Tour de France : comment la Slovénie s'est mise à rouler sur le peloton avec Primoz Roglic et Tadej Pogacar
C'est l'histoire d'un pays, grand comme les îles Fidji et peuplé comme Paris intra-muros, qui est en train de dominer la Grande Boucle.
"Vous, les Français, vous étiez excités comme jamais lors des jours qui précédaient la finale de la Coupe du monde 98 ? Nous, c'est pareil, et ça dure depuis deux semaines." C'est peu dire que la démonstration de force des Slovènes Primoz Roglic (Team Jumbo-Visma) et Tadej Pogacar (UAE Team Emirates) sur le Tour de France – à ce jour, une victoire d'étape chacun et le maillot jaune solidement accroché sur les épaules du premier cité – entraîne une poussée de fièvre au pays. Ce que décrit Primoz Petrovcic (oui, et pourtant le prénom n'est pas si répandu là-bas), amoureux de la petite reine de la première heure. Mais comment expliquer la réussite insolente de ce petit pays des Balkans, coincé entre l'Italie et la Croatie ? Eléments de réponse, alors que le peloton retrouve la montagne à l'occasion de la 13e étape entre Châtel-Guyon et Puy Mary Cantal, vendredi 11 septembre.
Jusqu'à une époque très récente, on associait davantage la Slovénie au basket ou aux sports d'hiver qu'au cyclisme. Le premier Slovène à participer au Tour, en 1936, n'a pas laissé une grande trace et le passage du pays de l'autre côté du rideau de fer a longtemps rendu impossible l'arrivée des coureurs du cru dans le peloton. Le mur de Berlin est tombé en 1989, mais celui qui s'est installé dans la tête des coureurs slovènes n'a pas bougé d'un millimètre, raconte Matej Zalar, journaliste au magazine slovène Runda. "Comme Andrej Hauptman [surprenant 3e aux championnats du monde de 2001 à Lisbonne] me le racontait, les rares coureurs slovènes se satisfaisaient de s'accrocher dans le peloton. C'était ancré dans leur mentalité. Comme on vient d'un petit pays, on n'a aucune chance de gagner une grande course."
Des coureurs longtemps vus comme des porteurs d'eau
Les équipes italiennes qui les emploient les voient surtout comme des gregarii au service des stars locales. "A qualités égales, on était surtout moins chers qu'un Italien ou qu'un Français", sourit Jure Kocjan, qui a fait le grand saut à l'étranger dans l'équipe basque Euskaltel en 2013. Pas pour son coup de pédale, mais parce qu'il apportait de précieux points UCI (la fédération internationale de cyclisme), nécessaires à sa nouvelle équipe pour se maintenir dans l'élite mondiale. "Sinon, ils ne m'auraient jamais proposé un contrat."
Et puis, petit à petit, les coureurs slovènes ont (enfin) fait étalage de leurs qualités en montagne. La Slovénie n'est pas un des deux seuls pays au monde à les afficher sur son drapeau pour rien (l'autre étant le Népal, encore terra incognita pour le cyclisme professionnel). "On dit que tout bon Slovène doit avoir gravi le Triglav [le point culminant du pays, à 2 864 m d'altitude] au moins une fois dans sa vie", sourit le géographe Laurent Hassid, spécialiste du pays. Ça tombe bien, les horaires de travail en Slovénie se prêtent bien à la pratique sportive. "Il n'est pas rare que les salariés slovènes commencent très tôt, vers 7 heures du matin, et sortent du bureau à 15 heures." Le temps d'enfiler un cuissard et on se retrouve vite sur un petit col dans ce pays montagneux où s'achève l'arc alpin.
Reste à détecter les talents bruts qui pullulent entre Ljubljana, la capitale, et Bled, superbe station de ski du nord-ouest du pays. "La fédération slovène est portée aux nues alors qu'elle n'en fiche pas une rame", résume crûment Bogdan Fink, le directeur sportif de l'équipe Adria Mobil, sorte d'équipe nationale officieuse, qui a découvert Primoz Roglic et Tadej Pogacar, entre autres. "C'est nous, les clubs, les équipes pros, qui trouvons les sponsors, faisons passer les tests aux coureurs, et aidons à organiser les courses." A sa décharge, la fédération slovène ne dispose que d'un budget de 700 000 euros – contre 20 millions pour son homologue française par exemple. Chez Adria Mobil non plus, ce n'est pas l'opulence. L'équipe est semi-professionnelle, en troisième division selon la classification de l'UCI (celles qui participent au Tour sont presque toutes issues de l'élite) et compte dans ses rangs trois étudiants qui pédalent entre deux amphis.
"Le petit jeune a presque un tour d'avance"
C'est ainsi qu'un Primoz Roglic, ex-espoir du saut à skis, l'un des sports rois au pays, recalé après une chute, a frappé à la porte de l'équipe de Bodgan Fink à 22 ans passés, âge canonique pour se lancer et tenter de faire carrière dans le vélo. On lui donne sa chance après de longues négociations par SMS. "Les débuts ont été difficiles. Pendant deux jours après ma première course, je n'ai pas pu monter les escaliers, j'avais mal au cou", raconte l'intéressé au site polonais Skijumping.pl. Mais Roglic, modèle de reconversion réussie, s'est remis en selle et a fini par faire son trou parmi le gratin mondial, et pas n'importe comment. En l'espace d'une demi-décennie, il s'est forgé un palmarès long comme le bras, ponctué notamment par un sacre sur le Tour d'Espagne à l'automne 2019, quelques mois après une troisième place sur le Tour d'Italie. Ce qui fait de lui, à 30 ans, l'un des coureurs les plus complets et les plus redoutés du peloton.
Trajectoire diamétralement opposée pour Tadej Pogacar, inscrit dans un club de cyclisme depuis qu'il porte des culottes courtes, et pur produit de l'école slovène. Un jour, un certain Andrej Hauptman se trouve sur le bord de la route : "J'arrive en retard", raconte au site britannique ProCycling celui qui ouvrira en grand les portes des top-teams à ses compatriotes. "La première chose que je vois, c'est un groupe de coureurs, des ados, qui mènent la course. Et puis un coureur seul, beaucoup plus jeune, qui suit 100 mètres derrière. Je vais voir les organisateurs, je leur dis : 'vous devriez dire au peloton d'attendre ce pauvre petit jeune'. Ils me répondent : 'ce n'est pas du tout ce que vous pensez. Le petit jeune est en tête, il a presque un tour d'avance.'"
Vous l'avez deviné, le petit jeune, c'est Tadej Pogacar. Sa chance, c'est qu'Hauptman, comme d'autres anciens coureurs slovènes, est monté en grade et a intégré l'encadrement d'une équipe de top niveau, l'équipe UAE-Emirates, où a signé le prodige, troisième du dernier Tour d'Espagne (derrière Roglic donc) et révélation de ce début de Tour de France. La colonie slovène au sein d'une autre équipe, Bahrain-McLaren – où même le médecin et les mécanos viennent du pays – est telle qu'une antenne de l'équipe finit par ouvrir à Ljubljana, au plus près du vivier, souligne le magazine britannique Rouleur. La formation qui s'appuie sur des capitaux du Golfe compte aujourd'hui cinq coureurs slovènes – record du peloton – et une flopée de jeunes dans son équipe espoirs.
Formé à la dure, le Slovène est devenu un produit d'export. "On a une science de course plus développée, argue Robert Vrecer, qui a usé ses cuissards pour des équipes slovènes pendant la majeure partie de sa carrière. "Quand j'ai signé pour l'équipe basque Euskaltel [en 2013], j'étais effaré de voir qu'ils ne savaient pas rouler. Notre leader sur le Giro crève ? Le directeur sportif réclame que toute l'équipe l'attende, alors qu'un ou deux coureurs pour l'aider à remonter dans les voitures suffit amplement. Je n'ai pas obéi à la consigne, j'ai attendu en fin de peloton. Ça n'a pas manqué, on me l'a reproché."
Le spectre du dopage
Reste qu'avant d'intégrer le gratin du cyclisme mondial, il faut accepter de bouffer de la vache enragée, raconte Izidor Penko, ex-grand espoir du cyclisme slovène, qui a raccroché le vélo au clou à 23 ans à peine. "J'avais de bons résultats, mais il faut croire qu'ils n'étaient pas assez bons. J'ai aussi dû commettre l'erreur de ne pas m'attacher les services d'un de ces managers qui ont trempé dans des scandales de dopage et qui n'ont vraiment pas bonne réputation. Résultat : les quelques offres que j'ai reçues étaient insuffisantes pour que je continue."
Car l'émergence fulgurante de la Slovénie sur la scène mondiale s'est accompagnée d'une apparition tout aussi fracassante à la page des faits divers. Selon un calcul du Monde datant de l'an passé, 42% des coureurs slovènes passés pros entre 2009 et 2019 ont été suspendus pour dopage, record du monde en la matière. L'opération Aderlass ("saignée", en VF) initiée en Autriche, a mis au jour des liens troubles entre un médecin gravitant dans le monde du cyclisme et Milan Erzen, manager de l'équipe Bahrain-McLaren. Plusieurs coureurs et directeurs sportifs slovènes ont été suspendus, et le pays s'est hissé à la deuxième place des cas de dopage avérés en 2019, derrière la Colombie. Mais les noms de Roglic et Pogacar n'ont jamais été mentionnés dans la moindre enquête.
Une ascension en trompe-l'œil
Grâce aux exploits des deux vedettes locales du moment (auxquelles on peut évidemment ajouter la superstar Luka Doncic, qui émerveille sur les parquets NBA depuis deux ans), la télé nationale bat des records depuis le début du Tour 2020. Près d'un tiers des Slovènes ont regardé au moins un bout d'étape, selon les chiffres claironnés par la RTVSLO. "Avant, elle ne diffusait pas toutes les courses, pour des raisons financières", se souvient Bostjan Sirnik, fan de Marco Pantani converti au culte de Primoz Roglic, comme beaucoup dans le pays. Le Giro est diffusé depuis 1994, l'année où il a traversé la Slovénie, le Tour depuis 2007 et les premières armes de Janez Brajkovic, premier coureur slovène à finir dans le top 10 de la Grande Boucle en 2012. De quoi créer une solide culture cycliste dans le pays. "Il y a vingt ans de ça, si vous entriez dans un café après une sortie à vélo avec votre cuissard, on vous regardait de travers. Aujourd'hui, plus personne ne lève la tête", illustre Bogdan Fink.
Les clubs ont beau refuser du monde, l'avenir du cyclisme slovène ne s'annonce pourtant pas tellement plus radieux qu'aujourd'hui. "Je ne suis pas sûr que les performances de Roglic et Pogacar vont amener une manne financière au cyclisme slovène, tout simplement parce que le marché demeure trop exigu, constate, fataliste, Izidor Penko. Imaginez une grande marque qui met de l'argent sur la table pour financer une équipe slovène, quel retour sur investissement peut-elle espérer ?"
On a beaucoup comparé l'irruption des Slovènes sur les podiums au débarquement des grimpeurs colombiens dans les années 1980. Une comparaison erronée, selon le journaliste Matej Zalar : "Nous ne sommes qu'une nation de deux millions de gens, on ne peut pas espérer sortir des cracks tous les ans comme les Colombiens, au réservoir plus important." On pourrait davantage rapprocher cet automne slovène du duopole Stephen Roche- Sean Kelly qui a fait les belles heures de l'Irlande à la fin des années 1980. "La bonne nouvelle, c'est que Pogacar n'a que 21 ans, donc on peut compter sur lui pour les dix ans à venir. D'ici là, je suis optimiste sur le fait qu'on va trouver de nouveaux talents. Pas tous les ans, mais tous les trois-quatre ans. Vous n'avez pas fini d'entendre parler de la Slovénie."
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