De la Coupe du monde de rugby aux Jeux olympiques, quand les entreprises polluantes profitent du sport pour laver leur image
La compagnie aérienne Emirates, le constructeur automobile Land Rover, le groupe pétrolier TotalEnergies... La Coupe du monde de rugby 2023, qui s'est ouverte le 8 septembre en France, rassemble 13 sponsors, dont certains ont un fort impact sur le climat. La présence de TotalEnergies, qui investit encore massivement dans les énergies fossiles, fait d'ailleurs polémique. Dans une vidéo où le Stade de France est recouvert de pétrole, Greenpeace dénonce ainsi le "partenariat climaticide" avec le groupe pétrolier, qui "sponsorise des événements sportifs pour redorer son image".
Si la multinationale française dément les accusations de " greenwashing" et met en avant sa "longue tradition de partenariat avec le rugby", le comité d'organisation de France 2023 a reconnu dans un communiqué " l'importance du débat sur le sponsoring des événements sportifs internationaux" et la nécessité "de définir des modèles d'organisation durables". Un vœu pieux ? La présence massive des entreprises polluantes – la combustion d'énergies fossiles (charbon, pétrole et gaz naturel) est le principal contributeur du changement climatique – montre que le chemin est encore long tant ces géants ont fait du sport leur terrain de jeu favori.
Du "greenwashing" au "sportwashing"
Une étude publiée en 2021 par le think tank New Weather Institute révélait que plus de 250 contrats de sponsoring avaient été passés entre des entreprises fortement émettrices de CO2 – les entreprises qui exploitent les énergies fossiles, les compagnies aériennes et les constructeurs automobiles – et les plus grands clubs, organisations et évènements dans 13 sports à travers de nombreux pays. Selon le New Weather Institute, 64% du budget de sponsoring des constructeurs automobiles est ainsi consacré au sport.
L'un des auteurs de l'étude, Andrew Simms, y développe le concept de "sportwashing", un procédé par lequel une entreprise utilise le sport comme moyen d'améliorer sa réputation. "Ces industries très polluantes sponsorisent le sport pour apparaître comme des amis d'une activité saine alors qu'en réalité, elles rejettent une pollution mortelle dans l'air, que les athlètes doivent respirer, et détruisent le climat dont dépend le sport."
Selon David Roizen, expert associé à la Fondation Jean-Jaurès et spécialiste des questions liées au sport, ces entreprises " revendiquent les valeurs du sport, l'esprit d'équipe, la solidarité, l'effort, et celles qui ont une mauvaise image et des choses à se faire pardonner, c'est l'opportunité de s'adresser à une population réticente".
"Le sport est un levier extraordinaire, un parangon de vertus et ces entreprises qui ont un effet néfaste sur la planète l'utilisent comme une blanchisseuse."
David Roizen, spécialiste des questions liées au sportà franceinfo
Pour Edina Ifticène, chargée des campagnes consacrées aux énergies fossiles à Greenpeace France, les groupes pétroliers comme TotalEnergies "développent de plus en plus ces partenariats pour travailler sur leur acceptabilité sociale". "L'industrie pétro-gazière a une image extrêmement mauvaise, notamment auprès des jeunes, et elle est obligée de montrer patte blanche", juge-t-elle.
Des marques interdites de publicité ?
Les grands événements sportifs, qui sont diffusés à la télévision sur des chaînes en clair, bénéficient d'une immense visibilité. En 2022, la Coupe du monde de football au Qatar a réalisé les sept meilleures audiences de l'année. Et la finale perdue par les Bleus face à l'Argentine a réuni plus de 24 millions de téléspectateurs, la meilleure audience de l'histoire de la télévision française. "Le sport est l'un des seuls moments de rencontre collective non clivante. A quel moment on réunit des millions de personnes positivement ?" questionne David Roizen.
Est-ce pour cette raison que TotalEnergies a tenté de s'associer aux Jeux olympiques ? La multinationale, qui voulait sponsoriser Paris 2024, a renoncé après l'opposition de la maire de la capitale. Anne Hidalgo ne voulait en effet pas associer ces Jeux présentés comme respectueux de l'environnement avec TotalEnergies. "Elle a eu besoin de marquer son autorité par rapport à Tony Estanguet [président du comité d'organisation ] et Total était le bouc émissaire parfait, un moyen de montrer une image vertueuse", alors que d'autres entreprises comme Air France ou ArcelorMittal sponsorisent les Jeux, note David Roizen.
Au Royaume-Uni, où de nombreuses institutions artistiques ont déjà cessé de collaborer avec des géants pétroliers et gaziers, certains appellent carrément à interdire aux grandes entreprises polluantes de faire de la publicité ou sponsoriser de grands événements. Le think tank New Weather Institute propose ainsi de " mettre fin à ces contrats avec les industries fortement polluantes pour les mêmes raisons que cela a été fait il y a quelques années avec l'industrie du tabac : pour la santé des gens, pour le sport et pour la planète".
En France, cette question s'est invitée en 2021 dans les discussions autour de la loi Climat, fruit des propositions de la Convention citoyenne sur le même sujet. L'ex-député écologiste Matthieu Orphelin avait présenté, en vain, une proposition de "Loi Evin Climat" visant à interdire la publicité de certaines marques polluantes, sur le modèle de la loi Evin, qui interdit "toute propagande ou publicité directe ou indirecte en faveur du tabac" depuis 1991.
L'article 7 de la loi du 22 août 2021 finalement adoptée interdit seulement "la publicité relative à la commercialisation ou faisant la promotion des énergies fossiles", une mesure qui ne concerne pas le sponsoring sportif ou le parrainage.
"La loi Evin sur l'alcool avait fait polémique à l'époque, mais qui aujourd'hui voudrait revenir en arrière ? Est-ce qu'un événement sportif peut avoir n'importe quel sponsor comme il y a 10 ou 15 ans ? Je ne crois pas."
Matthieu Orphelin, ancien députéà franceinfo
L'ancien député, qui s'est reconverti dans le conseil après avoir quitté la politique, regrette qu'il n'y ait pas plus de "volonté politique de ceux qui font les lois pour avancer sur ces sujets". "On m'avait accusé de vouloir mettre le monde de la publicité à terre, c'était tout sauf ça. Il faut plus de cohérence", plaide-t-il. "La question est éminemment politique, ce n'est pas les sponsors qui vont renoncer à la poule aux œufs d'or sous la pression populaire."
Des évènements polluants eux aussi
La question du choix des sponsors s'inscrit aussi dans "une course au gigantisme des événements sportifs", observe David Roizen.
"Plus c'est grand, plus il y a de monde et plus ça coûte cher. Et tout ça incite ces entreprises qui sont les plus puissantes sur Terre à investir."
David Roizen, spécialiste des questions liées au sportà franceinfo
Selon nos informations, TotalEnergies a investi plusieurs dizaines de millions d'euros pour s'associer à la Coupe du monde de rugby. Et elle était prête à signer un chèque de plus de 100 millions d'euros pour les Jeux olympiques.
Repenser la manière dont les entreprises polluantes s'approprient les événements sportifs passe-t-il par repenser l'organisation du sport ? "Inexorablement, on va être obligé d'organiser différemment à l'avenir", pense Matthieu Orphelin. Pour David Blough, auteur de Sportwashing : que sont devenues les valeurs du sport ?, "ces grands événements sportifs sont par définition des machines à polluer". Il juge que le monde du sport "n'est pas perméable" au réchauffement climatique et qu'il faudra, un jour, se poser la question "du sport qu'on veut dans notre société".
Le sursaut peut-il venir des sportifs ? Le récent partenariat du mythique Ultra-Trail du Mont Blanc avec le constructeur automobile Dacia, dont le nom est désormais associé à la course organisée début septembre, a été très critiqué au sein de la communauté du trail français et international. Plusieurs traileurs professionnels ont accusé l'événement de "greenwashing" et menacé de boycotter la course. Le Britannique Andy Symonds est l'un d'eux : "Nous ne sommes pas Ronaldo ou Messi, mais les traileurs ont un pouvoir d'influence sur les gens et doivent être exemplaires, explique-t-il. L'UTMB se court au plus près des glaciers et d'un environnement qui se dégrade." Et l'athlète de conclure : "Qu'il s'associe à Dacia, c'est le début d'une pente glissante, le choix de l'argent plutôt que des valeurs."
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