu de terrain soviétique Eduard Streltsov lors d'un match, en 1965. (MAKAROV ALEXANDER / RIA NOVOSTI)

Eduard Streltsov est encore considéré aujourd'hui comme le meilleur joueur de champ soviétique tous les temps. Certains vont jusqu'à le surnommer le Pelé blanc. Pourtant, il ne compte qu'une poignée de sélections en équipe nationale. La faute à une sordide affaire de viol lors d'une fête précédant le Mondial 1958. Streltsov est convaincu par la police de plaider coupable pour alléger sa peine... et tombe dans le piège : le régime fait de son cas un exemple, et l'envoie douze ans au goulag.

Sa carrière est finie, l'impunité des footballeurs aussi. "Les joueurs étaient considérés comme des sportifs déviants, souligne Sylvain Dufraisse. Ils étaient mieux payés que les autres sportifs, bénéficiaient d'avantages conséquents, comme un appartement, une voiture, de vrais signes ostentatoires de richesse pour la société de l'époque. Ce sont les mêmes thèmes qu'on retrouve dans nos sociétés contemporaines, comme lors de l'affaire Ribéry-Zahia."

La faute aux Ukrainiens

A partir des années 1970, l'équipe soviétique est très majoritairement composée d'Ukrainiens, le pourcentage de Russes tombant à un petit tiers des appelés, note le site spécialisé Footballski. Conséquence des formidables résultats du coach Valeri Lobanovski à la tête du Dynamo Kiev – deux Coupes des coupes en 1975 et 1986, qui révolutionna le jeu par une approche mathématique des capacités des joueurs (en version longue, c'est par là). Sans oublier un argument financier de taille, pour Manuel Veth : "Il ne faut pas sous-estimer que le Dynamo Kiev bénéficiait du soutien entier de l'Etat satellite d'Ukraine, quand celle de Russie devait saupoudrer les fonds sur les différents clubs de Moscou."

A la lecture de ces chiffres, on peut questionner la décision de la Fifa, qui a attribué le (maigre) palmarès de l'URSS à la Russie plutôt qu'à l'Ukraine ou la Biélorussie. Depuis, l'école ukrainienne a continué à produire des grands joueurs (dont la star Andrei Shevchenko, Ballon d'or 2004) et d'obtenir des résultats. Vous n'avez pas pu oublier qu'elle a failli sortir les Bleus en barrage du Mondial 2014...

La faute au climat

Ce n'est pas un scoop : le mercure descend sérieusement en dessous de 0°C pendant l'hiver en Russie. De quoi empêcher tout match digne de ce nom entre octobre et avril (le terrain synthétique ne s'est popularisé que dans les années 1970). "Ce n'est pas un hasard si l'équivalent de France Football en Russie s'appelle Football Hockey", remarque Sylvain Dufraisse. D'ailleurs, les meilleurs joueurs de foot soviétiques troquaient les crampons pour les patins pendant les grands froids. "C'est dans le hockey que la nation russe se projette, comme la France le fait dans son équipe de foot, pour le meilleur (l'équipe black-blanc-beur en 1998) ou pour le pire (l'épisode du bus de Knysna en 2010). Quand l'équipe russe de hockey a été battue par la France en 2013, là c'était un drame national !"

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