RECIT. Tour de France : le 17 juillet 1998 ou quand le dopage organisé de l'équipe Festina a fait exploser le peloton
L'euphorie de la victoire de la Coupe du monde flotte encore dans l'air chaud de cette mi-juillet 1998, quand l'autre grand sport populaire français, le Tour de France, explose en plein vol. Le 17 juillet, le public découvre qu'un directeur sportif a avoué ce que la rumeur bruissait depuis des années. Le dopage, au sein de l'équipe Festina est alors une pratique routinière, touchant presque tous ses coureurs, et qui est orchestrée en toute complicité par le staff de l'équipe. L'omerta est brisée.
Dans les heures qui suivent, les instances du Tour sanctionnent pour la première fois une équipe entière. A la veille de l'étape du contre-la-montre en Corrèze, les Festina sont exclus de la plus grande compétition cycliste au monde. Pour Richard Virenque et ses huit coéquipiers, le Tour s'arrête là. Mais pour le monde du vélo, son plus grand scandale commence.
Et le patron de Festina craque
Dans la Peugeot 306 qui le conduit au tribunal de Lille (Nord) le 17 juillet 1998, Bruno Roussel, le directeur sportif de l'équipe, sait que le dénouement est proche. La veille, au commissariat de Cholet (Maine-et-Loire), ses dernières résistances pour masquer l'étendue du dopage organisé au sein de Festina ont cédé. Il a tout avoué. L'achat, le transport, la conservation des dopants, etc. Bruno Roussel déballe tout, et détaille même les réunions, entre l'encadrement et les coureurs, pour définir le montant retenu sur leurs primes pour financer l'achat de leurs doses.
Arrivé au tribunal, il s'entretient avec son avocat Thibault de Montbrial, avant sa présentation au juge d'instruction en charge du dossier, Patrick Keil. "Quelques jours plus tôt, il s'apprêtait à prendre le départ du Tour et à le remporter, il était au sommet de sa gloire. Et là, il se retrouve au seuil de sa mise en examen, son monde s'effondre", se rappelle Me Thibault de Montbrial vingt ans plus tard.
Il y avait un immense soulagement [pour Bruno Roussel] de mettre fin aux mensonges des jours précédents.
Un soulagement, car depuis le 8 juillet, Bruno Roussel est sous le feu des accusations de dopage qui visent son équipe. Ce jour-là, Willy Voet, le soigneur de l'équipe Festina, a été arrêté par des douaniers alors qu'il se rendait sur le départ de Tour de France, qui partait de Dublin pour cette nouvelle édition. Ils saisissent 235 ampoules d'EPO, 82 flacons d'hormones de croissance, 60 doses de testostérone, des amphétamines, des corticoïdes, des fluidifiants sanguins, etc. Un arsenal si important qu'il aurait pu permettre de doper les coureurs de toutes les équipes, pendant toute la durée du Tour.
Au départ, pourtant, Bruno Roussel fait comme si de rien n'était. "Le sentiment qui prédominait dans le village du Tour, c'était qu'il n'y allait pas avoir de suite, se souvient Marie-George Buffet, la ministre de la Jeunesse et des Sports de l'époque, qui se trouvait sur place. Quelque part, c'était logique, il y avait un tel sentiment d'impunité."
Devant le juge Patrick Keil à Lille, Bruno Roussel réitère ses aveux faits la veille. "Après avoir vu le dossier chez le juge, je lui ai tout de suite dit que c'était impossible que l'équipe se maintienne sur le Tour. Il avait compris que tout était fini", se rappelle Thibault de Montbrial. Le directeur sportif de l'équipe est mis en examen pour "facilitation et incitation à l'usage de produits dopants, notamment lors d'une compétition sportive." Il se voit ensuite signifier sa mise en détention.
La chute de Bruno Roussel est violente, mais pas question pour lui de tomber seul. "Il fallait éviter de se laisser enfermer dans une affaire Festina seul, qu'il se retrouve désigné comme le mouton noir, et que cela continue de cacher ce qui était, en réalité, généralisé", explique son conseil.
L'avocat et son client décident de rédiger ensemble un communiqué qui aura l'effet d'une bombe dans le monde du cyclisme professionnel.
"J'avais dans les mains une grenade dégoupillée"
Le tribunal de Lille est quasiment désert, à 20h30, quand Bruno Roussel est escorté par la police jusqu'à la maison d'arrêt d'Arras (Pas-de-Calais), où il passera encore onze jours. Me Thibault de Montbrial se retrouve seul ; il quitte le couloir vide du 10e étage du bâtiment et s'engouffre dans l'ascenseur avec, dans les mains, la feuille de papier sur laquelle est rédigée le communiqué.
Je savais que j'avais dans les mains une grenade dégoupillée qui allait avoir des déflagrations immédiates dans le monde du cyclisme.
Lorsque les portes de l'ascenseur s'ouvrent, au rez-de-chaussée, le jeune avocat d'alors 29 ans se retrouve face à un mur de journalistes qui l'attendent. "Bruno Roussel a expliqué aux enquêteurs, lesquels avaient les éléments en leur possession, les conditions dans lesquelles une gestion concertée de l'approvisionnement des coureurs en produits dopants était organisée entre la direction, les médecins, les soigneurs et les coureurs de l'équipe Festina. L'objectif était d'optimiser les performances, sous strict contrôle médical, afin d'éviter l'approvisionnement personnel sauvage des coureurs dans des conditions susceptibles de porter gravement atteinte à leur santé, comme cela a pu être le cas par le passé", lit l'avocat.
Ces quelques phrases sont la confirmation publique d'un système de dopage généralisé au sein de la première équipe cycliste au monde. "C'était assez dramatique, se remémore Marie-George Buffet. Cela donnait à voir à l'ensemble de l'opinion publique que nous n'étions pas face à des choix personnels, de sportifs ou de sportives qui décidaient un jour, dans leur coin, de pratiquer le dopage."
La bombe lâchée, les journalistes quittent les lieux en précipitation pour appeler leurs rédactions. "Je me suis soudain retrouvé tout seul sur les marches du tribunal de Lille, c'était lunaire", souffle Thibault de Montbrial. Il rejoint sa voiture, garée à quelques centaines de mètres de là, et passe deux coups de fil. Un au directeur sportif adjoint de l'équipe, Michel Gros, et l'autre à son meneur, Richard Virenque. "J'avais demandé l'autorisation au juge, je me doutais bien que ces personnes étaient sur écoute", pointe l'avocat.
L'idée, en les informant le plus rapidement possible, "était de leur permettre de se retirer dans l'honneur", explique l'avocat. En d'autres termes, de tirer leur révérence avant de se faire formellement expulser du Tour de France. "Ils ont fait un autre choix."
"Tout le monde pensait que cela allait s'arranger"
A Brive-la-Gaillarde (Corrèze), où la caravane du Tour est arrivée en fin d'après-midi, l'onde de choc se répercute rapidement. Jean-Marie Leblanc, le patron du Tour, en est informé aux abords de la salle de presse, peu après la lecture du communiqué à Lille. "Vous vous rendez compte de la façon dont nous sommes mis au courant. Nous sommes des organisateurs de course. Nous n'avons aucune information officielle. Nous n'avons pas d'envoyés spéciaux à Lille", réagit-il, comme le rapporte Libération à l'époque.
Il se retire avec ses principaux collaborateurs en promettant de revenir dans l'heure. Finalement, il fera son retour à 22h50. "Depuis le départ de Dublin, les informations concernant l'équipe Festina nous provenaient exclusivement de la presse. Nous ne pouvions pas prendre une décision avant que les faits soient avérés", déclare Jean-Marie Leblanc lors de sa conférence de presse.
Après avoir rapporté à nouveau la teneur du communiqué lu par Thibault de Montbrial, Jean-Marie Leblanc annonce : "Ces quelques phrases nous ont paru terribles, à nous organisateurs du Tour de France, organisateurs de la plus grande compétition sportive du monde." Et puis, la sentence tombe : "Nous avons pris la décision d'exclure l'équipe Festina du Tour de France à compter de ce jour".
Une décision loin d'être anecdotique : c'est mettre dehors l'une des meilleurs formations du Tour, et surtout le chouchou du public, Richard Virenque, favori qui plus est pour le maillot jaune.
Du côté des coureurs, le choc est brutal. "Ils se pensaient au-dessus des lois et que rien ne pouvait les arrêter. C'était une époque où tout pouvait se régler d'un seul coup de fil, s'il y avait un problème, donc tout le monde pensait que cela allait forcément s'arranger", se rappelle Antoine Vayer, l'entraîneur sportif de l'équipe à l'époque, qui logeait dans leur hôtel.
Il y avait un tel sentiment de surpuissance et de complicité avec les instances, qu'ils tombaient totalement des nues.
Après les aveux de Roussel, Antoine Vayer observe avec amusement le manège qui se joue sous ses yeux. Les coureurs continuent de tout nier en bloc. Ils jurent aux journalistes qui les interrogent que "jamais ils ne se sont dopés", qu'ils "ne comprennent vraiment pas les déclarations de Voet et Roussel". Richard Virenque fanfaronne même qu'il compte se payer de "belles vacances au soleil" avec l'argent du procès en diffamation qu'il compte intenter contre quiconque affirmerait qu'il y a du dopage dans son équipe, comme le souligne Fabrice Lhomme dans son livre Le procès du Tour (éd. Denöel) . "C'était assez drôle, toute cette hypocrisie", moque Antoine Vayer.
Les coureurs mènent la fronde
Pour ne pas tomber, les coureurs de l'équipe Festina tentent un passage en force. C'est l'avocat de Zülle, Meier, Dufaux et Virenque, Me Albert Rey-Mermet, qui leur donne ce conseil, comme le révèle Fabrice Lhomme dans Le procès du Tour. Il veut faire valoir que l'exclusion des Festina, au regard des règlements édictés par la Société du Tour, est illégale.
"Les coureurs cherchaient à intervenir auprès de moi, en mettant en cause la décision qui avait été prise, se rappelle Daniel Baal, alors président de la Fédération française de cyclisme et vice-président de l'Union cycliste internationale. Systématiquement, quand il y avait un dossier de dopage quel qu'il soit, il y avait forcément des recours juridiques."
Le 18 juillet, la septième étape, un contre-la-montre individuel de 58 km entre Meyrignac-l'Eglise et Corrèze, a déjà débuté depuis deux bonnes heures lorsqu'un cortège de trois voitures suivies d'une vingtaine de véhicules de presse se dirigent vers Meyrignac-l'Eglise. Richard Virenque est dans le break de tête. Les radios annoncent que, malgré leur exclusion, les coureurs se rendent tout de même au départ. "L'encadrement était dépassé par les coureurs depuis déjà un certain temps, il n'y avait pas vraiment d'autorité", se rappelle Antoine Vayer. Mais la voiture de Virenque change de direction.
A Corrèze-Gare, les coureurs rencontrent Jean-Marie Leblanc dans l'arrière salle de Chez Gillou. Le café-tabac est plein à craquer de journalistes, de photographes, de caméras. Jean-Marie Leblanc s'extirpe finalement de la salle, cerné par une horde de journalistes, et attend quelques secondes avant de prendre la parole, le ton grave et la mine affligée : "Je suis venu dire au revoir à l'équipe Festina [...] elle n'est pas allée contre la décision que nous avons prise hier soir", annonce-t-il, visiblement secoué. "Il était naturel que le directeur du Tour de France vienne saluer Virenque, Dufaux, Brochard et tous leurs coéquipiers, d'une manière assez émouvante."
Après son départ, la porte de l'arrière-salle s'ouvre, et Richard Virenque prend la parole au nom de ses coéquipiers dans une conférence de presse improvisée. Dans l'encadrement de la porte, les journalistes se pressent, micros tendus.
"Dans cette affaire, les coupables ont été écroués. Nous, nous ne sommes que des témoins." Virenque fond en larmes, soutenu par ses camarades. L'équipe Festina, acculée, accepte de se retirer, "pour le vélo". "Du grand cirque, du cinéma, n'importe quoi", raille aujourd'hui Antoine Vayer. Si les larmes de Virenque n'étaient pas gage de son innocence, elles montrent l'injustice dont se croyaient victimes les coureurs. "Ils se disaient 'pourquoi nous ?' Ça aurait pu tomber sur n'importe qui d'autre", observe l'ancien entraîneur, qui était resté à l'hôtel de l'équipe, alors que ses coureurs tentaient encore de sauver leur Tour. Bientôt, ils le rejoindront pour plier définitivement bagage.
Hors de la course, les membres de Festina seront interrogés par les policiers, et finiront par passer aux aveux, en mentionnant parfois des membres d'autres équipes. Les interpellations sur le Tour se succèderont, et des produits dopants seront aussi saisis dans les bagages du coureur italien Rodolfo Massi et dans le camion de l'équipe ONCE. Face à la pression policière, les équipes se retirent une à une de la course. Seuls 96 coureurs sur 180 franchiront la ligne d'arrivée finale sur les Champs-Elysées, le 2 août 1998.
"Je me souviens avoir dit à Brochard que c'était une bonne chose, que maintenant tout le monde allait arrêter et qu'ils allaient pouvoir s'imposer de manière réglo", se souvient Antoine Vayer. "Mais, il m'a regardé et il m'a dit : 'les autres n'arrêteront jamais de toute façon'. Même à chaud, pris la main dans le sac, il savait que ça ne s'arrêterait pas. D'ailleurs, c'est ce qu'il s'est passé." Vingt ans plus tard, à l'image des soupçons insistants qui pèsent sur le tenant du titre Christopher Froome, le cyclisme ne s'est toujours pas défait de ses démons.
Récit : Louise Hemmerle