Quand Poulidor perd le Tour sous des trombes d'eau et se transforme en équipier modèle au Ballon d'Alsace
Le départ est donné à Strasbourg. La cathédrale, couleur rouille, est encore plus imposante sous une chape de ciel gris-noir. Les coureurs dégoulinent déjà de pluie. Leur peau est jonchée de gouttes d’eau chaude, les lunettes abritent à peine de l’humidité, les pieds trempent déjà un peu au fond des chaussettes trempées.
Le Kreuzweg foudroyé
La pluie s’abat sans discontinuer depuis ce matin. L’odeur du bitume mouillé monte encore, la rue fume."La chaleur était torride ces derniers jours, fait remarquer Lucien Aimar au micro de la RTBF. C'était terrible, c'est pour ça que tous les coureurs sont marqués aujourd'hui. " Les sept premiers jours de course ont été caniculaires, la transition est très dure à avaler pour les coureurs. Dès les premières bornes, les visages se crispent, les corps ne sont pas préparés. Heureusement, la météo annonce un temps bien plus clément sur les sommets vosgiens et à l’arrivée.
Mais très vite, ces prévisions se révèlent complètement erronées. Dans le Kreuzweg, le premier col répertorié de l’étape, le ciel s’obscurcit. Le gris délavé du départ laisse la place à un noir d’océan. Un terrible orage éclate. La foudre frappe les contreforts du Kreuzweg, tandis que Jesus Aranzabal se lève sur sa selle. C’est la première attaque du jour.
L’Espagnol, vainqueur du Tour d’Andalousie en 1966 et solide grimpeur, fait rapidement le trou. Il profite du fait que les coureurs du peloton se préoccupent plus de rester droit sur leur engin, alors que la pluie redouble. C’est dans le col de Fouchy, juste derrière, que la pluie atteint son paroxysme. Par chance, ce déluge survient en tout début de course. La tension n’est pas encore là, les leaders ne s’attaquent pas. Le peloton avance à un rythme de sénateur. Et pour cause : les gouttes s’acharnent avec une telle violence que les coureurs préfèrent pédaler moins fort. Ils n’auront pas ce luxe quelques heures plus tard.
Poulidor chute, se relève, et chipe un vélo
Aranzabal arrive au pied du col du Platzerwasel, situé à 70 kilomètres de l’arrivée, avec plus de dix minutes d’avance. Ce sera l’écart maximal. Le Platzewasel est le moment choisi par le peloton pour accélérer. Felice Gimondi place quelques banderilles. La pluie, toujours furieuse, empêche quelques leaders d’y répondre comme ils le voudraient. L’altitude augmentant, un épais brouillard apparaît. “La route n’était pas en très bon état dans ce col”, analysera le journaliste Robert Chapatte à l’arrivée de l’étape. Effectivement, en plus de la pluie et du brouillard, les coureurs patinent sur du gravier. Dans la descente, les conditions deviennent dantesques.
Raymond Poulidor, qui disait à Lucien Aimar “se sentir bien” dans les premiers cols, d’après les propos de ce dernier, glisse, et tombe. Il se fait une éraflure à l’épaule. Rien de bien grave, mais le guidon de son vélo est tordu. Il est fichu. Que fait le champion français, en l’absence de directeur sportif à proximité ? Il arrête l’un de ses coéquipiers et lui prend son vélo. Poulidor était alors l’un des leaders de l’équipe de France ; c’était lui qui devait mener les débats avec Aimar et Pingeon. Mais malgré cette solution d’urgence, il ne parvient pas à raccrocher le wagon. Son calvaire ne fait que commencer.
Fringale et froid polaire
Car "Poupou", entre son retard et les éléments qui se déchaînent, oublie de s’alimenter. Et au pied du Ballon d’Alsace, c’est la fringale. Poulidor s’effondre. Sur les pentes pourtant plutôt roulantes du Ballon, il rame, il souffle, il zigzague.
Dans le même temps, les Français découvrent avec déception qu’ils n’auront pas droit aux images de la montée. Les conditions sont tellement mauvaises que l’hélicoptère de la télé ne capte aucune image. Les journalistes sont contraints de commenter, depuis le sommet, à partir d’infos approximatives arrivées au compte-goutte.
Dans l’ultime col vosgien, il ne pleut plus. Mais le brouillard est plus épais que jamais. Et les coureurs sont frigorifiés : trempés par les heures de pluie qui viennent de s’abattre sur eux, dardés par des rafales de vent froid, les organismes sont transis.
Une poignée de coureurs réussit cependant à braver les conditions et à rouler plus ou moins normalement. Les héros s’appellent Tom Simpson, Jan Janssen, Noël Van Clooster, Franco Balmamian, Frans Brands et Lucien Aimar, le Français, qui franchit la ligne le premier. Si eux finissent épuisés, les suivants arrivent défigurés par l’effort.
Le jeune Français Guy Ignolin arrive les fesses complètement nues sur sa selle. Il est tombé dans une descente, et sa combinaison s’est déchirée pile au mauvais endroit. Jimenez et Gimondi , deux des meilleurs grimpeurs du peloton, ont été engourdis par le froid du Ballon. Si le premier termine à 1’48 du vainqueur, Gimondi perd quasiment quatre minutes. Raymond Poulidor franchit lui la ligne à la 68e position, à plus de onze minutes de Lucien Aimar. Il avouera quelques années plus tard que c’est sur cette route qu’il a le plus souffert de toute sa carrière.
C’est aussi le début, pour lui, d’un autre Tour de France. Celui du coéquipier qu’il deviendra pour Roger Pingeon. Ce dernier, qui termine cette étape des Vosges à une honorable 16e place, s’empare ce jour-là du maillot jaune. Au vu de sa déroute, et de la position de son coéquipier, Poulidor rend les armes de prétendant pour enfiler ses habits de héros de l’ombre. « Je vais jouer ma carte à fond, mais Roger Pingeon est le Français actuellement le plus en forme. Si les circonstances m'y obligent et s'il est le mieux placé pour le Tour, je ferai tout pour l'aider. » avait-il déclaré avant le Tour.
Les circonstances sont arrivées ; il s’est alors attelé à la tâche. Avec succès, puisque Pingeon gardera le maillot jaune jusqu’à Paris. Ce sera son seul sacre sur le Tour ; sacre qu'il n'aurait peut-être jamais connu si, un jour d'Apocalypse dans les Vosges, Poulidor ne s'était effondré et mué en coéquipier en or.
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