: Reportage "Pendant ces séances, on redevient des personnes comme tout le monde" : quand l'escrime se transforme en arme contre le cancer du sein
A l’occasion de la Journée mondiale contre le cancer du sein, mercredi, franceinfo: sport a assisté à un cours du club d'escrime de l'AC Boulogne-Billancourt qui propose, depuis 2014, des sessions en partenariat avec l’association Solution riposte, pour les femmes atteintes de ce cancer.
"Lors des séances de radiothérapie, je visualisais le sabre, et cela m’aidait à supporter les traitements. L'escrime m’a apporté une forme d’agressivité nécessaire pour combattre le cancer." A 63 ans, Isabelle est une "riposteuse". Atteinte d’un cancer du sein, elle a rejoint en 2015 l'association Solution riposte, qui propose un peu partout en France une pratique adaptée et sécurisée de l'escrime aux patients atteints de cancer, et en particulier aux femmes opérées d'un cancer du sein. "Les études montrent que pratiquer un sport diminue de 35 % les risques de récidive. Le sport permet un meilleur sommeil et diminue l'anxiété et la dépression. Or, ce sont trois choses dont souffrent les femmes après un cancer", précise Dominique Hornus, fondatrice de l'association.
Comme Isabelle, neuf autres femmes pratiquent l'escrime cette année à travers le club affilié de l’Athletic club de Boulogne-Billancourt (ACBB), l’un des premiers à s’être associé à Solution riposte lors de sa création en 2014. Elles ont entre 30 et 83 ans, et chaque lundi soir, elles se retrouvent dans ce petit gymnase boulonnais éclairé par une série de néons.
Martine, 64 ans, participe aux ateliers d’escrime depuis 2018.
— Apolline Merle (@Apolline_Merle) October 19, 2022
️ « En arrivant, j’avais mal aux articulations, douleurs dues aux traitements de la chimio. En fin de séance, j’avais beaucoup moins mal. » pic.twitter.com/rvb7Lahl8u
Au milieu des lignes multisports tracées au sol, on repère distinctement les pistes, épaisses et blanches, utilisées en escrime. Sur les murs, au-dessus de grands miroirs, les signalisations indiquent les touches pour chaque piste. Ce lundi, six escrimeuses sont présentes. Il est rare que le groupe soit au complet. En dehors des aléas de la vie quotidienne, certaines riposteuses suivent encore un traitement et n’ont parfois pas la force de se rendre à l'entraînement.
La tenue "comme les pros"
En début de séance, chacune enfile bustier, sous-cuirasse et veste blanche. "La tenue complète, ça fait vraiment pro", lance joyeusement en s’équipant Martine, 64 ans. Une fois vêtues, le sabre à la main et le masque positionné sur le visage, les escrimeuses se lancent. Au programme du jour, de l’escrime artistique. A la différence de l’escrime sportive – celle que l’on observe en piste – l’escrime artistique mêle des mouvements historiques de la discipline avec les arts du spectacle, tout en reposant sur le partenariat des deux escrimeurs.
L’objectif : réaliser des enchaînements de gestes dans l’espace, "montrer à la personne où l'on veut aller dans le geste, mais on ne touche jamais le corps", explique le professeur Eric Laumet, le maître d’armes. C’est l’une des spécificités de l'atelier de Solution riposte, où seul le masque peut être touché pour les plus confirmées, afin de préserver les corps.
"Le seul qui prend des coups c’est moi. A chaque fin de séance, celles qui le souhaitent peuvent travailler avec moi individuellement. Elles peuvent se défouler face à moi, ou face au boudin."
Eric Laumet, maître d’armesà franceinfo: sport
Autre adaptation : les armes. Quatre types de sabre, aux poids et prises variables, sont à la disposition des escrimeuses, le sabre étant l’arme la plus simple d’utilisation et la plus légère (500 grammes en principe). "Elles débutent toutes avec un sabre en plastique avant de passer aux autres", souligne Eric Laumet. A l'inverse, l'enseignement est identique à celui d'un cours d’escrime classique. "Elles y apprennent la même technique, le même vocabulaire. Seule la pratique est adaptée", appuie le maître d’armes. Toutes sont d'ailleurs licenciées de la Fédération française d’escrime, qui soutient l’initiative.
Une pratique adaptée en toutes circonstances
Une fois le salut fait, chacune positionnée dans une piste, les escrimeuses entament l'échauffement. Poignets, jambes, déplacements d’avant en arrière en position de garde... Le maître d’armes passe d’une élève à l’autre pour quelques échanges de sabre. Ce moment d'escrime sportive lui permet de constater les états de forme de chacune afin d'ajuster les exercices.
"Maître Laumet s’adapte vraiment à nos capacités. Ce rendez-vous du lundi soir me fait beaucoup de bien au niveau de la mobilité, surtout à mon âge", témoigne Cécile, doyenne du groupe, du haut de ses 83 ans, qui a rejoint Solution riposte il y a sept ans. Un ressenti confirmé par Isabelle, arrivée en même temps que Cécile : "Depuis trois ans, j’ai eu des complications avec un lymphœdème [gonflement chronique d'un membre], autrement dit mon bras fatigue plus vite. Le maître d’armes s’adapte pour que je puisse continuer à venir aux séances, ce qui me fait beaucoup de bien."
Formation obligatoire pour les encadrants
Pour pouvoir accompagner au mieux les escrimeuses, l’association Solution riposte, qui compte 100 antennes en France métropolitaine, impose à tous ses maîtres d’armes une formation. Le cycle initial de trois jours, animé par un pôle de médecins (chirurgiens, oncologues, psychologues, infirmiers, kinésithérapeutes, médecins du sport) et des riposteuses, permet aux professeurs de connaître les bons gestes, de savoir les adapter aux parcours de chacune (traitements, chirurgie, reconstruction) et d'assimiler comment enseigner à ce public.
Tous les deux ans, une nouvelle formation est nécessaire "pour se tenir informé des nouvelles recommandations des sociétés savantes, et des nouvelles techniques", précise Dominique Hornus, anesthésiste en gynécologie à la retraite. Un psychologue se trouve aussi à disposition des enseignants, pour les aider en cas de détresse. Car, comme l’explique Eric Laumet, "certaines perdent le combat contre le cancer, c’est une réalité. Quand ma première riposteuse est décédée, ça a été dur. On a toujours cette épée de Damoclès au-dessus de nos têtes, alors on évite de trop s’attacher, on se protège."
Une fois l'échauffement achevé, les escrimeuses posent leur sabre pour effectuer un exercice de déplacement avec des mouvements de rotation des bras. "Certaines ne peuvent pas beaucoup lever le bras, c’est pourquoi on travaille sur l’amplitude de l’articulation", explique-t-il. "N’allez pas trop vite. C’est bon au niveau des épaules ? Martine, comment va le dos, et le côté droit ?", interroge-t-il. Martine, cheveux noirs, coupe au carré et légère frange, ressent bien quelques douleurs aujourd’hui, mais cela ne l’empêche pas d’être appliquée et motivée.
Il n’est d’ailleurs pas nécessaire d’observer longtemps ce groupe de combattantes pour constater leur motivation. Même pendant le confinement, elles n’ont jamais arrêté. "On se retrouvait en visio. On prenait nos manches à balai", relate Cécile, provoquant un éclat de rire général. "Ou nos longs chausse-pieds", ajoute Martine, qui rigole de plus belle.
L’atout de l’escrime
Le but est de permettre à ces femmes, atteintes de cancer du sein, en rémission ou même guéries, de gagner en autonomie et de se renforcer. "Ici, on va travailler sur le gainage, la posture, l’équilibre, l’amplitude musculaire, la manœuvrabilité et la mémorisation. On travaille généralement le côté opéré", souligne l'encadrant. L’escrime n’a pas été choisie au hasard.
"A cause des chirurgies et des cicatrices, souvent elles n’arrivent plus à mobiliser leur épaule, qu’elles mettent en repli. Les positions de la garde et de la quinte haute [une parade pour se protéger la tête], permettent de retrouver au fur et à mesure de la mobilité."
Dominique Hornus, fondatrice de Solution riposteà franceinfo: sport
"Même si la maladie est loin derrière nous, on peut garder des effets secondaires à vie, ou des fragilités", explique Sandrine, riposteuse de 54 ans en rémission, et qui a intégré le groupe il y a quatre ans. "Ce moment nous fait du bien. On se réapproprie des mouvements qu’on ne pouvait plus faire. Il nous permet de nous défouler et on redevient, lors de ce cours, des personnes comme tout le monde, sans le cancer", confie celle qui a toujours pratiqué l'escrime, "heureuse" de pouvoir pratiquer ce sport qu’elle "aime".
L’aspect mental, tout comme le lien social, représentent aussi des objectifs essentiels pour l’association. "Sur la piste, elles ne sont pas vulnérables. Elles peuvent exprimer leurs émotions, qui sont légitimes. Il faut qu’elles apprennent à se battre pour vaincre. En ce sens aussi, l’escrime est bénéfique", souligne Dominque Hornus. "Souvent, remarque-t-elle encore, une femme qui a eu un cancer du sein va se replier sur elle-même. Ce cancer est une atteinte à sa féminité, ce qui fait qu'elle se dévalorise et se désocialise."
"L’atelier permet aussi de les faire sortir de chez elles et de rencontrer d’autres femmes avec qui elles n'ont pas besoin d’expliquer ce qu’elles traversent. Elles arrivent, se regardent et se comprennent."
Dominique Hornus, fondatrice de Solution Riposteà franceinfo: sport
Pour rendre cette initiative accessible à toutes, le matériel et les cours sont pris en charge par l’association lors de la première année d’inscription. "Si on admet que le sport fait partie de la thérapie post-cancer, je ne peux pas, en tant que médecin, supporter l'idée que certaines ne puissent pas nous rejoindre pour des raisons financières." Seul un certificat de non contre-indication est nécessaire.
Sport santé, des médecins encore frileux
Si l'association maille désormais le territoire, il a fallu lutter au départ contre les a priori de ce sport de combat. "La première année, une seule femme est venue, durant trois mois. Au premier abord, l’escrime faisait peur", se souvient Eric Laumet. "On ne connaît ce sport qu'à travers les Jeux olympiques, avec des athlètes qui vont très vite, alors qu’il est accessible et qu'on s'y amuse rapidement. Le fait que l’escrime soit un sport confidentiel peut être un frein", admet Dominique Hornus.
A 45 ans, Annabelle avoue d’ailleurs avoir hésité. "Au départ, j’étais réticente car je me demandais si ma capacité physique serait suffisante", confie celle qui a rejoint le groupe en mai dernier, alors qu'elle se trouvait en pleine chimiothérapie. En outre, l’accès au sport santé n’est pas facilité par les médecins, encore trop souvent frileux à ce rapprochement.
"On estime que moins de 50 % des oncologues conseillent le sport à leurs patients. C'est quelque chose de terrible, car on connait désormais les bienfaits. Le problème reste la méconnaissance"
Dominique Hornus, fondatrice de Solution riposteà franceinfo: sport
"Halte", s’exclame le maître d’armes. Le cours se termine. "Comment ça a été Martine ton dos ?", lui demande-t-il. "Ça va", lui répond-elle. "Tu as bien progressé, tu es plus légère dans ton déplacement", la félicite-t-elle. Martine, retire son masque, le place sous son bras, et s'accorde quelques instants de repos. Si le cours est fini, Martine fait partie des irréductibles riposteuses, celles qui en veulent encore. Eric Laumet garde toujours une demi-heure supplémentaire pour celles qui souhaitent s’exercer face à lui, dans un rythme un peu plus soutenu, mais surtout en conditions réelles de duel. Les coups assurés de Martine fusent sur le maître d’armes.
"Ça décrasse", savoure-t-elle, essoufflée après ces quelques minutes plus intenses. "J’avais mal aux articulations en arrivant, douleurs dues aux traitements de la chimio. En fin de séance, j’ai beaucoup moins mal", constate-t-elle, en observant Annabelle prendre sa place. Colette, arrivée début septembre, est également restée mais juste pour observer. "Cette nouvelle activité me fait travailler le corps entier. Quand je rentre chez moi, j’ai la banane", livre la Parisienne de 55 ans. Avant d’ajouter, avec les yeux qui pétillent : "Le sport, c’est le meilleur antidépresseur."
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