Cyclisme : les sprinteurs sont-ils destinés à être relégués au second plan ?
"Certains gueulent parce qu'il y a 260 kilomètres à se taper sous la pluie, mais nous on n'a rien dit quand on avait le Stelvio à monter (...). On ne nous a pas enlevé des cols alors qu'on était dans le dur, 50 minutes derrière les premiers". Face à la contestation des coureurs qui avaient obtenu le raccourcissement de la 19e étape du Giro 2020, le sprinteur français Arnaud Démare avait fait part de son incompréhension dans L’Équipe, en octobre dernier.
"On favorise toujours les grimpeurs", avait-il alors lâché entre deux phrases, dans un constat fataliste. Les sprinteurs seraient ainsi moins considérés que leurs homologues grimpeurs, habitués à s'écharper pour le gain des classements généraux.
Interrogés sur cette impression que les sprinteurs passent aujourd’hui au second plan, l’Italien Elia Viviani (Cofidis) et le Français Hugo Hofstetter (Israël Start-up Nation) confient ressentir une nouvelle hiérarchie dans le peloton. Les deux seront d'ailleurs au départ de Milan-San Remo, samedi 20 mars, le seul des cinq monuments où les purs sprinteurs font partie des favoris sur la ligne de départ.
Mais les quatre dernières éditions de la course ont toutes été remportées par un coureur parti dans la dernière ascension. "Maintenant il y a toujours deux ou trois coureurs devant qui font la différence dans le Poggio (la dernière difficulté) et le sprint massif n’a d’utilité que pour les places d'honneur", constate Elia Viviani.
Sentiment de déclassement
Quand ils ne sont pas chassés des projecteurs par la concurrence là où ils sont attendus, les sprinteurs doivent composer avec des tracés de plus en plus difficiles. "J’ai vu l’évolution depuis que j’ai commencé ma carrière en 2016. Tout le monde trouvait que les courses finissaient beaucoup au sprint. Depuis, beaucoup d’organisateurs ont durci les parcours. Ils ont rajouté des secteurs pavés sur le Grand Prix de Denain. Pareil, le Samyn est devenu une course difficile", développe Hugo Hofstetter.
Dans la même catégorie s'ajoute Paris-Tours, qui s’est paré de chemins de vigne en 2018 après avoir été la chasse gardée des sprinteurs. Paris-Nice a depuis quelques années ajouté une belle louche de dénivelé positif. Quant au Tour de France, plus haut symbole du cyclisme international, sa dernière édition n’a vu aucun sprint massif entre la 11e et la 21e étapes, soit neuf jours de course consécutifs de disette pour les sprinteurs.
"Il y a beaucoup plus de courses télévisées qu'il y a 20 ans et qui dit télé, dit plus de sport spectacle", explique Thomas Voeckler, ex-champion cycliste et désormais consultant pour France Télévisions. Ces diffusions plus nombreuses, mais aussi entamées plus tôt les jours de course, ont offert un terrain d’exposition plus important aux organisateurs, en concurrence permanente pour attirer le gratin du peloton.
"Certaines fois on a envie de leur mener la vie un peu plus dure parce qu’un parcours tout plat pousse souvent les équipes à s'organiser pour qu'il n'y ait pas de course"
Quatrième dans l’emballage final à Sisteron en septembre dernier, Hugo Hofstetter reconnaît que "sur le Tour de France, une étape de montagne fera beaucoup plus d'audience qu'une étape de sprint". En 2020, à l'exception de l'arrivée sur les Champs-Elysées qui bouclait la course, chacune des six autres batailles entre sprinteurs avait atteint, sur France 2, une audience inférieure à la moyenne journalière de ce Tour de France (2.9 millions de téléspectateurs). "On a conscience que [ce genre d’étape] peut être ennuyant avant les cinq derniers kilomètres, surtout si le tracé est complètement plat", avoue l’ex-champion d’Europe Elia Viviani.
Pour Thierry Gouvenou, directeur de course sur la Grande Boucle et dessinateur de son tracé pour ASO, la tendance qui verrait les sprinteurs être délaissés ces derniers temps n’est pas avérée. "Je n'ai pas les statistiques, mais énormément de courses se terminent de cette façon", décrit celui qui estime offrir entre sept et neuf possibles arrivées massives par édition. "Certaines fois on a envie de leur mener la vie un peu plus dure parce qu’un parcours tout plat pousse souvent les équipes à s'organiser pour qu'il n'y ait pas de course. Ça, c'est un vrai drame", admet cependant Thierry Gouvenou.
Le scénario des étapes 2 et 5 du dernier Paris-Nice, où personne n'a pris les devants pendant plus de 180 kilomètres sur un parcours plat, destiné à couronner un sprinteur, est du genre à refroidir diffuseurs et organisateurs. C'est en partie pour cela que le tracé des premières semaines du Tour sont progressivement devenus moins plats et qu'ASO a proposé des étapes de sprint un peu moins longues en 2021 en direction de Châteauroux et de Fougères, deux étapes d'environ 150km.
L'emprise du spectacle
"ll n'y a plus vraiment de pur sprinteur dans le peloton. Tout le monde doit être capable de tenir dans les ascensions et de survivre aux étapes difficiles. Certaines avec plus de 2000 mètres de dénivelé sont d'ailleurs considérées comme des étapes de sprint", note Elia Viviani. Des déclarations qui font écho au mécontentement de Tom Van Asbroeck quatre ans plus tôt, lorsque le Belge n'avait pas apprécié le tracé de la Vuelta 2017.
"On est devenus les dinosaures du peloton et on meurt parce qu'on n'a rien à se mettre sous la dent à cause de cette mode sur les courses à étapes. Nous, les sprinteurs, sommes obligés de nous améliorer sur les petites ascensions pour avoir une chance", avait-il déclaré dans les colonnes de Cycling Weekly. Hugo Hofstetter fait partie de ces sprinteurs qui ont dû s'adapter, dont le profil a évolué par la force des choses. "On est obligés de bien passer les bosses ne serait ce que pour finir les courses à étapes", insiste-t-il.
S'adapter ou disparaître, telle est la situation inconfortable dans laquelle certains sprinteurs estiment se trouver. Ces derniers ont besoin d'équipiers dévoués, d'un train, pour jouer des coudes dans le final des épreuves. Le sprinteur et son train peuvent devenir encombrants dans une composition d'équipe, surtout depuis que les effectifs ont été réduits de neufs à huit coureurs sur les grands tours, au moment où les étapes purement plates se font plus rares.
Arnaud Démare en a fait les frais lors des deux dernières éditions du Tour de France, où son équipe Groupama-FDJ a préféré construire une équipe entièrement consacrée à son grimpeur Thibaut Pinot. "Les équipes ont maintenant du mal à courir les deux lièvres en même temps, à savoir le classement général et le sprint. Cela a peut-être fait du tort aux sprinteurs", s'interroge Thierry Gouvenou.
Moins d'aura mais pas d'extinction
À l'heure actuelle, il n'y a plus de fusée qui écrase la concurrence. Après avoir survolé les débats lors de la dernière décennie, Mark Cavendish (30 victoires d'étapes sur le Tour) est en train d'écrire les dernières lignes de sa carrière, au même titre qu'André Greipel. Dans le même temps, les nouvelles coqueluches ont toutes des profils hybrides, de Tadej Pogacar (grimpeur-puncheur) à Remco Evenepoel (rouleur-grimpeur) en passant par Wout Van Aert (bon partout).
Le dernier pur sprinteur en éclosion est probablement l'infortuné Fabio Jakobsen (24 ans), convalescent depuis son terrible accident sur le dernier Tour de Pologne.
Toutefois, pour Thomas Voeckler, les têtes de gondole du sprint sont peut-être moins facilement identifiables mais elles ne sont pas en voie de disparition. "Avant ils n’étaient que trois ou quatre au dessus de la mêlée, maintenant on a une quinzaine de mecs capables de gagner un sprint au très haut niveau”, note le sélectionneur des Bleus. I
ls sont déjà six à avoir pris leur part du gâteau dans cet exercice cette saison : Sam Bennett (4 fois), Cees Bol, Wout Van Aert, Davide Ballerini, Caleb Ewan et Mathieu van der Poel. Entre l'UAE Tour, Paris-Nice, les Strade Bianche, le Het Nieuwsblad et Tirreno-Adriatico, 50% des premières courses World Tour en 2021 ont présenté un parcours assez plat pour récompenser un sprinteur (12/24). Si Elia Viviani demande "plus d'opportunités", Thomas Voeckler estime qu'il en reste encore beaucoup, même s'il ne nie pas la baisse du nombre de ces arrivées massives.
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Il en reste encore et il en restera. "On ne peut évidemment pas proposer 21 étapes dures et leur demander d’être à la bagarre tous les jours pendant trois semaines. On est obligé de proposer des étapes où l'on sait d'avance que ça va se terminer au sprint, mais on essaie de ne jamais enchaîner deux étapes avec un parcours similaire", explique Thierry Gouvenou.
"Les étapes plates qui s'achèvent par un sprint avec des échappés qui prennent quelques minutes en sachant pertinemment qu'ils vont se faire reprendre, ça fait aussi partie du vélo. Les coureurs en ont besoin. On ne peut pas leur demander des étapes de montagne tous les jours et d'être à 100%. Physiologiquement ça ne serait pas possible", le rejoint Thomas Voeckler, qui ne s'inquiète pas pour l'avenir des sprinteurs sutout en France. “Pour faire envie aux jeunes, il faut des locomotives et on a la chance d'avoir Arnaud Démare qui sort d'une saison extraordinaire, des Nacer Bouhanni ou encore des Bryan Coquard. Le sprint crée encore des vocations".
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