ENTRETIEN. "Les clubs rompent avec l'équité sportive" en créant la Super Ligue, estime l'historien Paul Dietschy
Professeur d'histoire contemporaine à l'université de Franche Comté, et spécialiste de l'histoire du football, Paul Dietschy revient sur le tournant historique que traverse le monde du ballon rond, avec l'annonce de la création de la Super Ligue, une compétition fermée mise sur pied par 12 clubs parmi les plus riches d'Europe et du monde. L'occasion de prendre un peu de hauteur après l'annonce de la création d'un Super Ligue européenne.
Le dimanche 18 avril restera-t-il dans l’histoire du sport ?
Paul Dietschy : "C’est historique parce que pour la première fois ce sont des clubs qui annoncent la création d’une compétition européenne. Jusqu’ici, c’était un projet mais là, ils franchissent le Rubicon et sont prêts à supplanter la Ligue des champions. Cette volonté affichée, assumée est historique. Cela rappelle les débuts du football fin XIXe siècle lorsque les clubs ont créé leurs ligues nationales parallèles aux fédérations afin de pouvoir devenir professionnels. Le but est de tirer un maximum de revenus, d’écarter les plus petits clubs, et de constituer un format compatible avec leur modèle économique. En fait, la logique qui anime cette Super Ligue est celle qui rythme l’histoire du football européen depuis la fin du XIXe siècle".
"Le but est de toucher les parts du gâteau de la mondialisation sportive"
Dans ce cas, en quoi cette décision est-elle un tournant ?
PD : "Jusque-là, les clubs avaient toujours respecté le cadre fédéral. On a déjà vu des ligues pirates, mais elles étaient toujours en périphérie du football mondial, par exemple en Colombie dans les années 1950 ou en Australie. On peut aussi citer l’exemple de l'Italie au début des années 1920, avec déjà des gros clubs comme la Juventus et l'Inter qui voulaient un championnat à part. Périodiquement, il y a eu des exemples, ces conflits sont inhérents à l’histoire du football parce que la fédération doit défendre les intérêts de tous les footballeurs alors qu’une ligue défend ceux des clubs professionnels, des plus riches. Mais la crise actuelle est unique. Elle touche la compétition essentielle qu’est la Ligue des champions avec une vraie volonté de divorce. Jusqu’ici les grands clubs étaient un lobby, là ils rompent avec l’équité sportive, avec le principe de libre concurrence, et deviennent un pouvoir. L’autre aspect historique, c’est qu’il y a une volonté de suivre le modèle américain de la NBA. En créant une Super Ligue fermée, on veut rompre avec le modèle européen de promotion-relégation qui assurait une sorte de continuité entre le club amateur et le club professionnel. Le but est de toucher les parts du gâteau de la mondialisation sportive".
Cette annonce, c’est une surprise selon vous ?
PD : "Ce qui me surprend c’est la rapidité, j’imaginais ça dans les 5 à 10 ans. Sans doute que la Covid a précipité les choses. Mais sinon, pas du tout : la Super Ligue, c’est l’aboutissement d’un processus qui commence dans les années 1980 : le foot business. Depuis, souvent on considère un club comme une entreprise. L’objectif sportif n’est plus la priorité, c’est l’objectif économique qui le devient. Certains réussissent très bien à combiner les deux, comme l’Olympique Lyonnais en France. La Super Ligue, c’est une compétition qu’on ne crée pas forcément pour la gagner mais pour la jouer et générer des revenus. C’est très dommageable pour l’histoire du foot européen et pour celle de très nombreux clubs historiques éliminés de ce processus, mais c’est une logique qui arrive à son terme".
"Cela va dans le sens du football business"
C’est une réforme qui va dans le sens de l’histoire du sport ?
PD : "Cela s’inscrit dans le sens de l’histoire du sport si on considère que cette histoire du sport professionnel est marquée par la volonté de trouver des formats qui permettent d’assurer des ressources plus importantes. C’est déjà la logique qui a amené à la création de la Champions League en 1993. Autrement dit, cela va dans le sens du football business oui. Mais le sport a d’autres dimensions. S’il plait tant, c’est parce qu’il reste un espace dans lequel l’ascension sociale du joueur, du club est permise. Ça fait partie de cet imaginaire du football . Or là, non, la Super Ligue casse cette dynamique et aura des effets désastreux sur l’écosystème du foot. Elle va créer un entre-soi de super riches qui va à l’encontre de la culture du football national."
Quelles étapes ont amené le football européen à cet avènement du football business ?
PD : "En réalité, dès le début, le football professionnel a entamé ce chemin à partir du moment où il était lié à des fortunes industrielles. Qui dit hommes d’affaires dit logique de business qui varie selon les projets. C’est pour cela que Peugeot a créé le FC Sochaux de Peugeot, que Fiat a repris la Juventus Turin etc. Depuis le commencement, il y a une contamination de la logique sportive par celle des affaires, et ça s’est accéléré au fur et à mesure. L’autre aspect fondamental, c’est la TV et les revenus croissants qu'elle génère".
En permettant la libre circulation des joueurs, l’arrêt Bosman a lui aussi alimenté cette libéralisation express du football, non ?
PD : "Evidemment, aujourd’hui ce qu’on voit découle de cet arrêt de 1995. Avant, on avait une relative répartition égale des meilleurs joueurs dans chaque pays. Après, on a eu une concentration des meilleurs joueurs mondiaux dans quelques clubs d’un ou deux championnats. On le voit bien avec le football français qui montait en puissance avant 1995, et qui s’est écroulé ensuite. Or, aujourd’hui les meilleurs clubs investissent énormément pour s’offrir les meilleurs joueurs. A leurs yeux, ces investissements justifient qu’ils aient le droit de décider, le droit de s’offrir une plus grosse part du gâteau, notamment des droits TV. On voit d’ailleurs plusieurs nouveaux riches dans la liste avec Tottenham, Manchester City, l’Atlético Madrid. Ça veut bien dire que c’est une affaire de gros sous, même si certains ont la légitimité sportive comme le Real, le Barça ou la Juve."
"Normalement, on peut être riche mais perdre et être relégué. Dans cette Super Ligue, il suffit d’être riche"
La Super League, est-ce une insulte à l’histoire de ce sport ?
PD : "Le football s’est construit sur les championnats nationaux, les équipes nationales et les compétitions internationales. Là on constitue un espace transnational de foot, au dessus des championnats : il n’y a plus la nécessité d’être le meilleur chez soi pour aller défier les meilleurs des autres pays. C’est un vrai changement, une vraie rupture par rapport au modèle européen qui repose sur cette démocratie du sport. Normalement, on peut être riche mais perdre et être relégué. Dans cette Super Ligue, il suffit d’être riche. Ce modèle assoit la métropolisation du football européen. D’ailleurs, les grands clubs impliqués risquent de perdre leur identité en participant à ces ligues, ils se placent comme des marques finalement dans un produit TV mondial. Il y a une perte d’identité locale."
A l’inverse, est-ce que la mise à l’écart des mastodontes peut relancer les championnats nationaux ?
PD : "Ça peut contrer les effets anesthésiants des dominations sans partage de club comme la Juventus, oui. Mais ces championnats ont créé une mythologie autour des grands affrontements. Par exemple, en Espagne, une Liga sans le Clasico Real-Barça, avec tout ce que ça implique au-delà du sport, ce n’est plus la même chose. On peut imaginer que ça relance la concurrence oui, mais aussi que d'autres clubs prennent la place de géant comme Lyon en France."
Ce qui étonne aussi, c’est le nombre de clubs anglais impliqués dans cette Super League, alors même que les Anglais sont supposément plus attachés à leur championnat qu’aux coupes d’Europe .
PD : "Tout à fait, mais c’est le résultat de l’européanisation du foot anglais depuis les années 1990. Le football anglais a perdu son caractère, les stades ont changé, le public aussi. Ce ne sont plus les classes populaires mais une middle class voire des touristes étrangers qui viennent voir les grands clubs à des tarifs exorbitants. Cette culture populaire du foot anglais a disparu des grands clubs depuis longtemps, ils l’ont abandonné au profit d’une culture de l’argent. C’est une rupture qui n’est pas étonnante pour ces gros clubs anglais, détenus par des gens qui voient le foot comme un business."
"On n’imagine pas Margareth Thatcher et François Mitterrand immédiatement réagir dans les années 80 sur la création d’un championnat de football"
Les sanctions promises par l’UEFA et la FIFA, c’est du jamais vu ?
PD : "Ce qui est inédit c’est la rapidité de la réponse, ce qui qui en dit long sur le danger d’ailleurs. L’UEFA veut montrer qu’elle garde le contrôle, elle veut défendre son produit qu’est la Ligue des champions. Ce qui est inédit c’est cette rapidité donc, mais aussi les appuis politiques de premier rang : Boris Jonhson et Emmanuel Macron se sont positionnés très vite. On n’imagine pas des Margareth Thatcher et François Mitterrand immédiatement réagir dans les années 1980 sur la création d’un championnat de football ! Cela montre que le football est devenu un outil politique, économique, stratégique pour les Etats. C’est tout à fait nouveau.
Au-delà de ça, c’est un jeu de de poker menteur. L’UEFA marche sur des œufs car elle ne peut pas pour l’instant sanctionner des joueurs pour une compétition qui n’a pas été jouée, et surtout parce que cela réduirait l’intérêt de l’Euro de cet été. L’UEFA est piégée pour le moment: est-elle prête à sacrifier l’Euro sur l’autel de sa souveraineté et du football européen ? C’est possible. Mais un long bras de fer commence. D’ailleurs l’attitude du PSG est fortement liée à la Coupe du monde 2022 organisée par le Qatar. Cela pose aussi la question de l’équipe nationale dans la carrière d’un joueur : certains accepteront de mettre entre parenthèse leur carrière en équipe nationale pour être mieux payés et jouer cette Super Ligue, d’autres pas. Tout cela va être très intéressant à observer."
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