Deschamps Saint André : "L'équipe de France, c'est viscéral"
Quel souvenir conservez-vous de votre première sélection ?
Didier Deschamps : "Avril 1989. J'avais été appelé à la rescousse parce qu'il y avait des blessés. J'ai débarqué. J'étais rentré dans le dernier quart d'heure. J'avais vingt-ans. Un 0-0 (France-Yougoslavie, ndlr). Il fallait prendre le bon wagon, il (Michel Platini, alors sélectionneur, ndlr) pouvait choisir plein de joueurs et il a pris un groupe avec des anciens et des jeunes. Je faisais partie des quelques jeunes."
Philippe Saint-André : On a pris une rouste. J'étais aussi très jeune remplaçant. Il y avait Garuet, Blanco, Dintrans... Et ma première (sélection), c'est la seule fois où la France a perdu à domicile contre la Roumanie (12-6) ! A Auch. Jacques Fouroux entraîneur... Serge Blanco jouait. C'est vrai que c'est viscéral. Didier, lui, a été champion du monde alors que nous, en 1995, on finit troisième et ça se joue à pas grand chose. Mais on a vécu tellement de moments exceptionnels... Ca change un homme. L'autre différence, c'est que ce n'était pas professionnel au début. Moi... Les Anglais m'intriguaient. Le rugby passait pro. En France, on refusait le professionnalisme. Je me suis dit: "je n'ai pas envie d'être une génération sacrifiée, j'ai envie de tout connaître". Je suis parti en Angleterre sans dire un mot d'anglais.
Ca vous a plutôt réussi
PSA : Oui, puisque je reviens comme capitaine de l'équipe de France. Quand tu as vécu des moments comme ça, représenté ton pays... Si tu as l'opportunité d'entraîner ton pays, c'est difficile à refuser. Là, il n'y a pas d'aspect financier, c'est quelque chose, c'est viscéral. Tu veux essayer d'amener ta compétence, ta passion en sachant que notre sport évolue en permanence, que les défis sont exceptionnels. L'évolution de ce sport a fait qu'il y a neuf pays qui ont évolué dans la liberté, la disponibilité des joueurs et que nous, on est le dixième. On est un petit peu largués par rapport à l'hémisphère Sud et par rapport aux autres nations du Six Nations. Parce qu'on a un championnat fort, parce que les joueurs ne nous appartiennent pas et qu'on les récupère au dernier moment. Mais on va se battre avec nos armes."
Le rugby aime beaucoup parler de ses valeurs. Les "valeurs du rugby", qu'évoquent-elles pour vous ?
DD : C'était pendant longtemps un sport amateur. Ca s'est professionnalisé ces dernières années. La présence des sponsors et des télévisions est plus importante. Ca reste convivial, c'est très rare qu'il y ait des débordements. Le rugby, c'est le don de soi. Un sport collectif, un rapport de forces. Des valeurs saines. Il y a le match, il y a avant, et après. C'est toute une histoire, une ambiance, même si maintenant ils ne peuvent plus se permettre certaines choses. La préparation est différente. L'aspect économique a aussi pris une part très importante. Mais ces valeurs-là restent quand même.
PSA : On commence à connaître des problèmes que le football connaît depuis très longtemps: quand la masse financière est telle, le référent pour le joueur n'est plus l'entraîneur ni les parents, mais l'agent. Ce qui nous sauve, c'est qu'on est un sport où on n'est rien sans les quatorze autres. On a besoin de champions mais la star, c'est l'équipe. Au foot, même si tu subis, si tu as un génie, il s'en sort. Nous, si tu as un mec exceptionnel mais que tu prends l'eau de partout et qu'au moment de recevoir le ballon, il se prend quatre mecs dans la gueule, il ne fera rien. Ca nous sauve mais il faut faire attention parce qu'on est dans un monde où c'est l'individualisme à outrance. Depuis que le joueur est pro, il y a plus d'enjeu financier, des partenaires, des sponsors. Il ne peut plus se permettre de faire ce qu'on faisait avant, aller en smoking rue Princesse (à Paris) faire une troisième mi-temps.
En quoi le rugby a-t-il changé ?
PSA : "On arrive sur la première génération qui sort des centres de formation et qui n'a connu que le rugby professionnel. Les derniers, c'était Nallet, Papé qui est encore mon capitaine. Ce sont les derniers à avoir connu autre chose, à avoir travaillé. Désormais, on se retrouve avec des mecs qui veulent entrer dans un centre de formation, devenir joueur professionnel de rugby, même s'ils continuent leurs études. Ils ont aussi cette approche, beaucoup plus que celui qui a un peu tout connu, d'être pro, sérieux, de bosser, d'être rationnel dans leur hygiène de vie
Avant, à la fin des matches, les glaçons tu les mettais dans le "jerricane", les mecs buvaient des canons au fond du car. Maintenant, dans le bus, ils ont des glaçons sur la cuisse, sur l'épaule, pour récupérer plus vite. Parce que leur fond de commerce, c'est leur corps. Pour que le lendemain, ils puissent déjà faire une activité, que deux jours après, ils puissent faire une bonne séance de muscu..."
Quelle différence y a t-il entre vos joueurs actuels et ceux de votre génération ?
DD : " Le sport n'est que le reflet de la société. Ils ont des centres d'intérêt différents. Avant, c'était avant tout le plaisir de faire de ta passion ton métier. Maintenant, le moteur, c'est quoi ? Ce que ça peut rapporter. Même les jeunes... Certains ont dix ans, les parents derrière sont des excités et leur disent "tu vas être footballeur". Il y a beaucoup d'argent, la famille, les agents. Ils ont un entourage démentiel qui ne fait pas toujours l'intérêt du joueur, qui lui pardonne tout. Ils font vivre quinze à vingt personnes. Ils sont dans la "championnite" très tôt. Je ne sais pas si c'est ton cas mais pour moi, footballeur, ce n'était pas un métier."
PSA : "Il faut qu'ils acceptent la critique. Si tout le monde leur dit "tu es le meilleur" et que toi, tu leur vends le travail, l'abnégation, l'humilité, que le talent ne suffit pas... Certains y arrivent car ils sont structurés, c'est ce qui fait la différence, et il y en a d'autres avec qui c'est plus compliqué. Les meilleurs qui restent sont ceux qui bossent le plus. On essaie de leur donner notre vécu de joueur, d'entraîneur en France et à l'étranger. J'ai eu la chance d'entraîner dix ans en Angleterre, d'entraîner des Jonny Wilkinson, les meilleurs Ils arrivent quinze à vingt minutes en avance avant chaque séance, ils font des extras. Parce qu'ils sont pros dans leur hygiène de vie, dans leur récupération. Ce n'est pas le fait du hasard. Si tu veux vraiment devenir le champion, tu es obligé d'en passer par là. Sinon... tu feras un exploit. Un exploit un jour. La régularité, c'est ce qui manque au rugby français."
Comment transmettre l'amour du maillot national que vous revendiquez ?
DD : Comme le centre d'intérêt est quand même basé sur l'aspect économique, l'équipe de France ne leur a pratiquement jamais rien apporté. Si ce n'est un peu plus de notoriété mais ils l'ont déjà car ils sont dans des grands clubs. Après, tu l'as ou tu ne l'as pas, tu ne peux pas changer les caractères et les personnalités. Je leur dis que ce sont des privilégiés de la vie. Et quand ils viennent en sélection, ils ne sont pas là que pour recevoir, ils ont aussi à donner. Avoir une certaine disponibilité pour les gens, avoir le sourire au lieu de faire la gueule. Mais bon... Certains ont des parcours familiaux, d'enfance qui sont très difficiles. Il y a un boulot à faire avec les éducateurs quand ils commencent dans les clubs, dans les sélections de jeunes aussi. Développer cet amour du maillot, ce que ça représente. Peut-être qu'on s'est un peu éparpillé, qu'on n'a pas fait assez attention parce qu'on a connu le succès en 1998 et en 2000 et on a pensé qu'on était les meilleurs et que rien ne pouvait nous arriver. Mais ce n'est pas le cas. Les mêmes qui ont une certaine attitude en Ligue 1, quand ils partent à l'étranger, c'est fini ! Pourquoi ne le font-ils pas quand ils sont là ? Parce qu'en France, ils ont une liberté absolue qu'ils n'ont pas à l'étranger. Parce qu'il y a un cadre qui est défini et s'ils sortent du cadre, ils morflent.
PSA : Là où on n'a pas la même problématique que Didier, c'est que l'équipe de France reste une plus-value exceptionnelle pour le joueur. Le Top 14 est important mais si le mec veut passer une dimension supplémentaire, ça passe par le statut international. Le seul moment où tu peux concurrencer le foot à l'audimat, c'est le 6 Nations, c'est la finale de Coupe du monde où 18 millions de téléspectateurs se réveillent un dimanche matin pour voir l'équipe de France. Ca reste au dessus de tout. Mais j'ai le même message, je dis aux mecs: "vous devez arriver avec une banane énorme parce que vous êtes des énormes privilégiés". Mais quand tu es sportif, dès que tu as une petite blessure au mollet, les mecs ont l'impression que le monde s'arrête !
Vous insistez sur le rôle de l'argent mais à votre époque, les salaires étaient déjà confortables...
DD : Ca n'a rien à voir. Mon premier contrat professionnel, c'était évidemment beaucoup d'argent, et plus que ce que gagnaient mes parents. Mais aujourd'hui, le premier contrat professionnel qu'on leur donne sans qu'ils n'aient rien prouvé ni joué une seule minute dans le secteur pro... Ce n'est pas que de la faute des joueurs et des entourages. Gagner de l'argent, pas de souci, mais ça doit venir de pair avec des résultats sportifs. C'est ça le problème. La loi Bosman a changé le football. Tant mieux, il n'y a plus de frontières, tout le monde peut jouer chez tout le monde mais ça a fait beaucoup, beaucoup de mal au football français. La survie du foot français, c'est quoi ? Former des joueurs et les vendre. Le problème, maintenant, c'est que quand un club investit sur un jeune, il n'est pas sûr qu'il signe pro chez lui. Avant c'était une obligation. Tu rentrais aspirant, stagiaire, tu étais obligé de signer pro. Au moins, le club avait un retour sur investissement. Aujourd'hui combien partent à seize ans ?
PSA : Eux (les footballeurs français, ndlr) vont à l'étranger. Mais nous, comme l'eldorado du rugby mondial, c'est la France, nos Français ne jouent plus. Piliers droits: 80% d'étrangers. 80% des demis d'ouverture: étrangers. Les Jiff (joueurs issus de la formation française, ndlr) ont été critiqués mais on voit des jeunes de 20-21 ans qui apparaissent.
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