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Béquilles, bagout et bons points : l'incroyable destin du "Maestro" Oscar Tabarez, qui a sauvé l'équipe d'Uruguay

Derrière la renaissance de ce pays d'Amérique du Sud, que la France affronte vendredi en quart de finale, se cache un ancien instituteur qui a construit son discours sur des valeurs morales fortes.

Article rédigé par Pierre Godon
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9min
Le sélectionneur uruguayen Oscar Tabarez marche, avec sa béquille, vers le banc uruguayen, avant le 8e de finale Uruguay-Portugal, le 30 juin 2018 à Sotchi (Russie). (MICHAEL ZEMANEK/BPI/SHU/SIPA)

Quand les notes d'Orientales, la Patria o la tumba, l'hymne uruguayen, vont retentir dans le stade de Nijni-Novgorod (Russie), vendredi 6 juillet, Oscar Tabarez, le sélectionneur de la Celeste, va se lever. Il va lui falloir un peu d'aide. Appuyé sur ses béquilles, il fredonnera l'air, entouré de son staff. Au coup de sifflet de l'arbitre, il s'assiéra sur son banc, et laissera ses onze joueurs se débrouiller face aux Tricolores de Didier Deschamps dans ce quart de finale de la Coupe du monde tant attendu. Il a confiance en eux. Le plan se déroule sans accroc depuis douze ans.

"El Maestro" sauveur de la patrie

"Quand il est arrivé fin 2005, le foot uruguayen était K.-O. debout", raconte à franceinfo Jérôme Lecigne, spécialiste du football uruguayen sur le site Lucarne Opposée. L'Uruguay a été éliminé par l'Australie lors du barrage qualificatif pour la Coupe du monde 2006. La fédération est au bord de la banqueroute, les sélectionneurs changent tous les ans et les présidents ont les juges aux fesses pour corruption (lien en anglais). "Tabarez n'a accepté le poste qu'à condition de pouvoir réorganiser le travail de la sélection des plus jeunes jusqu'à l'équipe A", précise le spécialiste. Coincé, le président de la fédération de l'époque l'accepte. Tabarez est le dernier recours. Cela fait quatre ans qu'il a arrêté d'entraîner, "pour réfléchir", après une brillante carrière qui l'a amené sur le banc du Milan AC et, déjà une fois, de la sélection nationale entre 1988 et 1990. Depuis son départ, l'Uruguay a raté presque toutes les compétitions internationales.

Vous avez dit champ de ruines ? C'est en dessous de la réalité. Prenez la composition de la première liste de Tabarez. "Je me rends au siège de la fédération, et je découvre qu'ils n'ont même pas les numéros de téléphone des joueurs. Il a fallu aller dans les locaux de la chaîne qui diffuse les matchs pour pouvoir les joindre", se souvient le technicien. La suite est du même tonneau. "Lors de notre premier entraînement, nous n'étions pas assez nombreux, certains joueurs étaient retardés dans leurs avions, raconte le milieu Diego Scotti dans le livre Maestro : el legado de Tabarez. On a dû demander à quelques fans de chausser les crampons pour faire le nombre."

Le sélectionneur uruguayen Oscar Tabarez lors d'un match face à la Corée du Sud lors de la Coupe du monde 2010, à Port-Elizabeth (Afrique du Sud), le 26 juin. (AI PROJECT / REUTERS)

Quand il n'était pas encore entraîneur à plein temps, Tabarez était instituteur dans une école primaire (lien en espagnol). Et à entendre son biographe Luis Inzaurralde, contacté par franceinfo, gérer des têtes blondes et des joueurs de foot, c'est (presque) la même chose : "À cet âge-là, ce n'est pas tant la géographie ou les maths qu'on enseigne aux enfants, mais le respect, les règles de la vie en communauté, tout ce qui nous forme pour le reste de notre vie. Les joueurs ont une relation proche de celle de maître à élève avec lui." Demandez à Diego Forlan (lien en anglais), leader technique de la sélection dans les premières années de l'ère Tabarez... 

Il est inflexible sur les bonnes manières. Pas de boue sur les chaussures, pas question de laisser les assiettes traîner dans le réfectoire ou de mettre ses pieds sur les chaises.

Diego Forlan

au Wall Street Journal

Pour Tabarez, refondation sportive va de pair avec refondation morale. "Il est parvenu à revenir aux vraies valeurs du football uruguayen, qui était la référence jusqu'en 1950 [avec deux titres olympiques et deux titres de champions du monde, pour un pays de 3 millions d'habitants] : le respect, l'adhésion aux valeurs, l'engagement de tous les joueurs pour la Celeste", estime Luis Inzaurralde.

Niaque et tendresse

Luis Suarez est sacré meilleur joueur de la Copa America 2011 ? Son remplaçant Sebastian Abreu, qui n'a joué qu'une poignée de minutes sans broncher, ironise en disant qu'il mérite le trophée du meilleur remplaçant. Les joueurs ont quartier libre un soir ? Tabarez les retrouve devant la télé en train de regarder un match des moins de 17 ans uruguayens au lieu d'être sortis en boîte de nuit, raconte le magazine spécialisé The Blizzard (en anglais). Chaque nouveau joueur en sélection doit lire un ouvrage consacré à Obdulio Varela, footballeur légendaire du milieu du siècle. Surnommé El Negro Jefe ("le chef noir"), il avait préféré consoler des supporters brésiliens au lieu de fêter le succès en Coupe du monde au Maracana, en 1950. Certains, comme l'ancien joueur du PSG Diego Lugano, en ont fait leur livre de chevet, raconte Lucarne Opposée.

Quand on parle des vraies valeurs du foot uruguayen arrive l'image d'un fighting spirit décuplé, voire d'une équipe de bouchers. Rien de plus faux. L'équipe d'Uruguay est leader du classement du fair-play de cette Coupe du monde, avec un malheureux carton récolté en quatre rencontres. L'équation repose sur un subtil mélange de technique, avec des joueurs comme Forlan il y a quelques années ou Bentancur dans le onze actuel, et de garra charrua ("la griffe charrua"), du nom d'un peuple amérindien : "Ce fighting spirit, c’est culturel, illustre Jérôme Lecigne. Apprendre à jouer très jeune, dans des petits stades de quartier, se battre pour chaque ballon en donnant tout, en mettant la tête là où certains ne mettraient pas le pied." La philosophie de Tabarez pourrait se résumer à cette phrase du Che inscrite sur un mur de sa maison de Montevideo : "Il faut s'endurcir sans jamais se départir de sa tendresse."

Le sélectionneur uruguayen Oscar Tabarez lors d'une conférence de presse le 23 juin 2015 à Santiago du Chili. (LUIS HIDALGO/AP/SIPA / AP)

Sur le papier, ça a l'air simple. Mais que faire face au cas de Luis Suarez, suspendu quatre mois pour avoir planté ses incisives dans le bras du défenseur italien Giorgio Chiellini lors du Mondial 2014 ? Tabarez ne transige pas. Cette sanction pulvérisant toute la jurisprudence pour ce genre de comportements antisportifs (quelques matchs de suspension dans le pire des cas), il remet séance tenante sa démission du comité stratégique de la Fifa. Et conclut sa conférence de presse par cette adresse à l'égard de son attaquant : "A Luis Suarez, à la personne Luis Suarez, que personne ne connaît mieux que nous, je veux dire qu'il ne sera jamais seul."

"La tâche ne fait que commencer"

Les résultats sont là : demi-finale lors du Mondial 2010, victoire lors de la Copa America 2011, huitième de finale en 2014 (mais en étant sortis du groupe de la mort avec l'Italie et l'Angleterre) et, donc, quart de finale lors de cette Coupe du monde, voire plus si affinités. "El Maestro" aurait pu tout arrêter. En 2010, sa fille l'a supplié de se retirer au sommet, après avoir réalisé la meilleure performance de la Celeste depuis soixante ans. Pas le genre de la maison Tabarez, qui lui a répondu : "La tâche ne fait que commencer." La santé du "Maestro" inspire pourtant de l'inquiétude. En 2013, il reporte une opération de la hanche à cause des qualifications pour le Mondial brésilien, et dirige les matchs en serrant les dents.

L'entraîneur uruguayen Oscar Tabarez assis sur un banc lors de l'entraînement de son équuipe, le 2 juillet 2018, avant son quart de finale contre la France, à Nijni-Novgorod (Russie). (MARTIN BERNETTI / AFP)

En 2016, il annonce qu'il souffre d'une neuropathie, qui l'oblige à mener les entraînements en fauteuil roulant motorisé. "Je fais beaucoup de physiothérapie, avec des médecins et des traitements, car je n'ai pas l'intention de partir", affirme un Tabarez pudique à ce sujet. "Il répète que ce n'est pas très important, et que la seule chose dont il a besoin, c'est son cerveau", poursuit Jérôme Lecigne. Régulièrement interrogé à ce sujet en conférence de presse, il s'en est tiré par une pirouette, en citant ce poème de Mère Teresa : "Quand au fil des années, tu ne pourras plus courir, marche rapidement. Quand tu ne pourras plus marcher rapidement, marche doucement. Quand tu ne pourras plus marcher doucement, utilise une canne. Mais ne te retiens jamais."

Les résultats aidant, l'homme est devenu une icône en Uruguay. Pas pour la profondeur de sa pensée tactique, comme pour un Marcelo Bielsa. Mais pour avoir redonné fierté et espoir à un pays de 3 millions d'habitants au vivier de joueurs forcément limité. Avant le match face à l'Arabie saoudite, en poules, Tabarez avait confié cette cocasse anecdote. 

Si on gagne quelques matchs de plus, comme en Afrique du Sud, je vais à nouveau recevoir des lettres de dames de plus de 80 ans, me disant qu’elles détestaient le football, mais que les matchs de la sélection leur ont donné envie de sortir dans la rue et d’embrasser le premier venu... 

Oscar Tabarez

en conférence de presse

Les supporters uruguayens brandissent un portrait du sélectionneur Oscar Tabarez, lors du 8e de finale remporté par la "Celeste" contre le Portugal, à Sotchi (Russie), le 30 juin 2018. (ALEXANDR KRYAZHEV / SPUTNIK / AFP)

L'homme se fait applaudir quand il va au restaurant, voit la séance retardée quand il est reconnu au cinéma, raconte le journal uruguayen Ovacion (en espagnol). "Le moindre déplacement prend toujours plus de temps que prévu", soupire ce discret. Dernière preuve de cet amour, le livre Maestro : el legado de Tabarez figure en tête des ventes depuis sa sortie en avril et s'annonce comme le phénomène d'édition en Uruguay cette année. 

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