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Tour de France : un coureur est-il obligé d'avoir une bonne équipe pour finir maillot jaune ?

Fabio Aru, 2e du classement général, se débrouille depuis le départ avec une équipe inexistante quand la pente s'élève. Une lacune qui semble rédhibitoire pour viser une victoire finale le 23 juillet sur les Champs-Elysées. A moins que...

Article rédigé par Pierre Godon
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 10min
Fabio Aru, de l'équipe Astana, avec son maillot jaune, lors de la 13e étape du Tour de France 2017, en Ariège entre Saint-Girons et Foix, le 14 juillet 2017. (DAVID STOCKMAN / BELGA MAG / AFP)

La 14e étape du Tour de France ne présentait pas de difficultés particulières. Tout juste les 500 derniers mètres, à l'arrivée à Rodez, un virage en épingle à cheveux, la route qui s'élève, et voilà Fabio Aru, maillot jaune depuis deux jours, qui se retrouve dans une cassure, aux alentours de la 80e place du peloton. Aucun équipier ne se trouve à ses côtés pour le ramener dans les premières places. Alors l'Italien sprinte, mais trop tard. Sa belle tunique jaune acquise à la faveur d'une défaillance de Chris Froome dans une étape pyrénéenne corsée est donc perdue pour quelques secondes. Le contraste est saisissant avec la démonstration de force de la Sky, l'équipe de son rival britannique depuis le début du Tour. La victoire finale tend-elle forcément les bras au coureur qui compte les meilleurs coéquipiers ? Pas si sûr.

Anquetil avait déjà une "dream team"

Il est convenu parmi les suiveurs du cyclisme qu'un candidat au classement général a besoin d'une équipe forte à ses côtés pour mettre toutes les chances de son côté. Rouler abrité derrière un équipier permet d'économiser 40% d'énergie, ce qui n'est pas négligeable sur une course de trois semaines. "Si le coureur le plus fort de la course gaspille ses forces, il ne gagnera jamais", résume Michael Barry, ancien équipier chez Sky. Avant de détailler dans le Daily Telegraph : "Certains domestiques [un autre nom pour désigner les équipiers au service du leader] sont utilisés au début de l'étape, pour protéger le leader, lui amener à boire ou à manger, lui donner leur roue s'il crève, l'aider à rejoindre le peloton s'il s'arrête pisser. D'autres sont conservés pour plus tard dans la journée. Ils impriment un train d'enfer pour faire exploser le peloton et mettre leur leader en position de gagner la course."

Un rôle crucial, bien trop important pour être confié à des coureurs de seconde zone. Dès 1961, Jacques Anquetil réunit autour de lui ce qu'il faut bien appeler une "dream team". Son rival luxembourgeois, Charly Gaul, avait senti le danger et s'était ému dans la presse de devoir se contenter des restes. Il avait vu juste : cette année-là, Maître Jacques ramène le maillot jaune à Paris avec une marge de 12 minutes, bien aidé par ce qu'on n'appelle pas encore des "super-domestiques" : des coureurs qui auraient été capables de jouer leur carte personnelle, mais qui préfèrent se mettre au service d'un leader. Fabio Aru est passé par cette phase d'apprentissage, sous l'aile de Vincenzo Nibali, comme lors du Giro 2013. "C'était une expérience incroyable, raconte l'Italien au site Cyclist. En tant qu'équipier du leader, vous devez être présent dans le final de toutes les étapes importantes. C'était très dur, mais tellement excitant."

"Il faut la meilleure équipe pour gagner le Tour"

Un rôle ingrat, qui se monnaye au prix fort. Prenez l'équipe Sky, qui dispute le Tour 2017. Aux côtés de Chris Froome, on trouve un ancien champion du monde (Michal Kwiatkowski), le troisième du Giro 2015 (Mikel Landa), un coureur qui a déjà fait cinq top 10 sur des grands tours (Mikel Nieve)... Une équipe qui écrase la concurrence sur le papier comme sur le bitume. "Je n'aurais jamais gagné sans mon équipe", insiste Lance Armstrong, dont l'US Postal a inventé le "train" qui écrase la concurrence en montagne, tactique depuis reprise par la Sky. Vous avez dit "injuste" ? Comparez avec les tactiques des années 1930, quand les toutes puissantes équipes Alcyon ou Peugeot débauchaient les coureurs prometteurs de la concurrence pour les laisser chez eux lors du Tour de France. 

Chris Froome étreint son leader, Bradley Wiggins, porteur du maillot jaune, à l'arrivée du Tour de France 2012 aux Champs-Elysées, le 22 juillet. (JEFF PACHOUD / AFP)

Le nerf de la guerre, c'est bien évidemment l'argent. L'évolution de la fiche de paye d'un Chris Froome donne une bonne idée de la grille salariale de la Sky. Embauché comme junior, "Froomey" émargeait à 91 000 euros annuels, avant d'être augmenté à 800 000 euros une fois devenu "super-domestique" de Bradley Wiggins, détaille le site Sky Sports. Le statut de Froome change encore quand Wiggins passe la main et qu'il gagne le Tour de France avec un chèque de 3,5 millions annuels à la clé. Aucune autre équipe ne peut se permettre de tels tarifs, le milliardaire russe Oleg Tinkov avait jeté l'éponge pour cette raison. Le budget de la Sky représente le double de celui de ses rivales, comme la Movistar ou la Katusha. "Il faut la meilleure équipe du monde pour gagner le Tour de France, point barre", constate, fataliste, l'ancien coureur Sean Yates sur le site Be-celt

La Sky n'est pas (totalement) infaillible

Est-ce mission impossible pour Fabio Aru ? Pas sûr. Une équipe comme la Sky a gagné 4 des 5 dernières éditions de la Grande Boucle, mais a échoué à remporter le moindre Tour d'Espagne ou d'Italie. Cette équipe, taillée pour les courses à étapes (ses résultats sont faméliques sur les courses d'un jour), connaît donc des limites. La simple présence de la formation anglaise ne signifie pas qu'elle va contrôler la course de A à Z. Les adversaires tentent de s'adapter : "Le plus dur quand il s'agit de gérer la Sky, c'est de parvenir à la mettre en situation de un contre un. Là, tout le monde a sa chance", résume sur Velonews le directeur sportif d'Alberto Contador, Luca Guercinela. Avec un succès certain : les deux seuls moments de faiblesse de Chris Froome ont eu lieu lors des ascensions de la Planche des belles filles et de Peyragudes, quand il n'avait plus d'équipier devant son guidon. Et des coureurs avec des équipes faiblardes (Rigoberto Uran chez Cannondale) ou dont le classement général n'est pas la priorité (la Quick Step, qui privilégie Marcel Kittel) figurent à moins de trente secondes de Froome au général.

Le Néerlandais Tom Dumoulin célèbre sa victoire sur le Tour d'Italie devant la cathédrale de Milan, le 28 mai 2017. (LUK BENIES / AFP)

Lors du dernier Tour d'Italie, le Néerlandais Tom Dumoulin a envoyé un formidable message d'espoir aux bons coureurs égarés dans des équipes pas au niveau. Il a gagné le Giro quasiment tout seul, sans équipier dans les étapes de montagne, et ce malgré une terrible gastro-entérite, la seule à avoir réussi à lui arracher (temporairement) son maillot rose de leader. "Je me serais amplement contenté d'un top 10", souriait le Néerlandais modeste, qui accroche une première grande course à son palmarès. Son secret, c'est la constance, explique Paolo Slongo, directeur sportif de l'équipe concurrente Bahrain-Merida à Cycling Weekly : "Il ne panique pas quand il est décroché en montagne. S'il perd du temps, il limite toujours la casse." Ajoutez-y une redoutable efficacité dans l'exercice du contre-la-montre, et vous retrouvez un profil de coureur à la Indurain qui n'a pas besoin de tant d'équipiers pour briller.

Sur un malentendu, ça peut marcher

Les organisateurs aussi s'ingénient à mettre des bâtons dans les roues aux mécaniques les mieux rodées. Le parcours du Tour 2017 a clairement été perçu comme un défi aux Sky. Peu d'arrivées au sommet, là où le train de l'équipe britannique asphyxie la concurrence, des distances de contre-la-montre réduites au minimum...  Une tradition : au plus fort des années Armstrong, les organisateurs avaient limité à 3 minutes le débours que pouvaient concéder les équipes lors des contre-la-montre par équipe. Certains observateurs américains y avaient vu une manœuvre anti-US Postal, raconte Bill McGann dans The Story of the Tour de France.

Paradoxalement, une équipe comme Sky, considérée comme trop forte, peut finir par s'aliéner le peloton. Dans son livre We Might As Well Win, Johan Bruyneel, le directeur sportif de l'US Postal, raconte comment le peloton refusait de rouler avec l'équipe d'Armstrong pour contrôler les échappées. Un jour de 2001, une échappée au long cours se forme lors d'une étape ralliant Pontarlier. Normalement, les équipes non-représentées ou les formations des sprinters mènent la chasse. Pas cette fois. Tous les regards se tournent vers l'US Postal, qui refuse d'assumer cette charge à l'approche d'étapes de montagne autrement plus difficiles. Parmi les fuyards qui terminent avec 34 minutes d'avance dans le Doubs, le Andrei Kivilev, considéré comme une menace car bon grimpeur. S'il n'avait pas perdu bêtement du temps en début de Tour sur une bordure (son équipe, Cofidis, n'avait pas réussi à le ramener dans le peloton), le Kazakh aurait eu un plus gros matelas d'avance, et aurait pu aller au bout. Limité en contre-la-montre, il finira 4e à 9 minutes d'Armstrong à Paris. Ou comment un coureur isolé a failli gagner le Tour sur une échappée au long cours.

Moralité : "La poigne d'un patron sur un peloton est extrêmement fragile, écrit Bruyneel. Au premier signe de faiblesse, le peloton ressemble à un pays médiéval privé de roi." Une phrase à méditer si jamais Chris Froome pioche dans les cols alpins à quelques jours de l'arrivée à Paris.

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