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Cyclisme : Raymond Poulidor et Jacques Anquetil, l'histoire d'une rivalité transformée en amitié improbable

Il a fallu attendre la retraite de Jacques Anquetil, quintuple vainqueur du Tour, pour que les deux hommes, jusqu'alors adversaires, débutent une belle histoire d'amitié.

Article rédigé par Pierre Godon
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8min
Jacques Anquetil et Raymond Poulidor au coude-à-coude sur les routes du Puy de Dôme, le 13 juillet 1964, sur le Tour de France. (PICTURE ALLIANCE / PICTURE ALLIANCE)

"Ecoute, mon cher Raymond, tu vas encore finir deuxième." Même à l'article de la mort, alors qu'on lui a enlevé la majeure partie de l'estomac après un cancer, le Normand Jacques Anquetil a encore, selon la légende, la force de chambrer son vieux copain creusois Raymond Poulidor, ce jour de novembre 1987. Quelques jours plus tôt, les deux hommes se sont retrouvés autour d'une table, avec au menu, des tripes. Le champion normand a beau cultiver une image d'ascète austère, c'est en fait un amoureux de la bonne chère.

Et alors qu'il se sait malade, il ne résiste pas à un bon gueuleton avec l'ami Raymond et un coéquipier. Une gourmandise qu'il regrettera au moment de la digestion : "Raymond, tu m’as vraiment fait souffrir dans le Puy de Dôme [lieu de leur affrontement homérique, épaule contre épaule, en 1964]. Mais je peux te dire qu’en ce moment, j’escalade un Puy de Dôme toutes les heures." Raymond Poulidor a fini par passer l'arme à gauche, mercredi 13 novembre 2019, trente-six ans après. Récit d'une amitié improbable.

Une alliance impossible

Dans les années 1960, la France se divise entre les poulidoristes, les plus nombreux, et les fans de Jacques Anquetil. Au bord des routes de l'Hexagone, courant juillet, le ton monte. Le lot d'Anquetil, de la part du public, ce sont les insultes, les crachats, les bras d'honneur, mais il décroche le bouquet après la ligne d'arrivée. Pour Poulidor, ce sont les vivats avant la malchance, la crevaison bête, la chute idiote, la fringale, et une réputation d'éternel deuxième. Dans la bouche des deux hommes, de la rivalité, mais pas seulement, une forme de respect mâtiné de méfiance. Les supporters des deux camps prennent beaucoup moins de gants. Alors que la rumeur bruisse d'une attaque de poulidoristes avec des clous sur la dernière étape du Tour de 1964, Anquetil est entouré d'une escorte "digne d'un leader palestinien", décrit L'Express

Raymond Poulidor (à droite) embrasse Jacques Anquetil sur le podium du Tour de France 1964, au Parc des Princes, à Paris. (KEYSTONE-FRANCE / GAMMA-KEYSTONE)

L'année d'après, Raphaël Géminiani, ancien coureur devenu le directeur sportif le plus rusé du peloton, essaie d'attirer Poulidor chez Ford... dans l'équipe d'Anquetil. Forcément, les négociations ont des faux airs de sommet de l'ONU. Le "Grand Fusil" raconte dans le livre Mon Poulidor, de Jean-Claude Lamy, avoir lancé au Creusois : "Raymond, j'ai discuté avec Jacques Anquetil, j'en ai parlé avec la maison Ford, figure-toi qu'on est tous d'accord, on voudrait te proposer une alliance avec Jacques. Vous êtes rivaux sur la route, une forte animosité vous sépare, mais on sait que vous vous estimez beaucoup en tant qu'hommes." Les tractations se poursuivent au buffet de la gare de Moulins avec le manager de "Poupou", Roger Piel : "Comme tous les favoris auront les yeux braqués sur Anquetil et le surveilleront de près, Raymond sera démarqué."

L'offre est alléchante. Mais Poulidor se retrouve pris entre deux feux quand le patron de l'équipe Mercier menace de dissoudre l'équipe s'il part chez l'ennemi. Anquetil avouera des années plus tard : "Il est certain que si nous avions pactisé, Raymond aurait pu gagner un Tour de France, et précisément celui de 1966." Et bien entendu, sur cette édition de la Grande Boucle, ce ne sont ni Poulidor ni Anquetil qui l'emportent. Pire, "Maître Jacques", qui sait que ses meilleures années sont derrière lui, débarque sur le Tour en affichant l'objectif de faire perdre son éternel rival. Une fois sa mission accomplie, il prend le soin de se recoiffer avant d'abandonner sous l'objectif des photographes. Sa carrière est finie. 

Raymond la "pokerface"

Jacques Anquetil (à gauche) rend visite à Raymond Poulidor dans sa chambre d'hôpital à Saint-Gaudens (Haute-Garonne) après sa chute le 15 juillet 1973 sur le Tour de France. (AFP)

Comment les deux rivaux se sont-ils rapprochés ? Selon la légende, tout est parti de l'admiration sans bornes que Sophie Anquetil, 4 ans, portait à... Raymond Poulidor. Lequel raconte dans son livre, Poulidor par Raymond Poulidor (éditions Mareuil), avoir découvert son grand rival, Jacques Anquetil, frapper à sa chambre d'hôtel au soir d'une étape du Tour 1974. Pas pour discuter du bon vieux temps, mais pour quémander un souvenir. C'est peu de dire que ça coûtait au Normand de se trouver là : "Raymond, tu m'emmerdes encore. Elle veut une casquette [dédicacée par "Poupou"] pour faire comme les enfants du village, lâche, doux-amer, Anquetil en parlant de sa fille. Elle a su dire 'Poupou' avant de dire 'Papa'." Anquetil a aussi eu du mal à avaler que Poulidor touche davantage d'argent que lui sur les critériums, la popularité se monnayant plus cher que le palmarès.

Devenu consultant pour la radio et la télé, intégré au staff de l'équipe de France, Anquetil se rapproche d'un Poulidor qui, lui, raccrochera son vélo plus de dix ans après, en 1977, à l'âge canonique (pour un coureur) de 40 ans et 3 mois. "C'est bête la vie, Raymond et moi, nous avons perdu quinze ans d'amitié." En 1974, quand Poulidor échoue à la deuxième place des championnats du monde à Montréal (Canada), Anquetil le prend dans ses bras, en le remerciant de l'avoir tant fait vibrer. Dans l'avion du retour s'engage une furieuse partie de poker entre les deux champions, à laquelle s'est joint le Belge Eddy Merckx. "J'ai réussi à piquer 5 000 balles à Anquetil et à Merckx, fanfaronne Poulidor dans le terminal de l'aéroport d'Orly devant une meute de journalistes. C'est la plus belle victoire de ma carrière." 

Jacques Anquetil (à gauche) et Raymond Poulidor en pleine partie de cartes lors du lancement d'Antenne 2, le 6 janvier 1975. (JACQUES PAVLOVSKY / SYGMA)

La légende veut que jamais le Normand n'ait battu le Creusois aux cartes. "Anquetil avait un tic de la bouche quand il avait du jeu, sourit "Poupou' dans L'Equipe. Il y a eu une partie mémorable à Caracas avec Merckx qui était alors en embrouille avec l'équipe de Belgique. Je l'ai plumé lui et Anquetil, ils étaient fous." 

"Maître Jacques" et le "Grand Charles"

Les deux hommes, désormais inséparables, inaugurent la première édition de "Stade 2" en disputant un concours d'endurance sur des vélos d'appartement. C'est encore devant les caméras qu'Anquetil offre un de ses maillots jaunes à son éternel rival, qui ne l'a jamais porté.

Il prend la pose au milieu du couple Anquetil, et lâche, malicieux, en commentant le résultat : "Je trouve que la couleur ne me va pas très bien au teint." "A la fin, on était devenus très amis. C'était mon supporter n°1", commente Poulidor dans la biographie d'Anquetil Sex, Lies and Handlebar Tape: The Remarkable Life of Jacques Anquetil de Paul Howard. Intéressé, Maître Jacques ? En 1975, il prend fait et cause pour Poulidor... pour empêcher Merckx de battre son record de cinq succès sur le Tour. C'est un autre Français, Bernard Thévenet, qui se chargera de cette tâche. 

Les deux hommes partageront une fois les mêmes couleurs, celles du fabricant de cycles France-Loire, filiale de Manufrance. Après la retraite de "Poupou", ils sillonneront durant quelques mois les routes du pays pour écouler des vélos à leurs noms. Les parties de poker se prolongeront au-delà de cette courte collaboration. C'est Janine, madame Anquetil, qui lancera un jour à un journaliste de Vélo Magazine qui attend son mari, qui lui a donné rendez-vous dans leur manoir normand : "S'il n'est pas encore rentré, alors c'est que Poulidor a gagné le château !" Poulidor se contentera de sa belle maison de Saint-Léonard-de-Noblat, en Haute-Vienne, bâtie avec ses gains dans les années 1970. Et fera cet aveu surprenant au journaliste Jacques Augendre, Bible du cyclisme, au début du XXIe siècle : "Les deux hommes que j’admire le plus ? Le général de Gaulle et Jacques Anquetil. Si je n’avais pas été coureur, j’aurais été anquetiliste."

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