Grand format

GRAND FORMAT. "Qui va gagner : les blondes ou les brunes ?" Entre machisme et débrouille, la drôle de Coupe du monde féminine 1971

Pierre Godon le jeudi 6 juin 2019

Au centre, en maillot vert, la mascotte de la Coupe du monde féminine non-officielle 1971 au Mexique, Xochitl. (PIERRE-ALBERT JOSSERAND / FRANCEINFO)

"Les hommes ont deux passions. Les femmes et le football". Et quand la marque d'apéritifs Martini & Rossi réunit les deux dans une Coupe du monde non-officielle, au Mexique, à l'été 1971, ses promoteurs ne font pas dans la finesse. "Vous aurez du foot et de la cuisse"fanfaronne le président du comité d'organisation, Jaime de Hargo, qui ne recule devant rien pour remplir les 100 000 places du Stade Aztèque de Mexico. Les six équipes invitées ont la lourde tâche de passer un an après Pelé et Bobby Charlton, héros du mémorable Mondial 1970 disputé dans le pays. Et les gamines de France, d'Angleterre, d'Argentine, d'Italie, du Danemark et du Mexique vont soutenir la comparaison. Récit d'une compétition oubliée, qui n'avait pas grand-chose à envier au Mondial en France qui s'achève dimanche 7 juillet.

Le saut dans l'inconnu

La Coupe du monde mexicaine se déroulait du 15 août au 5 septembre 1971. (PIERRE-ALBERT JOSSERAND / FRANCEINFO)

Selon la légende, le sélectionneur des Bleues, Pierre Geoffroy, a attendu que ses ouailles soient rentrées dans le bus, après un succès 4-0 face aux Pays-Bas à Hazebrouck (Nord) pour leur annoncer qu'elles avaient décroché leur ticket pour la Coupe du monde. "Du coup, le voyage du retour a été très joyeux. On a bu un coup, et à l'arrivée, on était un peu pompettes", raconteColette Guyard. Si, aujourd'hui, le Mexique ne constitue qu'une destination de vacances parmi d'autres, à l'époque, c'est une promesse d'exotisme et d'inconnu. "Beaucoup de joueuses n'étaient jamais allées beaucoup plus loin que les Ardennes", sourit Maryse Lesieur, une des nombreuses joueuses d'un Stade de Reims qui formait l'ossature de la sélection.

Extrait de la convocation reçue par Nicole Mangas pour participer à la Coupe du monde 1971. (NICOLE MANGAS / PIERRE-ALBERT JOSSERAND / FRANCEINFO)

Pour les nombreuses joueuses mineures, la bénédiction des parents - enfin, du père à l'époque, la mère n'ayant pas voix au chapitre - n'est qu'une formalité. Même pour la plus jeune participante, l'Anglaise Leah Caleb, 13 ans à peine, le paternel ne cille pas au moment de l'expédier un mois sous le soleil mexicain. A l'époque, le foot féminin sort d'un tunnel de cinquante ans d'interdiction et les joueuses sont recrutées dans les collèges ou les lycées. C'est une autre paire de manches quand il faut se frotter à son employeur. "Je travaillais à La Poste et je faisais beaucoup de remplacements, se souvient Michèle Monier, 25 ans à l'époque. Alors forcément, quand j'ai demandé un mois, en août, on m'a refusé mes congés. Ni une, ni deux, j'ai posé ma démission." 

Une décision courageuse, mais pas suicidaire, à l'époque du plein-emploi de la fin des Trente Glorieuses. Michèle Monier est rattrapée par le col par un responsable des PTT désireux d'éviter à l'administration une mauvaise publicité. La jeune femme est réintégrée, ses congés accordés. "On m'a dit : 'On va vous mettre dans un bureau, comme ça vous pourrez partir au Mexique'." Ce qu'on ne lui précise pas en revanche, c'est que le règlement stipule que les congés n'excèdent pas vingt-et-un jours. La jeune femme finira son séjour sur ses propres deniers, et verra toutes ses demandes ultérieures refusées...

C'est le lot ordinaire d'un foot féminin qui se structure au petit trot en Europe depuis sa reprise en main par la Fifa à la fin de la décennie précédente. Lena Schelke, qui venait de décrocher un poste de gardienne de prison, s'est vue opposer une fin de non-recevoir par sa direction quand elle a demandé son mois d'août. "Et pourtant, je venais de lire dans la presse que le cycliste Peder Pedersen, qui était policier, s'était vu offrir un mois de congés tous frais payés." Vous avez dit deux poids, deux mesures ? 

Ce retard se mesure aussi dans la valise des joueuses. On n'est plus tout à fait aux temps héroïques où les internationales devaient coudre elles-mêmes l'écusson frappé du coq sur leurs maillots bleus, mais pas très loin. L'entregent de Pierre Geoffroy a permis à l'équipe d'obtenir maillots et shorts à l'œil, et même une tenue de ville grâce à une marque installée non loin de Reims. "On a reçu une magnifique saharienne bleu ciel, avec laquelle on a posé pour la photo officielle devant l'Arc de Triomphe. On avait quand même dû acheter des chaussures qui allaient avec", se souvient Michèle Monier. A-t-elle servi au Mexique ? "Je n'ai pas souvenir de l'avoir enfilée souvent... Je me souviens qu'on était même venues à l'ambassade de France en survêtement."

Premier grand moment de ce périple, le voyage en avion. "Je m'en souviens parfaitement. C'était un Boeing 747 avec double pont, nous étions installées en haut", récite la joueuse anglaise Leah Caleb. 

<em>J'ai même gardé le ticket du vol. Pour la gamine de 13 ans que j'étais, c'était une aventure incroyable.</em>

Leah Caleb

Pour les plus âgées aussi. "L'une des joueuses danoises de l'époque était fière de me montrer la cuillère qu'elle avait gardée, comme une relique, avec le sigle de la compagnie aérienne", sourit Hans Krabbe, auteur d'un livre retraçant l'épopée des Nordiques. "Ma seule expérience en avion se limitait à un vol de 45 minutes jusqu'à Copenhague, sourit Birte Kjems, gardienne de l'équipe danoise. J'ai pris énormément de photos, j'avais l'impression de consulter un Atlas comme à l'école. Et quand on nous a invitées à nous rendre dans le cockpit voir les pilotes, j'étais horrifiée qu'ils ne regardent que leurs instruments et pas le ciel devant eux..." Pour Nicole Mangas, défenseuse tricolore, il n'y a pas prescription pour les trémolos dans la voix :"Rien que vous en parler, j'en ai la chair de poule, la gorge nouée..." Et cette grande émotive étouffe quelques sanglots.

Poteaux roses et sexisme ordinaire

Les photos souvenirs de l'équipe de France en goguette au Mexique pour la Coupe du monde 1971. (NOEMIE CARON D'APRES LES PHOTOS DE NICOLE MANGAS / FRANCEINFO)

La Fifa a eu beau reprendre la main sur le foot féminin, cette Coupe du monde n'a rien d'officiel. C'est Martini qui régale, de A à Z. Oubliez donc le trophée habituel, les joueuses se battent pour soulever un trophée où est représentée une déesse ailée sans tête, ballon au pied, mais où le logo des apéritifs s'affiche avec prééminence. Elle sera bientôt rebaptisée la "Coupe Rimmel" par des médias locaux qui découvrent avec leurs gros sabots le foot féminin. Bien aidés par le comité d'organisation, qui peint les poteaux des stades en rose, et promet un coiffeur dans les vestiaires pour que ces dames aient toujours l'air apprêtées, même après 45 minutes d'effort. "On n'en a jamais vu l'ombre", nient la quinzaine de joueuses interrogées pour cet article.

N'empêche, aucune équipe n'est venue en touriste se dorer la pilule à l'ombre des pyramides. Demandez aux Anglaises, dont l'entraînement quotidien est programmé à 7h30 du matin. "Forcément, le soir, c'était couvre-feu à l'hôtel. Officiellement, on devait se lever à 6 heures, mais il arrivait qu'on s'accorde une heure de rab pour sauter dans le survêt' à la dernière minute", sourit Gill Sayell, 14 ans au moment de la compétition. Aucun risque d'être en retard, le bus des équipes est précédé d'une escouade de motards pour lui ouvrir la route dans un Mexico pas si embouteillé que ça à l'époque. Hors de question de se défiler et de ménager ses efforts. "Nos entraînements attiraient des milliers de personnes, alors que d'habitude on était contentes quand plus de deux personnes venaient voir nos matchs disputés dans des parcs"

Chez les Danoises, c'est même deux entraînements par jour. Et double ration de supporters. "Forcément, des filles blondes aux longues jambes, ça rameute les foules", sourit Inge "Tulle" Pedersen. Des fans souvent fauchés, venus voir ce spectacle sans bourse délier. "On se débrouillait pour leur donner des choses, des t-shirts, des équipements...", raconte l'attaquante Susanne Augustesen. Les séances de dédicaces peuvent s'éterniser plus longtemps que l'entraînement lui-même. "J'ai dû m'inventer en catastrophe une signature", sourit Birte Kj ems, qui l'a ensuite apposée des centaines, des milliers de fois. Les Françaises, elles, rusaient. "Ce n'est pas bien ce qu'on faisait, mais chacune d'entre nous faisait deux ou trois signatures sur les photos de groupe qu'on nous donnait à dédicacer, histoire de pouvoir s'éclipser plus vite...", reconnaît Ghislaine Royer-Souef, plus blasée que Michèle Monier. 

<em>On signait des autographes dès qu'on faisait un pas en dehors de notre hôtel. On était des princesses.</em>

Michèle Monier

Du côté des Argentines, les souvenirs sont plus mitigés. Sans doute parce que les maillots fournis par leur fédération se réduisent comme peau de chagrin dès le premier lavage. Souci : les joueuses, qui se débrouillent sans staff, n'ont pas un rond et personne ne veut échanger leurs pesos argentins, dont le cours est alors en chute libre. "Il a fallu que le comité organisateur nous achète des maillots et aussi des chaussures, car on n'avait que des tennis..." , raconte Betty Garcia, qui vendra, avec des équipières, des photos dédicacées pour mettre du beurre dans son guacamole. L'attaquante Marta Soler met également la main à la pâte. Celle qui a déjà poussé la chansonnette à la télé argentine, mais refusé le contrat d'une maison de disques pour taper dans le ballon, se produit le soir dans un restaurant de la capitale mexicaine. "Ma mère a failli me tuer !", se marre-t-elle cinq décennies après. Au programme : tango, boléro et pesos. "Il fallait bien faire rentrer un peu d'argent, on jouait gratuitement !"

L'histoire ne dit pas si des joueuses d'autres pays sont venues s'encanailler dans le bar où chantait Marta Soler. La moyenne d'âge étant très jeune, les souvenirs des rescapées sentent plus la verveine que les nuits éthyliques du Mexico-by-night. "On buvait bien une bière ou deux de temps en temps. Notre coach n'était pas très strict tant qu'on était rentrées pour 22 heures", confie Ann Stengaard. Côté français, les versions divergent. Maryse Lesieur, future épouse du coach, joue les bonnes élèves. "Personne n'a fait le mur, on n'en aurait même pas eu l'idée." Même question à Nicole Mangas."Joker", oppose-t-elle. "Maryse ne sait pas tout." Même cinquante ans plus tard ? "Il y a prescription, mais il ne vaut mieux pas en dire plus." On tente notre chance auprès de Ghislaine Royer-Souef : "Ce que je peux vous dire, c'est qu'il y a eu un peu de tequila. Mais aucune fille n'est jamais rentrée saoûle. Mais vous tombez mal, je n'aime pas l'alcool." On n'en saura pas plus. Ce qui se passe à Mexico reste à Mexico.

Les matchs, eux, se déroulent dans des stades pleins. Grâce à une politique tarifaire agressive, grâce à la couverture télévisuelle XXL pour l'époque et aussi grâce à l'inventivité douteuse des organisateurs pour rincer l'œil du public. Avant le coup d'envoi des rencontres importantes, des célébrités de l'époque s'affrontent en shorts ultra-courts et maillots moulants. Parmi elles, l'actrice Carmen Salinas, qui s'est vue confier une chronique intitulée "Football en dessous légers" dans le quotidien Esto pendant la compétition. La couverture médiatique est à l'avenant. Comme cette interrogation avant un match Danemark-Argentine, toujours dans Esto : "Qui va gagner : les blondes ou les brunes ?" Ou encore cette interview pour le moins décalée menée par une journaliste auprès d'une joueuse mexicaine : 

- Dis-moi, tu as un petit ami ?
- Non...
- OK, mais quand ça va arriver, et qu'il va falloir choisir entre lui et le foot, que vas-tu décider ?
- Le football, quelle question !

Du machisme à la sauce sud-américaine ? Pas sûr, objecte Hans Krabbe, qui a exhumé les rares articles dans la presse danoise de l'époque. "Les joueuses étaient vraiment ramenées au rang d'objets sexuels. Dans les articles, on ne parlait que de leur apparence et de leurs jolies jambes."  Aucune joueuse ne s'est jamais plainte de cette couverture. Au contraire. Nombreuses sont celles qui ont conservé ces journaux comme reliques d'une époque bénie. "Peut-être étaient-elles trop jeunes, et pas assez confiantes en elles pour oser contester la couverture de la presse", illustrent les universitaires Keith et Claire Brewster, qui ont épluché la presse mexicaine de l'époque pour un article"Les journalistes, qui n'avaient pas l'habitude de couvrir le foot féminin, y ont plaqué les clichés en vigueur dans la société de l'époque."

Et 1, et 2, et 3-0

Les coupures de presse de la finale de la Coupe du monde 1971, remportée 3-0 par le Danemark face au Mexique, le 5 septembre 1971 au Stade aztèque de Mexico. (BAPTISTE BOYER ET PIERRE-ALBERT JOSSERAND / FRANCEINFO)

Au-delà du côté folklorique, la compétition est prise très au sérieux par les équipes participantes. Et plusieurs d'entre elles accusent à mots à peine voilés Martini, apéritif italien, rappelons-le, d'avoir tout fait pour obtenir une finale Mexique-Italie.

Acte d'accusation n°1 : l'affaire du bus. Les Danoises se rendaient à Guadalajara, à 800 km au nord de Mexico, dans un bus antique qui cahotait sur les nids de poule - "il datait de la Seconde Guerre mondiale", se souvient Susanne Augustesen - quand le moteur rend l'âme au milieu du désert. Les portables n'existent pas et un membre du staff se dévoue pour marcher jusqu'au village le plus proche trouver un téléphone et appeler à l'aide. Quelques heures après arrive en dépannage le bus des Italiennes. "Un modèle flambant neuf, avec la climatisation", s'étrangle l'attaquante danoise.

Acte d'accusation n°2 : l'arbitrage, notamment celui d'un France-Italie. "Ce match me reste en travers de la gorge", fulmine encore Nicole Mangas. "Un but français, valable, est refusé pour une raison inexplicable, et les Italiennes se voient accorder un penalty très généreux. L'arbitre du match, qui était anglais, est même venu s'excuser dans l'avion du retour."

Acte d'accusation n°3 : le calendrier. Les Anglaises gardent le douloureux souvenir d'avoir dû jouer deux matchs en moins de 24 heures. D'abord l'Argentine à 16 heures, où deux joueuses ont terminé la rencontre la jambe dans le plâtre, et... le Mexique - tiens, tiens - le lendemain à midi, sous le cagnard local. "Nous n'avions plus que huit joueuses valides pour le troisième et dernier match, on a dû 'emprunter' quelques autochtones pour parvenir à être onze sur le terrain", grommelle Leah Caleb.

Les Danoises ayant survolé à la régulière leur poule, c'est en demi-finale que s'affrontent l'Italie et le Mexique. Là encore, on oublie la poésie et le football champagne, et on sort la boîte à gifles et les protège-tibias. "Un véritable scandale, s'emporte Daniela Sogliani, gardienne transalpine. Les Mexicaines ont eu besoin de deux penalties cadeaux et de l'arbitre, qui a sifflé la fin du match dès la 80e minute, pour se hisser en finale !" Un ou deux cartons rouges plus tard, la bagarre se poursuit dans le tunnel menant aux vestiaires. L'arbitre assistant repartira avec un œil au beurre noir. "Il a fallu la police pour nous protéger à la sortie du stade", raconte Daniela Sogliani.

Va pour une finale Mexique-Danemark. Histoire de mettre toutes les chances de leur côté, les supporters mexicains entament la guerre psychologique deux jours avant le jour J. 

<em>Toute la nuit, ils ont fait le tour de notre hôtel en klaxonnant et en hurlant 'Mexico, Mexico, rhhaa, rhhaaa !'</em><em>&nbsp;Nous n'avons pas fermé l'œil de la nuit.</em>

Birte Kjems

Le camp danois lance en urgence le plan Orsec. Il mobilise l'ambassade afin de dégoter une demi-douzaine de familles danoises pour héberger les joueuses. Exfiltrées discrètement de leur hôtel, Susanne Augustesen et consorts peuvent enfin dormir sur leurs deux oreilles. "On était entre de bonnes mains", se souvient Ann Stengaard, 16 printemps à l'époque et un peu impressionnée par l'événement. "C'est quand même incroyable qu'on en ait été réduits à de telles extrémités." C'est encore sous escorte policière que les Scandinaves se rendront au mythique stade Aztèque pour disputer la finale, le 5 septembre 1971.

"Dans les gradins, des gens à perte de vue. Je regardais vers le haut et ça n'en finissait pas", se souvient Susanne Augustesen. "Et ce bruit ! On n'arrivait pas à communiquer." Le public n'a d'yeux que pour une star, la Mexicaine Alicia Vargas. Quand le speaker annonce son nom, un rugissement recouvre la sono. "La Pelé !" Comme l'illustre attaquant brésilien, Vargas a régné sur le tournoi, avec une jolie collection de buts et de passes décisives.

Mais des questions d'argent sont venues perturber la préparation des Mexicaines, Vargas en tête. "On nous a suggéré que c'était le moment de demander un petit quelque chose", se souvient l'attaquante star. Si Martini règle rubis sur l'ongle les dépenses des équipes visiteuses, les Mexicaines n'ont droit à rien. Et les organisateurs refusent de céder le moindre centime "parce que nous étions amateurs". Les esprits mexicains sont plus accaparés par une poignée de pesos que par le match qui approche. Et les Danoises en profitent pour plier l'affaire, grâce à une Susanne Augustesen de gala, auteure d'un triplé. "Les Mexicaines surveillaient notre n°9, le numéro habituel réservé à l'avant-centre, or je portais le n°7, sourit l'attaquante. Il faut dire que mon équipière avait inscrit les quatre buts du match en demi-finale [contre l'Argentine]."

D'abord rageur, le public mexicain reconnaît sa défaite. De ses buts, Birte Kjems se souvient même avoir été applaudie à la fin du match. Mais le contexte demeure trop explosif pour fraterniser après le coup de sifflet final. "On aurait bien voulu échanger nos maillots avec elles, mais le public allait faire un scandale", déplore Alicia Vargas. Les Danoises, de leur côté, brandissent la Coupe, mais chez les organisateurs mexicains et les financiers italiens, le cœur n'y est pas. Birte Kjems en remet une couche : "Comme on sentait qu'ils auraient voulu que l'Italie soit à notre place ! Même l'émission télé qui concluait ce Mondial était décevante. Les joueuses des trois équipes sur le podium récupéraient leurs médailles, posées sur une table. Mais certaines d'entre nous se sont trompées, ce qui fait que des Danoises ont hérité d'une médaille de bronze ou d'argent."

Le dur retour à la réalité

Ghislaine Royer-Souef et Maryse Lesieur posent en sombrero aux côtés de leur mascotte, le chien Tequila. (PIERRE-ALBERT JOSSERAND D'APRES LA PHOTO DE GHISLAINE ROYER-SOUEF / FRANCEINFO)

Sportivement, les Françaises sont reparties les mains vides du Mexique. Niveau bagages, c'est plutôt l'inverse. "Bien sûr que nous sommes allées faire un peu de shopping", sourit Nicole Mangas. L'inévitable sombrero - "le mien, c'est un paysan qui me l'a donné mais la plupart des filles l'ont acheté dans des boutiques de souvenirs" - et aussi... un petit chihuahua, baptisé Tequila par les joueuses. Tequila est introduit en douce dans l'avion du retour. "A l'époque, il n'y avait pas des contrôles aussi poussés qu'aujourd'hui à l'aéroport", sourit Nicole Mangas.

Forcément, l'animal qui tenait dans le creux d'un sombrero, finit par aboyer en vol et les Anglaises et les Italiennes, qui partageaient l'appareil, flairent sa présence. "Les hôtesses et les stewards ont été chics et ont fait comme s'ils n'avaient rien vu", raconte Maryse Lesieur, autre contrebandière canine. C'est l'entraîneur Pierre Geoffroy qui en hérite dans sa maison rémoise. Tequila tiendra moins longtemps que les sombreros attrape-touriste. Une voiture abrègera sa courte vie moins d'un an après son arrivée en France."C'est triste. C'était devenu notre mascotte", souffle Ghislaine Royer-Souef en guise d'épitaphe.

Côté anglais, le retour au bercail s'accompagne d'une descente aux enfers. Quelques mois après ce Mondial mexicain, la fédération, qui a récemment intégré le foot féminin après cinquante ans d'interdiction, décide de punir les joueuses. "Nous avons été suspendues quelques mois", se souvient Chris Lockwood. "Tout ça parce que nous avions pris part à un tournoi non-reconnu par la Fifa. Quelques temps après, ils ont dû se dire qu'ils étaient allés trop loin" et n'ont jamais vraiment appliqué la sanction infligée, rappelons-le, à des collégiennes. Pas de pitié en revanche pour le manager de l'équipe, Harry Batt, suspendu à vie. Ce visionnaire, qui annonçait en 1971 que "le futur du foot féminin passe par des clubs professionnels", ne verra jamais son rêve se concrétiser.

Il n'y a guère qu'au Danemark que tout se termine par des pancakes et un verre d'aquavit à l'hôtel de ville de Copenhague. "Les bandes vidéos de la finale sont parties par avion au lendemain du match. Après un crochet via la Floride et via l'Allemagne, elles ont été diffusées quatre jours après à la télé danoise... c'est-à-dire au lendemain du retour des joueuses", sourit Hans Krabbe. Pour certaines, les festivités se sont poursuivies dans leur ville natale, comme pour Susanne Augustesen - "les gens m'ont attendue cinq ou six heures dans la rue" - ou pour Birte Kjems - "on m'avait organisé un défilé en calèche". Un gros quart d'heure de célébrité, mais guère plus. "Au bout de quelques semaines, on était redevenues anonymes, soupire Ann Stengaard. Quand on compare avec la fête réservée à l'équipe masculine du Danemark vainqueur de l'Euro 92, ça n'avait rien à voir." 

La fête organisée dans les rues de Ribe (Danemark) à la gloire de&nbsp;&nbsp;Birte Kjems&nbsp;et d'Annette Frederiksen, natives de la ville, début septembre 1971. (PIERRE-ALBERT JOSSERAND D'APRES LES PHOTOS DE GITTE OLSEN / FRANCEINFO)

Championnes du monde ou pas, le retour à l'ordinaire après un mois hors du temps conserve un arrière-goût amer. "Vous imaginez, devoir revenir à l'école après un mois pareil ?, se lamente Ann Stengaard. Je suis revenue au lycée cinq semaines après la rentrée. Heureusement que ma sœur m'a donné un coup de main pour suivre. Je n'arrivais pas à me concentrer. Pendant un an, mon cœur est resté au Mexique." Si Nicole Mangas ou Susanne Augustesen se font débaucher par des clubs italiens, alors en pointe sur la professionalisation du football féminin, elles demeurent des exceptions. "Mes souvenirs de princesse ont été douchés d'entrée !", soupire la Française Michèle Monier.

<em>Je n'étais pas rentrée à la maison depuis une journée que&nbsp;ma mère m'a lancé&nbsp;: 'tu penseras à faire la vaisselle hein&nbsp;!'</em>

Michèle Monier

D'autres espoirs ont subi le même sort. Comme celui de voir la Fifa rapidement prendre en main les destinées du foot féminin pour développer une Coupe du monde digne de ce nom. "Il faudra attendre 1991 pour voir une timide tentative avec six équipes, puis en 1995, où l'événement est vendu couplé à une compétition d'athlétisme pour éviter d'avoir des tribunes vides, raconte l'universitaire britannique Jean Williams, de l'université de Wolverhampton, dont l'aide a été précieuse pour retrouver plusieurs vétéranes. Il faut attendre 1999 pour avoir une compétition digne de ce nom, avec un vrai succès commercial, comme en 1971. En somme, on a perdu 28 ans."

Texte : Pierre Godon

soyez alerté(e) en temps réel

téléchargez notre application
Abonnement Newsletter

Ce long format vous a plu?

Ce long format vous plaît?

Retrouvez les choix de la rédaction dans notre newsletter
s'abonner