L'esport, un secteur privilĂ©giĂ© mais pas Ă l'abri de la criseÂ
Avec la Bundesliga en tête de pont, les championnats sportifs commencent doucement, timidement, à reprendre, après plus de deux mois d’arrêt. De son côté, l’esport a pu continuer en ligne ses principales compétitions, quasiment sans interruption. Le confinement a été l’occasion d’une exposition inédite, dont la crédibilité de l’esport sort renforcée. Mais le secteur n’est pas pour autant épargné par la crise actuelle, qui risque de laisser sur le carreau certains acteurs.
Des audiences globales en hausseÂ
MalgrĂ© une perte d’ambiance et de mise en scène liĂ©e au passage en ligne des compĂ©titions, les audiences de l’esport n’ont pas Ă©tĂ© affectĂ©es. “Les compĂ©titions hors-ligne c’est cool, mais cela reste du cosmĂ©tique", explique Bertrand Amar, en charge de l’esport chez Webedia et directeur de la chaĂ®ne spĂ©cialisĂ©e ES1. "Ce que les gens veulent avant tout, c’est de la performance esportive. Les compĂ©titions qui se dĂ©roulent en ligne font au moins autant d’audience que les compĂ©titions qui se dĂ©roulent avec des moyens de production beaucoup plus Ă©levĂ©s.”Â
Et le confinement a provoqué une hausse de la consommation de contenus en ligne. “Il n’y a jamais eu autant de monde sur Twitch (plate-forme de streaming où est diffusée la majorité des compétitions, ndlr) que depuis la mi-mars”, poursuit Bertrand Amar. Une hausse à nuancer toutefois. “Vous avez deux composantes : l'esport spectacle et l'esport compétitif", souligne Stéphan Euthine, directeur de l’équipe LDLC-OL et président de l’association France Esports. "En général, la diffusion de l'esport explose à partir de 18h. Là , vous aviez des gens connectés beaucoup plus tôt. Cela a permis à beaucoup de streamers et d'influenceurs d'être présents plus tôt. Cela a étalé l’offre et donné une impression d’engouement, mais il faut le voir sur sa composante spectacle, qui dépasse l'esport et va sur le jeu vidéo. Sur la partie compétitive, on n’a pas senti de différences notables. Les chiffres sont meilleurs que l'année dernière, mais on suit la croissance prévue pour le moment.”
“Les fans sont assez jeunes donc quand ils voulaient voir un match, ils se rendaient dĂ©jĂ disponibles avant", abonde François Balembois, product manager Ă Freaks 4U et commentateur de Counter-Strike chez 1PV. "Je ne suis pas sĂ»r que ça permette d'aller chercher le mec de 40 ans qui n'avait jamais le temps de regarder du Counter-Strike et, comme il est en chĂ´mage partiel ou en tĂ©lĂ©travail, peut maintenant regarder. Cela facilite l'accès mais on ne va pas vraiment chercher de nouvelles audiences.”Â
Voir sur Twitter
Une exposition inĂ©diteÂ
Pour la nouveauté, il faut se tourner vers les diffuseurs traditionnels de sport. En l’absence de compétitions, plusieurs ont misé sur l’esport. ESPN, diffuseur très irrégulier d’esport depuis 2018, a accueilli les play-offs du championnat américain de League of Legends, ainsi que des courses virtuelles de Nascar ou d’IndyCar. Privé du Tour d’Italie, Eurosport a notamment diffusé le Zwift “Tour For All”, où des cyclistes professionnels se sont affrontés depuis leur home-trainer.
“Cela a fait sauter une crainte de certains diffuseurs qui se disaient qu’il ne fallait pas aller lĂ -dessus, et on voit que cela peut très bien cohabiter avec le sport traditionnel", analyse Bertrand Amar. "Il n’y a pas eu de rejet de l’audience, au contraire.” Avec le risque de n’être qu’un bouche-trou en attendant le retour du sport ? “Je pense que cela va rester", juge Bertrand Amar. "Certains diffuseurs se demandent dĂ©jĂ ce qu'ils vont faire maintenant de manière rĂ©gulière. Il y en aura probablement moins, mais cela va continuer, j’en suis persuadĂ©.”Â
Une crĂ©dibilitĂ© renforcĂ©eÂ
La crise sanitaire a été l’occasion d’une accélération du rapprochement entre sport et esport. “Beaucoup de personnalités du monde du sport se mettent à streamer (diffuser en direct leurs parties, ndlr), et ça en fait de supers ambassadeurs pour l’esport", explique Nicolas Besombes, docteur en sciences du sport et vice-président de France Esports. "Voir des sportifs de haut niveau jouer, c’est parfait pour déconstruire les stéréotypes. Quand c’est un sportif comme Gaël Monfils qui parle d’esport, ça a un aspect positif, ça crédibilise un peu plus la pratique.” Monfils a lancé sa chaîne Twitch, pendant que Charles Leclerc et d’autres pilotes de Formule 1 s’affrontent sur des courses virtuelles, qu'Andy Murray domine Rafael Nadal au tournoi virtuel de Madrid ou que le cycliste David Gaudu aide le streamer Domingo à grimper un Alpe d’Huez virtuel. Autant d’initiatives, qui appartiennent à l’esport spectacle évoqué précédemment, mais qui contribuent à élargir le public global de l’esport.
Voir sur Twitter
D'autant plus que cela permet de dĂ©velopper la crĂ©dibilitĂ© de l’esport au-delĂ de son cercle actuel. “On a montrĂ© qu’on Ă©tait une solution en partie rĂ©siliente Ă des problĂ©matiques sanitaires qui demandent un confinement, souligne StĂ©phan Euthine. Est-ce qu’on n’est pas une petite valeur refuge en termes de communication ? Je pense que certaines marques vont se poser la question. On ne doit pas voir l’esport en concurrence avec le sport, mais plutĂ´t en complĂ©mentaritĂ©.” Des outils de communications prĂ©cieux en ce moment, comme le met en avant Nicolas Maurer, co-fondateur et directeur gĂ©nĂ©ral de Team Vitality : “Nos sponsors, Adidas, Renault, Orange, qui sont des sponsors du sport traditionnel, n’avaient plus rien Ă se mettre sous la dent, donc il y avait une demande sur comment occuper le terrain, comment on peut crĂ©er et rĂ©flĂ©chir Ă des nouvelles activations.”Â
Pour maintenir cette capacitĂ© de communication, il a fallu s’adapter, en oubliant les Ă©vĂ©nements physiques. “On a pris les devants, on est allĂ© voir nos sponsors en leur expliquant que certaines parties des contrats n’allaient pas ĂŞtre rĂ©alisables, explique StĂ©phan Euthine. Moins d’évĂ©nements, c'est moins de visibilitĂ© pour nos partenaires. On a dĂ» rĂ©adapter les contenus que l'on produisait sur nos rĂ©seaux. On n'a pas pu s'arrĂŞter du tout, on a dĂ» mĂŞme travailler plus pour compenser le manque de visibilitĂ© liĂ© Ă l'annulation des Ă©vĂ©nements. Nos partenaires ont suivi et ça a Ă©tĂ© payant. On est au-delĂ de nos objectifs, aussi grâce Ă nos rĂ©sultats en compĂ©tition (LDLC-OL a remportĂ© les European Masters de League of Legends, le dimanche 10 mai).” Â
Voir sur Twitter
L’événementiel inévitablement perdant
Si cette transition a Ă©tĂ© facile pour les Ă©quipes, dont une grande partie de la communication Ă©tait dĂ©jĂ basĂ©e sur les rĂ©seaux sociaux, elle l’est beaucoup moins pour d’autres secteurs de l’industrie. “L’évĂ©nementiel est la première composante touchĂ©e par le confinement et ce sera la dernière, souligne StĂ©phan Euthine. Les Ă©vĂ©nements ne vont pas ouvrir du jour au lendemain, sur un dĂ©cret. Cette composante-lĂ , qui est majeure dans notre secteur, souffre Ă©normĂ©ment et va continuer de souffrir.”Â
Depuis le dĂ©but de la crise sanitaire, plus de 80 Ă©vĂ©nements ont Ă©tĂ© annulĂ©s en France, avec leur lot de contrats, de prestataires, d’intermittents qui se retrouvent sur le carreau. “Avec Freaks 4U, on avait gagnĂ© un appel d'offres sur la Paris Games Week, on avait beaucoup d'autres discussions très avancĂ©es, indique François Balembois. Comme toutes les boĂ®tes qui ont une partie de leur chiffre d'affaire liĂ©e Ă l'Ă©vĂ©nementiel, on perd cette partie-lĂ . Aujourd’hui, je ne sais pas comment on sera dans six mois.”Â
Et si certaines prestations ont pu être déplacées en ligne, elles ne rapportent pas autant. “Quand on vend aux partenaires et aux sponsors un duo de casters (commentateurs, ndlr) en studio avec à côté un desk avec un présentateur et deux analystes, ce n’est pas le même prix que deux casters chez eux à la maison.” Selon les estimations de France Esports, près d’un quart du chiffre d’affaire du secteur va être touché, pour un marché estimé à 28 millions d’euros en 2018. “Comme toutes les entreprises d’esport et les organisateurs de tournois, on a des prévisions revues à la baisse, explique Nicolas Maurer. On n’a plus V.Hive (le complexe parisien de Vitality destiné à accueillir ses fans, ndlr), plus d’événementiel pendant plusieurs mois et on prévoit une baisse des partenariats sur la deuxième moitié de l'année.”
Prévue du 8 au 10, la DreamHack Tours, immanquable du calendrier esportif français, va devoir patienter jusqu’à 2021. “Cela va être une période assez terrible en termes de revenus, explique Jean-Christophe Arnaud, président de DreamHack France. Tout le monde au chômage partiel et télétravail, et des prestataires qui étaient quasiment dans nos locaux, des collègues, ne sont plus là .” Pour tenter de limiter les dégâts, il a fallu faire preuve d’inventivité. “Notre activité de stands de jeux vidéo était à l’arrêt avec l'annulation des événements, explique Jean-Christophe Arnaud. On a dû faire autre chose, comme du mobilier gaming par exemple.” Les plus polyvalents s’en sortent, mais les autres sont dans la même situation que les bars ou les salles de spectacle. “Toutes les sociétés qui louent du matériel scénique, des écrans, tous les intermittents qui viennent monter et démonter les scènes, eux subissent de plein fouet la crise actuelle, ils n'ont plus du tout de travail”, explique Nicolas Di Martino.
A la tête de ZQSD Productions, il fait pour l’instant partie des chanceux, alors que 90% de son activité était “physique”, entre gestion d’un studio et événements. “Les émissions qu’on faisait en studio, on les fait sur des plateaux virtuels, indique-t-il. Pour l'instant, les marques ont des budgets et les dépensent. Elles ne peuvent plus le dépenser en physique, donc elles les dépensent sur des événements en ligne qui vont coûter moins chers, donc moins de chiffre d'affaire, mais pour le même résultat. La question est plutôt sur les deux, trois, quatre trimestres à venir. La Paris Games Week (prévue du 23 au 27 octobre et annulée), pour une agence de notre taille, cela nous fait manger pendant quatre à six mois. Quand elle n'a pas lieu, ça peut être une catastrophe. Peut-être qu’ils vont avoir des budgets à dépenser autrement et qu'on pourra retomber sur nos pattes, mais c’est une grosse incertitude.”
Des craintes pour la suiteÂ
Car la suite, justement, est le principal sujet d’inquiĂ©tude. D’abord parce que l’incertitude autour d’une Ă©ventuelle reprise des Ă©vĂ©nements physiques plane. En fin d’annĂ©e ? En 2021 ? Quand il y aura un vaccin ? Comment s’organiser quand on ne sait pas combien de temps il faudra tenir ? “Je ne vois pas dans quel monde des pays vont laisser des joueurs se dĂ©placer, questionne François Balembois, en prenant l’exemple du Major, tournoi-phare de Counter-Strike qui doit avoir lieu Ă Rio en novembre. Est-ce que les BrĂ©siliens vont accepter plein d'Ă©quipes europĂ©ennes, qui viennent de pays touchĂ©s ? Aujourd’hui, on n’a pas les rĂ©ponses, on ne sait pas comment les Ă©tats vont rĂ©agir. Et est-ce que les organisateurs d’évĂ©nements vont prendre le risque lĂ©gal ? Si un mec vient et file le coronavirus Ă tout le monde, est-ce que quelqu'un va se retourner contre l'organisateur ? Est-ce qu'il est prĂŞt Ă prendre ce risque-lĂ ?”Â
Si l’après semble encore loin, Jean-Christophe Arnaud y pense dĂ©jĂ . “Tous les organisateurs d’évĂ©nements y pensent un petit peu, assure-t-il. Quand le plan vigipirate est arrivĂ©, on s'est adaptĂ©, on a mis des portiques de dĂ©tection de mĂ©taux, on a mis des chiens. C’est le propre de l’homme de s'adapter. Il y aura un peu de timiditĂ© au dĂ©but pour rouvrir les Ă©vĂ©nements, puis avec des règles de distanciation, des obligations. Je pense que les règles vont Ă©voluer. Les choses reviendront Ă la normale quand le nombre de cas n'augmentera plus. Cela va avoir un effet durable mais ça va s’assouplir avec le temps.”Â
Une dépendance aux sponsors
Outre la question de la rĂ©ouverture des Ă©vĂ©nements physiques, celle du contexte Ă©conomique global est Ă©galement centrale. “Les craintes sont pour ces budgets qui Ă©taient dĂ©diĂ©s Ă l’esport et vont ĂŞtre rĂ©-allouĂ©s pour la survie des entreprises, explique StĂ©phan Euthine. L'esport n'a pas vocation Ă avoir des soutiens de subventions ou autres des territoires, comme le sport. On se dĂ©veloppe de manière autonome mais du coup on est très dĂ©pendant de certains budgets, dont le sponsoring. Cela montre encore un manque de maturitĂ© du secteur. Il a besoin de modèles Ă©conomiques plus diversifiĂ©s, plus stables et moins basĂ©s sur le sponsoring.”Â
Une dĂ©pendance que reconnaĂ®t Nicolas Di Martino : “A partir du moment oĂą les gens ne communiquent plus, nous on ne travaille plus. LĂ oĂą on a peur, c’est si l’économie globale s’effondre et nous avec.” Annonceurs et investisseurs seront-ils toujours lĂ dans quelques mois, si la situation Ă©conomique se dĂ©grade ? “On a de la chance d’avoir levĂ© des fonds l’an dernier, mais les Ă©quipes qui comptaient le faire cette annĂ©e risquent d’avoir plus de difficultĂ©s”, explique Nicolas Maurer de Vitality. Et les fans pourront-ils dĂ©penser autant ? “Il y a une partie du business qui repose sur l'Ă©conomie de Twitch et les abonnements payants des fans, souligne François Balembois. Si demain, il n’y a pas de reprise Ă©conomique, s'il y a un appauvrissement gĂ©nĂ©ral, Ă terme, tous ceux qui reposent une partie de leur modèle Ă©conomique sur les abonnements payants vont ĂŞtre impactĂ©s.”Â
Des Ă©changes avec le gouvernement
Face Ă la situation, France Esports Ă©change rĂ©gulièrement avec la direction gĂ©nĂ©rale des entreprises, le ministère des Sports et le secrĂ©tariat d’Etat au NumĂ©rique. “L’esport ne demande pas Ă ĂŞtre plus protĂ©gĂ© que les autres, mais Ă ne pas ĂŞtre oubliĂ© et Ă ĂŞtre inclus dans les dispositifs du sport et de l'Ă©vĂ©nementiel”, explique StĂ©phan Euthine. L’association a remis au gouvernement un ensemble de propositions, mises au point en concertation avec les diffĂ©rents acteurs de l’esport français. Un allègement des charges, des règlements assouplis pour les compĂ©titions en ligne, des investissements facilitĂ©s, les leviers d’action proposĂ©s sont nombreux.Â
Voir sur Twitter
Et l’esport profite dĂ©jĂ de certaines mesures en place. “Le chĂ´mage partiel aide vraiment et permet d’ajuster par rapport Ă la situation actuelle, explique François Balembois de Freaks 4U et 1PV. Chaque semaine, je dis "On va travailler Ă dix pourcent, Ă X pourcent". On profite tous de cela et cela protège nos emplois.” Si les Ă©quipes ont recours au chĂ´mage partiel, c’est avant tout pour des tâches qui ne peuvent pas ĂŞtre passĂ©es en ligne. Sur les 25 personnes au sein de LDLC-OL, seulement deux, liĂ©es au centre d’entraĂ®nement qui devait ouvrir fin mars, ont Ă©tĂ© mises au chĂ´mage partiel. MĂŞme choses pour les employĂ©s de Vitality affectĂ©s Ă V.Hive.Â
Comme pour l’ensemble de l’économie, la situation de l’esport dans les prochains mois reste en partie floue. PrivilĂ©giĂ© par rapport Ă d’autres secteurs, l’esport s’inquiète tout de mĂŞme pour un pan de son activitĂ©, et sera Ă terme dĂ©pendante de la reprise Ă©conomique globale. “Je n’ai aucun doute sur le fait que l’esport grandisse et atteigne une taille Ă©norme, l’esport a un avenir radieux, juge Nicolas Maurer. Mais ce que cette crise peut faire, c’est ralentir et peut-ĂŞtre que pour arriver au niveau attendu, on mettra trois ans de plus. Et ça, ce n'est pas anodin du tout.”Â
Commentaires
Connectez-vous Ă votre compte franceinfo pour participer Ă la conversation.