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: Récit Il y a vingt ans, un Tour de France loin du "renouveau" et l'avènement d'un certain Lance Armstrong

Article rédigé par Pierre Godon
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 13 min
Le coureur américain Lance Armstrong sur les routes du Tour de France lors de la 15e étape du Tour de France 1999, le 20 juillet, entre Saint-Gaudens et Piau Engaly.  (TIM DE WAELE / VELO / GETTY IMAGES)

Un an après l'affaire Festina, il fallait absolument éviter un nouveau scandale pour sauver la plus grande course cycliste du monde. Ce qui fut fait, mais à quel prix...

Au mur, des centaines de maillots de coureurs : Jacques Anquetil, Raymond Poulidor, Bernard Hinault... Sur les vitraux, on reconnaît Fausto Coppi ou Luis Ocana. Quelques semaines avant le départ du Tour de France 1999, Jean-Marie Leblanc, le patron de l'épreuve, effectue un pélerinage à Notre-Dame des Cyclistes, la chapelle de La Bastide-d'Armagnac (Landes) consacrée à la petite reine. Un salut au prêtre et les deux hommes se retrouvent devant un des bancs de bois de l'édifice à prier pour la sauvegarde du Tour de France. 

Au bord du gouffre

Car la Grande Boucle, nonagénaire, hoquette. Les sponsors ont prévenu : une deuxième affaire Festina et ils plient bagages. Les stars des années précédentes brillent par leur absence. Marco Pantani s'est fait gauler par la patrouille sur le Giro, Jan Ullrich préfère bronzer au bord de sa piscine en Allemagne, Laurent Jalabert a pris une licence en Suisse... Et ceux qu'on a bannis reviennent par la fenêtre : Richard Virenque, persona non grata sur les routes du Tour et mis en examen depuis mars, est réintégré sur un oukaze de l'Union cycliste internationale (UCI) à une semaine du départ.

Autre humiliation pour la plus grande course de vélo du monde, le retour de Manolo Saiz. Le tout-puissant manager de l'équipe Once avait claqué la porte l'année précédente, en pleine course, pour "mettre un doigt dans le cul au Tour". Classieux. Un an plus tard, la guerre larvée entre les équipes espagnoles et les organisateurs français tourne à l'incident diplomatique. La presse espagnole a le don d'appuyer là où ça fait mal. Très mal : "Si les organisateurs du Tour veulent effectivement lutter contre le dopage, la première personne à exclure de cette compétition s'appelle Jean-Marie Leblanc, parce que ce monsieur, qui a couru le Tour sur une bicyclette, a toujours été au courant des pratiques en cours dans ce sport." A la Once et chez Banesto, qui conditionnent leur participation à l'arrêt des descentes de police, Leblanc rétorque : "le Tour aura lieu". Les équipes espagnoles aboient, la caravane passe et la maréchaussée se fera discrète.

Une inscription "Virenque EPO" peinte sur le parcours du prologue du Tour de France, avant le départ du Tour de France, le 3 juillet 1999 au Puy-du-Fou (Vendée). (PASCAL PAVANI / AFP)

"Nous avons tous touché le fond", concédait déjà Jean-Claude Killy, patron de la société du Tour, lors de la présentation du parcours, à l'automne 1998, huit mois avant le départ. Mine grave, veste arborant un N stylisé pour dire "non au dopage", il sermonne ses ouailles, au beau milieu d'un cercle de lumière dans une ambiance tamisée et sobre qui tranche avec les fantaisies pyrotechniques des années précédentes. Ni une ni deux, cette édition 1999 est présentée comme le "Tour du renouveau". On continue sur les cadences infernales (trois étapes de moyenne montagne, quatre étapes de haute montagne et trois arrivées au sommet) mais on octroie un deuxième jour de repos aux coureurs, une première depuis quatre ans. 

Au départ, 83 bizuths se retrouvent sur la ligne au Puy-du-Fou, soit une grosse moitié du peloton. Parmi eux, Laurent Lefèvre, benjamin du peloton et maillot Festina sur le dos. "Ce n'était pas facile tous les jours", sourit-il, interrogé par franceinfo.

A l'entraînement, les automobilistes que je croisais mimaient une seringue.

Laurent Lefèvre

à franceinfo

Le jeunot est désigné pour lire au micro la charte de bonne conduite, sésame indispensable pour disputer le Tour pour peu qu'on ait un passeport français. "C'est bien de mettre un jeune en avant pour symboliser le renouveau", poursuit l'intéressé. 

"Monsieur Propre" n'est pas le bienvenu

Une bonne volonté... qui confine à la naïveté. Si les Français ont mis la pédale douce sur les injections, les étrangers, eux, ne se sont pas privés. "La quarantaine de Français qui prendra le départ ne pourra pas grand-chose devant les étrangers, confie à L'Humanité un Pascal Lino lui même pris seringue à la main par la maréchaussée quelques semaines avant le départ. Le Tour ne sera pas très équitable et on n'aura pas un vainqueur nickel chrome." Les amoureux du vélo de papa jouent l'autruche, comme Jacques Chancel : "Regardez le paysage au lieu de parler dopage". Mais il paraît évident que ce ne sont pas les Bleus qui vont en imposer aux cadors qui sont passés entre les gouttes, souligne Jean-Cyril Robin, sixième de l'édition 1998. "On ne peut pas envoyer des jeunes qui sont tendres, durant trois semaines, avec des vieux roublards. Si, en plus, ils se prennent une tôle physiquement, comment ils vont en ressortir ?"

Demandez à Christophe Bassons, grand espoir du cyclisme français à l'époque et vainqueur d'une étape du Critérium du Dauphiné libéré, l'épreuve qui sert de répétition générale aux leaders un mois avant la Grande Boucle. "J'étais présent au départ du Tour car c'était obligé que j'y sois, avance sans nuance celui qui est devenu... contrôleur antidopage. Parce que c'était bien d'avoir le 'Monsieur Propre' du cyclisme dans ses rangs. Et à cause de ma victoire d'étape au Dauphiné. [Durant cette course] je sais qu'Armstrong, qui figurait dans un groupe de poursuivants derrière moi, voulait absolument aller me chercher. Il paraît qu'un membre de son équipe l'en a dissuadé. Est-ce que c'est parce que ça faisait bien qu'un coureur qui revendiquait son refus du dopage gagne ? Le classement général était plus ou moins figé. Si on avait roulé sur moi, c'était uniquement pour me punir."

Le coureur de la Française des Jeux Christophe Bassons signe des autographes avant le départ de la 7e étape du Tour 1999, entre Avesnes-sur-Helpe et Thionville, le 10 juillet. (JOEL SAGET / AFP)

La punition tombe quelques semaines plus tard, pendant le Tour de France. Au sein du peloton, Bassons est traité en paria. Ses coéquipiers lui adressent à peine la parole, son directeur sportif ne digère pas qu'il fasse étalage de son refus du dopage dans une chronique dans Le Parisien. Et Lance Armstrong, nouveau roi du Tour, prend ombrage du minot qui crache dans la soupe.

Dans le monde cycliste, si le grand patron te déteste, tout le monde te déteste. Mes coéquipiers y compris, car à cause de leur maillot, ils se retrouvaient associés à ma démarche.

Christophe Bassons

à franceinfo

Le sauveur s'appelle Armstrong

Parlons-en du grand patron. L'homme qui a sauvé le Tour 1999 – du moins, c'est ce qu'on a pu croire un temps – s'appelle donc Lance Armstrong. Qu'il gagne le prologue et endosse le maillot jaune quelques jours en début de Tour, passe encore. Qu'il se présente en conférence de presse en oubliant la présence d'un hématome sur son bras, stigmate d'une injection récente, en dit long sur sa confiance en lui, raconte Juliet Macur dans son livre Cycle of Lies : The Fall of Lance Armstrong. Certains diront plutôt "arrogance".

Le grand Texan est connu pour ses qualités de rouleur. C'est le 13 juillet que ça se gâte. Première étape de montagne entre le Grand Bornand et Sestrières et démonstration de son équipe, l'US Postal, qui cadenasse la course, y compris avec des sprinteurs pas réputés pour tenir la cadence dans les cols. Ils envoient finalement sur orbite leur leader, qui lâche au train ses rivaux, pourtant des grimpeurs chevronnés. Et curieusement, il ne passe en danseuse qu'une fois la différence faite.

"On dirait que c'est vraiment facile", s'étonne le commentateur anglais. "C'est impressionnant ce qu'il vient de faire", s'enthousiasme Patrick Chêne sur France 2. "Quelle belle, belle page du Tour !" Sur le coup, il n'est pas le seul à le penser. "J'ai vu des gens applaudir en salle de presse, raconte à franceinfo l'entraîneur Antoine Vayer, qui suit à l'époque l'épreuve pour Le Monde. Le correspondant de l'AFP m'a demandé ce que j'en pensais. J'ai eu le mot 'morbide' qui m'est aussitôt venu à l'esprit." Ce n'est clairement pas l'avis des nombreux journalistes américains qui sont là pour vendre du rêve. USA Today va jusqu'à accuser les médias français d'être de mauvais perdants et de rabaisser systématiquement les prouesses du champion : "On peut comprendre qu'[Armstrong] en ait assez de leur mauvais travail, de leur jalousie, et de leur chauvinisme." Fermez le ban. 

La révolte n'aura pas lieu 

Le Tour de France 1999 n'est pas que la spectaculaire résurrection sportive d'un homme qui était deux ans plus tôt sur une table d'opération pour guérir un cancer. C'est aussi une opération de communication rondement menée par l'Américain. Pendant la course, l'agent du coureur, Bill Stapleton, vend à l'éditeur le plus offrant les futures mémoires de son poulain. Après le succès lors du prologue, les enchères grimpent à 300 000 dollars. Au soir de la démonstration de Sestrières, c'est 400 000, racontent Reed Albergotti et Vanessa O'Connell dans Itinéraire d'un salaud. Le documentaire télévisé initialement prévu sera annulé par l'équipe d'Armstrong, qui rêve de cinéma. Avec, pourquoi pas, son ami Matt Damon dans le rôle-titre.

La biographie d'Armstrong lui servira à régler quelques comptes. Notamment celui de Daniel Baal, le patron de la Fédération française de cyclisme (FFC). Ce dernier débarque sur la Grande Boucle au lendemain de la prise de pouvoir du Texan et vise publiquement le leader de l'US Postal : "Je souhaite qu'il arrive à démontrer qu'il est en jaune uniquement parce qu'il a travaillé""Je n'étais pas dupe et je l'ai fait savoir", reconnaît Daniel Baal, joint par franceinfo. "Prouvez-le", lui rétorque alors le coureur américain, bravache. Il brandit un argument de poids : sur la balance, il a perdu 11 kg par rapport à sa première carrière, avant son cancer. "Je suis de la famille des purs grimpeurs, je suis aussi maigre qu'eux".

Il se sait surtout couvert par le président de l'UCI, Hein Verbruggen, qui ira jusqu'à autoriser une ordonnance antidatée pour couvrir un contrôle positif aux corticoïdes. Le scandale aurait dû éclater, il est resté scellé dans une cocotte-minute qui explosera six ans plus tard.

Le coureur américain Lance Armstrong remporte dans la brume la 8e étape du Tour de France entre le Grand Bornand et Sestrières (en Italie), le 13 juillet 1999. (TOM ABLE-GREEN / GETTY IMAGES EUROPE)

La démonstration d'Armstrong a failli provoquer la révolte des coureurs français, largués au général et bredouilles dans la course à la victoire d'étape(s), une première depuis 1926. "Le soir, à l'hôtel, j'avais revu à la télévision les derniers kilomètres de l'ascension d'Armstrong. C'était écœurant !", se remémore Jean-Cyril Robin, coéquipier de Bassons à la Française des Jeux, lui qui s'était distingué en 1998 par une sortie sur le "cyclisme à deux vitesses" entre les dopés et les autres. "J'ai cru qu'il allait me rejoindre, se souvient Christophe Bassons, le paria du peloton. Mais rien ne s'est passé. Il avait compris qu'il fallait se taire pour sa carrière." Robin n'a pas la même lecture des faits, vingt ans après : "Je n'ai pas souvenir d'avoir été révolté ou d'avoir voulu en parler à la Terre entière."

Chronique du dopage ordinaire

Quid de Laurent Lefèvre, le bizuth en liquette Festina ? Révolté, lui aussi ? Résigné plutôt. Après avoir rallié Maubeuge, sa ville natale, dans le peloton de la Grande Boucle – "un rêve d'enfant" – il saisit sa chance lors de l'étape de transition entre Bourg-d'Oisans et Saint-Etienne, le 15 juillet. Fatiguée par les deux journées de haute montagne qui ont précédé cette 11e étape, l'US Postal accorde un bon de sortie à ceux désireux de se faire la belle. "J'ai eu la chair de poule tout le long de l'échappée", souffle le Nordiste. Mais dans l'emballage final, le jeunot ne peut pas grand-chose face aux vieux briscards du peloton. "Parmi les mecs qui m'ont battu, il n'y avait que du beau monde", rit-il jaune.

Jugez plutôt : Vainqueur, Ludo Dierckxsens, exfiltré du Tour quelques jours plus tard par son équipe pour une histoire de corticoïdes. Deuxième, Dimitri Konyshev, alors membre de la sulfureuse Mercatone Uno, qui a nié avoir vu le moindre dopage en URSS à la grande époque. Troisième, Alexandre Vinokourov, contrôlé positif en 2007 et dont la fiche sur le site cyclisme-dopage.com est longue comme le bras. Quatrième, Wladimir Belli, au taux d'hématocrite pas très net en cette année 1999. Cinquième, Rik Verbrugghe, qui sera inquiété par la justice deux ans plus tard.

"C'est un peu le même problème au niveau du classement général, où on retrouve les mêmes qu'en 1998 [dans le top 10, hors Armstrong, tous les coureurs ont participé à l'édition précédente]. Comment a-t-on pu croire qu'on pourrait reconstruire avec les mêmes acteurs ? Les coureurs, mais aussi les managers...", soupire Antoine Vayer. Plus politique, Daniel Baal n'attendait pas monts et merveilles de ce bien mal nommé "Tour du renouveau" :

Il était illusoire de penser qu'on pourrait tout régler en un an.

Daniel Baal

à franceinfo

La suite lui donnera raison.

"Christophe qui ?"

Le 16 juillet, rebelote. Nouvelle étape de transition entre Saint-Galmier et Saint-Flour. Après deux semaines constamment sur la défensive, Christophe Bassons décide de passer à l'attaque. Peu importe que le boss du peloton ait décrété qu'on roulerait au petit trot. Dès le départ de l'étape, Bassons place une attaque. L'US Postal va le chercher. Le Tarnais ne se décourage pas. Au bout d'un moment, Armstrong fait chercher l'impudent. Et lui lâche un fameux "fuck you" immortalisé en mondovision. "Je voulais peut-être trop faire comme Don Quichotte, me sacrifier pour l'intérêt général", raconte Bassons. "Sur le bord des routes, les gens me soutenaient. Jamais je n'ai entendu un 'Bassons casse-toi' ou un 'Bassons, tu fais du mal au cyclisme'." 

  (TIM DE WAELE / VELO)

"Don Quichotte" ne prend pas le départ le lendemain, et quitte sans tambour ni trompette le grand barnum de la Grande Boucle. Son Tour est terminé, et c'est un soulagement. "Je pleurais tous les soirs", avance, pudique, Bassons. Celui qui rêvait la nuit de prendre du plaisir sur le parcours, mais sans le peloton, est parti pour une dépression qui lui gâchera ses nuits pendant six mois.

Paniqué à l'idée de voir éclater un nouveau scandale, Jean-Marie Leblanc appelle dans Le Parisien les médias à ne pas faire de Bassons "un martyr" après ce "coup médiatique". Le terme paraît pourtant approprié. Mais le peloton joue la carte de la lâcheté – Stéphane Heulot, son leader, dans Libération "Il est parti sans dire au revoir" – ou de l'indifférence – Ivan Gotti, de chez Polti : "Christophe qui ?"

Armstrong, nanti d'une avance conséquente de sept minutes sur son dauphin au classement général, gère son effort pour conserver son maillot jaune sans forcer. A l'arrivée sur les Champs-Elysées, le 25 juillet, le Texan, qui sort d'un régime drastique, se rue sur un cornet de glace.

L'accueil aussi est assez frisquet. Selon un sondage pour Ouest France, 49% des personnes interrogées considèrent que la promesse de renouveau n'a pas été tenue. Marie-George Buffet, l'unique politique à s'être rendue sur le Tour pour aider à sauver ce fleuron du patrimoine national, se fend d'une formule sybilline : "Ceux qui disent que rien n'a changé ont tort. Ceux qui disent que tout a changé ont tort aussi." L'année suivante, Lionel Jospin et les principales têtes d'affiche de son gouvernement se presseront dans la voiture rouge du directeur de course. Comme si la période de quarantaine était passée.

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