ENTRETIEN. Cyclisme : "Depuis ma transition, il y a eu un gros changement dans la façon de me regarder", témoigne Philippa York, maillot à pois du Tour de France 1984
Philippa York est une femme heureuse. A 64 ans, celle que les amateurs de cyclisme ont connue, avant sa transition, sous le nom de Robert Millar, voit son amour de toujours, le cyclisme, poser ses valises pour deux semaines dans sa ville de naissance : Glasgow. A l'occasion des championnats du monde de cyclisme 2023, le plus grand palmarès de l'histoire du cyclisme écossais (maillot à pois du Tour de France 1984, des victoires d'étapes sur les trois grands tours, classement général du Dauphiné 1990, trois titres nationaux en Grande-Bretagne...) revient sur sa carrière et sa transition.
Comment vous sentez-vous à l'heure d'accueillir les championnats du monde chez vous ?
Philippa York : Je suis fière de voir les Mondiaux chez moi, à Glasgow. Vous savez, je suis née à deux kilomètres de la ligne d'arrivée de la course sur route, j'ai vécu 20 ans ici, dans cette ville où il pleut très souvent (rires). D'ailleurs, ça risque d'avoir une importance dans ces championnats du monde, j'espère que les coureurs et les coureuses sont prêts à cela. Parce que la pluie, en cyclisme, ça change tout et les rues ici peuvent vite glisser, comme les Champs-Elysées.
Votre palmarès est le plus garni de l'histoire du cyclisme écossais. A quel niveau se situe votre notoriété en Ecosse ?
Le cyclisme n'est pas un sport majeur en Ecosse, mais quelquefois on me reconnaît, quand même. Je ne vis plus en Ecosse aujourd'hui, donc les gens ne s'attendent plus à me croiser. Je suis fière d'être au Hall of Fame britannique, quand même, et j'ai été personnalité de l'année en Ecosse.
Comment avez-vous commencé le vélo dans ce pays où l'on en fait peu ?
C'est simple : j'ai vu le Tour de France à la TV, et je me suis dit pourquoi pas moi ? Quand on est jeune, on ne réalise pas la difficulté des choses. Comme tout le monde, je me déplaçais déjà en vélo, mais en faire de façon sportive, c'était autre chose. J'ai signé aux Glasgow Wheelers à 15 ans, et disputé ma première course à 16 ans. Mais je n'ai pas gagné, je ne suis pas un phénomène comme Remco Evenepoel (rires).
Jeune, vous avez dû vous envoler pour la France, pourquoi ?
C'était la suite logique pour passer chez les professionnels. J'avais écumé les courses écossaises, puis britanniques. Les meilleurs coureurs étaient en France, avec des grosses équipes qui avaient des moyens pour former des jeunes comme moi. Je me suis battue pour passer pro chez Peugeot. En cyclisme, il faut toujours se battre pour gagner sa place, se rendre indispensable à l'équipe. J'ai réussi à faire carrière pendant 16 ans parce que je m'appliquais dans mon travail. J'essayais toujours de m'améliorer. Je faisais déjà attention à ma nutrition, à la récupération, ce qui semblait bizarre à l'époque, mais que tout le monde fait aujourd'hui. La France, c'est mon deuxième pays. Je me suis mariée en France, j'y ai divorcé, mon fils y vit. Je m'y sens bien.
"Et puis, n'oublions pas qu'historiquement, Ecossais et Français, nous sommes du même côté : contre les Anglais."
Philippa Yorkà franceinfo: sport
Vous aviez aussi la particularité d'être végétarienne, ce qui détonnait dans le peloton des années 1980. Comment était-ce vu ?
On peut poser la même question de nos jours, et peu importe le sport ! Ce n'est toujours pas bien compris. Comment une sportive professionnelle peut-elle performer sans viande ? Le corps humain n'en a pas besoin, tout simplement. Il en est capable. Cela paraît toujours étrange d'être végétarien aujourd'hui mais, à l'époque, tant que mes performances étaient bonnes, mes entraîneurs ne m'en parlaient pas. Les résultats font la loi. En dehors des moqueries des coéquipiers, on me laissait tranquille en vérité, tant que je pédalais.
Surtout que le dopage était déjà partout. Vous avez d'ailleurs avoué y avoir recouru...
Oui, parce que c'est vrai, et que j'assume. Aujourd'hui, je fais partie des chanceuses dont la santé n'a pas été détériorée à long terme, je suis consciente de ça. En vérité, à l'époque, c'était tout simplement impossible de résister à la pression des entraîneurs, qui nous manipulaient, jouaient sur nos ego, nos ambitions. On n'avait pas le choix.
Vous pensez que le cyclisme est débarrassé du dopage ?
Non, mais comme tous les sports. Les gens tricheront toujours, peu importe le domaine, que ce soit en politique, en finances, en sport, la nature humaine pousse à tricher.
Après votre carrière, vous avez disparu des radars avant de revenir. A quel moment vous êtes-vous questionnée sur votre identité de genre ?
Avec le recul, j'ai commencé à me sentir différente dès mes 5 ans. À ce moment, on n'avait pas autant d'informations sur ce sujet qu'aujourd'hui, et j'ai compris vers 25-26 ans que je souhaitais transitionner. Ça m'a pris du temps. J'ai commencé après ma carrière, et un long processus très précautionneux. Ma transition a duré trois ans, puis j'ai pris du temps pour moi et mes proches. Il fallait y aller petit à petit pour moi, mais aussi pour eux. Vous changez, mais le regard sur vous change aussi, et vos proches doivent être prêts.
Vous avez attendu 2017 pour revenir au cyclisme, en tant que consultante. Vous aviez peur des réactions ?
Je voulais éviter les questions, l'intrusion dans ma vie privée, les remarques des gens qui trouvent ça étrange. Avant de revenir dans la vie publique, j'étais stressée. Mais les gens m'ont acceptée, ils me connaissaient et m'ont vue revenir joyeuse, en bonne santé, heureuse. Vous savez, j'ai couru avec beaucoup de membres de l'organisation du Tour de France, et quand je suis revenue comme chroniqueuse, ils ont été super avec moi.
"J'étais nerveuse, mais eux me parlaient comme à une vieille amie, pas comme à une nouvelle personne parce que j'avais fait ma transition. Depuis, j'ai participé à quatre éditions du Tour de France et tout va bien."
Philippa Yorkà franceinfo: sport
Depuis, vous utilisez votre notoriété pour sensibiliser à la question ?
J'ai essayé. De toute façon, j'en parle beaucoup dans ma vie maintenant parce que les gens trouvent ça intéressant. Il y a eu un gros changement dans la façon de me regarder. J'en parle pour améliorer les conditions de celles et ceux qui veulent faire leur transition aujourd'hui. Je ne me vois pas comme une représentante, mais je peux conseiller les gens. Je suis aussi ambassadrice de l'association LGBT Stonewall.
Est-ce que le développement du cyclisme féminin est un pas supplémentaire vers un sport plus inclusif ?
Quand ils ont lancé le Tour de France femmes, on a compris que tout allait changer. Cette course permet aux jeunes filles d'enfin voir les championnes qui peuvent leur servir d'inspiration. Comme la Coupe du monde de football en ce moment, c'est du sport de très haut niveau, avec du spectacle, c'est important. Comme on dit en Français : mieux vaut tard que jamais. Cela dit, le cyclisme est toujours aussi conservateur, les choses avancent, mais encore trop doucement.
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.