Contrôle de l'information en Russie : la Coupe du monde est "un décor Potemkine" pour "éviter de voir la réalité"
Le secrétaire général de Reporters sans frontières a considéré, samedi sur franceinfo, que le gouvernement russe se servait du Mondial de football pour masquer les pressions exercées sur les journalistes.
"Il y a une mainmise presque totale du Kremlin sur l'information", a dénoncé Christophe Deloire, secrétaire général de Reporters sans frontières, samedi 23 juin sur franceinfo. L'association a lancé une campagne de sensibilisation à la liberté de la presse en Russie, pendant le mois de la Coupe du monde de football.
franceinfo : La Russie occupe aujourd'hui la 148ème place, sur 180, au classement des pays respectant la liberté de la presse. Vous considérez qu'il s'agit de la situation la plus critique depuis la disparition de l'Union soviétique…
Christophe Deloire : Oui. Nous pouvons finir par nous habituer au contrôle de l'information en Russie, se dire que c'est culturel, que, finalement, tout cela est normal, lié à la taille du pays. Néanmoins, depuis trente ans, jamais autant de journalistes, qu'ils soient professionnels ou blogueurs, n'ont été en détention. Il n'y a que quelques médias qui parviennent à résister. Et encore, telle télévision est retirée de la diffusion satellite, tel autre média indépendant ou site d'investigation voit sa rédaction en chef décimée. C'est donc vraiment une résistance de quelques-uns, et nous avons aujourd'hui un très grand spectacle, mais un spectacle qui peut être assimilé à un décor Potemkine, ces décors qui étaient mis sur les trajets de Catherine de Russie pour éviter qu'elle voie la réalité. La Coupe du Monde est un peu ça aussi.
Vous dites qu'il y a aussi des zones où il est très difficile de savoir ce qui se passe, notamment en Crimée…
Il y a des zones comme la Crimée ou la Tchétchénie où le contrôle de l'information est tel qu'il est quasiment impossible pour les journalistes d'effectuer un travail normal. C'est le cas en Tchétchénie où, récemment, un car qui convoyait des journalistes qui revenaient de Tchétchénie a littéralement été assailli, les journalistes frappés, leur matériel dégradé… Il faut se rendre compte de ce qu'est être un journaliste en Russie : quand vous enquêtez, par exemple, sur les milices russes en Syrie, vous pouvez, si vous êtes un journaliste d'investigation, tomber de votre balcon et trouver la mort, c'est arrivé il y a quelques mois. Quand vous enquêtez sur la corruption, vous êtes, et c'est un classique, condamné pour extorsion de fonds. Si vous faites un article sur le chef des services secrets russes, c'est arrivé récemment, vous pouvez être obligé de fermer votre site internet le lendemain. C'est ça le quotidien des journalistes en Russie.
Il y a aussi des contrôles renforcés sur les réseaux sociaux, et cela concerne directement toute la population, puisqu'il est possible de se retrouver en prison pour un commentaire jugé offensant.
Cela peut aller très, très, vite : le système de propagande est fondé à la fois sur des médias de propagande qui diffusent la bonne parole du Kremlin, sur les misères faites aux journalistes, et sur l'encadrement du web, la censure sur les moteurs de recherche et les agrégateurs d'information, le contrôle des blogueurs, les dispositifs technologiques qui permettent de passer outre la censure.
Obligation est même faite aux réseaux sociaux et messageries instantanées de coopérer avec les services de renseignement russes. Cela complète l'ensemble du dispositif de contrôle de l'information en Russie
Christophe Deloirefranceinfo
Il faut ajouter à cela des lois aberrantes, vraiment appliquées, sur la repénalisation de la diffamation, l'offense au sentiment des croyants, l'incitation au séparatisme… Un journaliste, Alexander Sokolov, qui enquêtait sur la corruption, a été condamné à trois ans et demi de prison pour "extrémisme". Vous êtes condamnés pour des choses qui n'ont rien à voir avec votre métier, mais le Kremlin veut éviter toute vision autre que la propagande qu'elle diffuse.
Avez-vous le sentiment d'être entendu pendant cette campagne, ou est-elle éclipsée par le football ?
Il est difficile de passer outre la masse de matches et de football, mais il est important de se souvenir, et peut-être que ça peut faire un lien : Albert Camus, l'auteur de L'Etranger, prix Nobel de littérature, affirmait que le peu de choses qu'il avait appris des hommes, c'était sur les terrains de football, et, un jour, il avait ajouté, que, sur les terrains de football, il avait appris qu'on ne sait pas d'où arrivent les balles. Et cela, malheureusement, c'est une phrase que les journalistes russes peuvent méditer : 34 journalistes russes ont été assassinés depuis 2000, depuis que Poutine est au pouvoir.
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