Tour de France - "On passe six mois à tout repérer" : comment les monuments filmés sur le Tour sont-ils choisis ?
"Ce château a été construit en 1698 pour Philippe d'Orléans (...) un plateau de type jurassien (...) quelle magnifique oeuvre de l'artiste contemporaine Caroline Platter". Nous sommes bien sur la plus grande course cycliste au monde, et ces commentaires encyclopédiques de Franck Ferrand habillent toutes les étapes du Tour de France 2020. Si vous êtes un suiveur régulier, sportif ou non, vous visualisez, à la lecture de ces mots, les nombreux intermèdes culturels, historiques, voire géologiques qui émaillent la diffusion du Tour, en plus du fil rouge sportif. Mais entre les sollicitations des collectivités locales, et la volonté propre du réalisateur du Tour de France, sans oublier les (nombreuses) demandes des particuliers, il y a quelques étapes inconnues du grand public mais pourtant passionnantes à connaître si l'on veut comprendre les rouages de ce "Tour de la France".
Repérage et roadbooks
Tout commence avec un Monsieur dans sa voiture, sa carte de France, et son crayon. Il s'appelle Jean-Maurice Ooghe, il a été le réalisateur du Tour de France de 1997 à 2019. Et son successeur, Anthony Forestier, aux manettes depuis cette année, a pris le même chemin. Dès le mois de janvier, il partait sur les routes du Tour, avec un assistant et son dictaphone. "ASO nous donne le parcours. Ensuite je repère. J’ai le dictaphone dans la main, et je raconte tout ce que je vois devant moi. Si la route devient très sinueuse je le dis. Il y a telle ou telle église après un virage ou en surplomb d'une vallée, je le dis. Et j'y vais". A l'heure de Google Maps et de Géo Portail, la pratique peut paraître saugrenue. Mais "c'est indispensable", affirme-t-il. "Google Maps nous aide, c'est certain. On rate beaucoup moins de choses qu'avant. Mais de tout voir en vrai, ça permet d'imprimer les images et l'espace dans sa tête. Ensuite au moment du Tour, je peux visualiser et anticiper les plans à faire à tel ou tel moment de la course. Pour moi, c'est inimaginable de réaliser le Tour sans cette préparation en voiture avant".
Ce sont six semaines de travail, entrecoupées de retours au bercail bien sûr, entre janvier et mai. Six semaines pendant lesquelles le réalisateur esquisse un premier Tour, celui du "roadbook", un carnet de bord des étapes du Tour. D'abord celui des pilotes d'hélicoptères, où figure l'itinéraire de chacun d'entre eux, d'un point GPS à un autre, "à respecter scrupuleusement". "Même s'ils repèrent un manoir caché ou un château quelconque, ils ne doivent pas dévier de leur trajectoire", précise Jean-Maurice Ooghe. Car l'étape est tracée très précisément, et si un manoir vient se glisser entre deux châteaux prévus, les commentateurs risquent de s'emmêler les pinceaux.
Ensuite, il y a le roadbook "commentateurs", une institution dans les coulisses du Tour. C'est la bible des commentateurs du monde entier, du moins ceux qui souhaitent raconter la France telle qu'on la voit entre deux attaques de cyclistes. Ce livret de "400, 500 pages", qui a par ailleurs encore pris du volume depuis que les étapes sont diffusées en intégralité, est aussi né dans l'esprit de Jean-Maurice Ooghe. "Quand j'ai commencé à insérer beaucoup d'images du patrimoine au début des années 2000, Patrick Chêne (commentateur du Tour à l'époque, ndlr) est venu me voir et m'a dit : 'Je n'ai rien à dire'. C'est là que j'ai eu l'idée d'utiliser le roadbook, et de rajouter des infos sur chaque site".
Les fiches modèles
Mais il ne suffisait pas de simples "infos" pour arriver à un commentaire complet, sur une étape entière, telle qu'on en a aujourd'hui. Ooghes le savait et a confié ce travail monumental à Catherine Soix, scripte et assitante-réalisateur sur le Tour jusqu'à 2019 et remplacée depuis par Romain François. Son travail : trouver, ordonner, vérifier des pages d'informations sur chacun des sites traversés par le Tour, qu'il soit naturel ou patrimonial. "Ça me prenait 6 mois, quasiment à temps plein", confie-t-elle aujourd'hui, retraitée depuis un an (mais toujours à moitié dans l'équipe pour assurer le passage de témoin). A partir de livres, d'Internet, mais aussi de nombreux appels téléphoniques aux villes et villages traversés pour recueillir et vérifier des informations, Catherine Soix bâtit, page après page, le roadbook commentateur. Souvent, dans ses contacts avec les acteurs locaux, un soupçon d'incompréhension se décèle. "Un jour j'ai appelé la mairie d'un petit village pour demander le nom d'une église qu'on voulait survoler. La dame s'est renseignée, a eu du mal à trouver, et a fini par me dire : 'mais de toute façon pourquoi ne demandez-vous pas à Jean-Paul Olivier, il connaît toutes les églises ?'"
Peu ont conscience, en effet, de l'ampleur du travail derrière les commentaires de Franck Ferrand. Lui-même ne se contente pas de lire le fameux roadbook : il doit prévenir les pièges, tels que la prononciation des noms de village. "C'est un cataclysme pour les habitants si je me trompe, et ils me le font savoir ! Après je comprends, ils y habitent parfois depuis des décennies, et le jour où toute la France entend parler de leur village, le commentateur se trompe ! Aujourd'hui, j'ai une collègue qui appelle toutes les mairies pour connaître la prononciation exacte des communes". Franck Ferrand sollicite également la contribution d'un géologue pour muscler ses commentaires dans ce domaine, et dit puiser dans "ses connaissances personnelles" en plus des informations du roadbook. "Je garde un œil toute l'année sur les notices qui se rajoutent dans le roadbook, je fais en sorte que les infos ne soient pas trop écrites, pour que je puisse garder ma liberté."
"Certains m'ont déjà envoyé des dossiers de 15 pages pour un monument"
Garder sa liberté lorsqu'on pilote une machine capable d'offrir une telle visibilité à n'importe quel acteur local, apparaît essentiel au jour le jour. Anthony Forestier, le successeur de Jean-Maurice Ooghe à la réalisation en 2020, le confirme : "Moi c'est ce que je trouve passionnant : parcourir la France et rencontrer les gens. Après, il faut savoir mettre les limites, parce qu'il y en a toujours pour venir te dire 'eh, viens voir il y a une abbaye ici, eh, tu as vu l'église là-bas". Je pose ma limite : aucun site au-delà de 25 kilomètres autour de l'itinéraire de l'étape."
Même s'il n'est pas sur le terrain, Franck Ferrand aussi reçoit de nombreuses sollicitations, et doit les trier. "Beaucoup ne comprennent pas : sur un Tour, je fais entre 800 et 900 interventions de moins d’une minute, souvent de moins de 20 secondes. Donc je ne dis pas plus de 3-4 phrases. Certains m'ont déjà envoyé des dossiers de 15 pages pour un monument. Et un cahier de photos avec ! Ceux qui y arrivent le mieux sont ceux qui m’envoient un texte concis de 4-5 phrases."
Animations et promotion du territoire
Mais les principales demandes ne concernent pas les monuments. Ce sont les animations, c'est-à-dire les grandes fresques, ou tableaux, ou numéros que l'on peut voir de l'hélicoptère. Normalement, tout est écrit, tout est planifié, et aucune place n'est laissée à l'improvisation le jour J. Sauf lorsqu'une animation en vaut la chandelle. "Ce jour-là, le Tour arrivait à Gap", se souvient Jean-Maurice Ooghe, "et la Ville m'avait contacté spontanément pour me dire 'on veut montrer au monde qu'on est une ville de montagne. On va mettre 500 personnes en haut d'un col à des dizaines de kilomètres de la ville. Ils formeront les 3 maillots du Tour. Et à notre top les maillots prendront les couleurs Bleu, Blanc, Rouge' J'ai immédiatement dit oui, même si ce n'était pas prévu".
Parfois il s'agit juste de s'amuser et de se voir passer à la télé. Plus souvent, le but est de faire passer un message. Compte tenu de la visibilité qu'offre un passage télé sur le Tour de France, les collectivités n'hésitent pas à insister auprès des équipes de réalisation. "Il faut entretenir ses relations avec les équipes télé ainsi qu'avec l'organisateur ASO", explique Laurent Tissot, directeur de la communication du département de l'Ain. "C'est important pour nous de profiter de la lucarne du Tour". En 2017, l'Ain avait marqué son territoire : sur l'ensemble de l'étape qui passait par le département, des cartes de France avec une flèche désignant l'Ain et avec les mots "Ici, c'est l'Ain". "C'était pour dire au monde, et même à la France, où se trouvait l'Ain tout simplement", explique Laurent Tissot. Cette campagne a-t-elle eu l'effet escompté ? "Je ne saurais vous dire l'effet exact sur le tourisme local, mais ça a eu une vraie conséquence. Le slogan "Ici c'est l'Ain" et le drapeau avaient été spécifiquement créés pour le Tour. Depuis, les deux sont régulièrement utilisés par les habitants. Ça a créé une sorte d'unité et d'identité territoriale qu'il n'y avait pas avant", estime-t-il.
L'effet du Tour sur le tourisme local est difficilement mesurable. Mais l'intérêt des acteurs du territoire ne fait pas de doute. "On reçoit des demandes en permanence", assure Jean-Maurice Ooghe. Jusqu'à en perdre son autonomie ? "Non, j'ai toujours fait en sorte de garder mon indépendance. J'ai un angle éditorial et je m'y tiens. Mon but est de raconter une histoire sur chaque étape. Un paysage est toujours constellé de monuments qui rappellent, évoquent des émotions heureuses, ou malheureuses. Parfois ça nous arrive de devoir faire une croix sur un nombre important de monuments, seulement car nous sommes sur une étape liée à la Première Guerre mondiale par exemple, et qu'il faut raconter cette histoire. A nous de savoir la raconter à travers les images que l'on choisit".
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