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Coronavirus : le développement du sport au féminin est-il en péril ?

À l’arrêt forcé depuis près de deux mois, les sportives de haut niveau prennent, à l’instar de leurs homologues masculins, leur mal en patience. Mais les inquiétudes quant à la reprise sont d’autant plus fortes que pour l’immense majorité d’entre elles, le modèle économique est particulièrement instable. Plusieurs disciplines sont d’ores et déjà impactées, et la liste menace de s’allonger au fil des semaines. Faut-il s’inquiéter du devenir du sport au féminin ?
Article rédigé par Clément Mariotti Pons
France Télévisions - Rédaction Sport
Publié
Temps de lecture : 16min
 

Jeudi dernier, la foire d'empoigne entre les présidents de Ligue 1 et la Ligue de football professionnel sur les conditions de clôture du championnat de France saison 2019-2020 a cristallisé l'attention. Un bon exemple du vampirisme de l'intérêt porté au sport masculin. Alors que l'an passé la Coupe du monde féminine avait pleinement participé au développement de la pratique sportive - bien au-delà du foot - pour des milliers de jeunes filles, celui-ci pourrait prendre du plomb dans l'aile avec la crise sanitaire. 

Comme plusieurs secteurs de l’économie particulièrement impactés aujourd’hui, le sport n’échappe pas à la règle. Au niveau amateur, les associations sportives sont très inquiètes et se préparent à perdre des licenciés. De quoi faire craindre le pire pour des sections féminines parfois tout juste créées. Et cela sans compter la réalité économique (voir plus bas) qui pourrait amener des sponsors et partenaires à faire le choix de se désengager, ou procéder à des arbitrages en fonction des sexes. Une hypothèse dangereuse, et parfois malheureusement déjà une réalité, qui menace de plonger le développement du sport au féminin dans une situation encore plus inégalitaire.

Cyclisme, handball, boxe… Les conséquences seront lourdes

Au haut niveau, la face émergée de l’iceberg, les choses ont commencé à se détériorer notamment dans le cyclisme. L’équipe suisse Bigla-Katusha a vu ses deux partenaires principaux geler ou refuser de verser la majorité de leurs paiements. Pour tenter de survivre, la formation a lancé une cagnotte en ligne. Et elle ne serait pas la seule à être particulièrement touchée, comme l’explique Juliette Labous, coureure de l’équipe Sunweb : “il y a beaucoup de grosses équipes pour lesquelles c’est compliqué. CCC-Liv, Mitchelton-Scott, Education-First… Si de telles équipes venaient à arrêter, avec toutes leurs filles qui sont super fortes (comme la triple championne du monde sur route Marianne Vos, NDLR), ce serait juste incroyable ! Ça veut aussi dire quelque chose sur la place du cyclisme féminin. Et ça fait peur.” 

Si elle s’avoue chanceuse, elle sait que le danger est bien plus large, comme le confesse également Audrey Cordon-Ragot, membre de l’équipe Trek-Segafredo : “Ce n’est pas un monde homogène au niveau féminin, avec des disparités de salaires, de traitement… C’est obligé qu’il y ait un développement à deux vitesses. Moi je suis du bon côté mais beaucoup souffrent et vont encore souffrir dans les mois à venir”. Les associations, qui organisent beaucoup de compétitions sur le territoire national, sont également en proie à des difficultés importantes. Autant d’éléments qui peuvent remettre en question la bonne dynamique impulsée depuis quelque temps...

“On parle du monde d’après, mais je ne pense pas que le sport d’après sera meilleur qu’avant. Il sera même possiblement plus discriminant à l’égard des femmes” (Béatrice Barbusse)

Pour un sport comme le handball, les problématiques sont autres. L’incertitude sur la réouverture des sports de salle est grande. “Quand on va ouvrir à nouveau les équipements sportifs, les gymnases, il va falloir des moyens pour les collectivités locales afin de garantir toutes les conditions sanitaires. Mais qui va filtrer ? Qui va en bénéficier en premier ?”, s’inquiète Béatrice Barbusse, maître de conférence en sociologie et secrétaire générale de la Fédération française de handball. Si la LFH (ligue féminine), qui n’avait plus de diffuseur l’été dernier après le retrait de BeIN Sports, était parvenue à trouver un accord avec la chaîne Sport en France, rien ne garantit que celui-ci sera toujours d’actualité en septembre. “On parle du monde d’après, mais je ne pense pas que le sport d’après sera meilleur qu’avant. Il sera même possiblement plus discriminant à l’égard des femmes”, prévient Béatrice Barbusse.

L’inquiétude est d’autant plus partagée dans un sport de combat comme la boxe. Difficile de faire rimer la pratique de la discipline au corps à corps avec respect des gestes barrière, aussi bien au niveau professionnel qu’amateur. Pour Sarah Ourahmoune, vice-championne olympique à Rio en 2016 et vice-présidente du Comité national et olympique sportif français (CNOSF), il est très difficile de se projeter. “On s’adapte, on peut faire de la prépa physique, des entraînements en ligne… mais dans la boxe on respire, on postillonne sur les gants, sur le sac… Il y a des échanges inévitables. Ce qui se joue aussi en ce moment, c’est la mort des petits clubs. Les équilibres sont très fragiles.”

“Si l'on voit moins de championnes, si leurs performances sont moins visibles, c’est tout un levier de motivation qui est en péril” (Sarah Ourahmoune)

Plusieurs femmes du réseau “Dirigeantes” lancé par le CNOSF - qui soutient notamment la féminisation des instances dirigeantes sportives - lui ont fait part de leurs doutes. Car au-delà de la boxe et en voyant à plus long-terme, c’est la pratique féminine qui risque d’en pâtir. “Si l'on voit moins les championnes, si leurs performances sont moins visibles, si on ne peut plus assister à des compétitions... C'est tout ce cercle vertueux, le rôle de modèle, le fait de pouvoir s'identifier à une championne, tout ce levier de motivation qui est péril”, détaille Sarah Ourahmoune.

Les sports collectifs féminins préservés ?

Du côté des sports collectifs, si les évolutions néfastes de la crise sanitaire sont surveillées de près, le message se veut plus optimiste. Le développement des sections féminines a, pour certaines disciplines, déjà été amorcé il y a quelques années. C’est en substance le message de la Fédération française de rugby qui entend poursuivre “sa vague vertueuse” : les femmes représentent 10,2% des effectifs au 31 mars 2020 (23 470 pratiquantes), un chiffre qui a doublé sur les sept dernières années, et la professionnalisation s’est elle aussi renforcée avec 26 joueuses sous contrats fédéraux en 2019. Le plan de relance de 35 millions d’euros en direction du rugby amateur mis en place par la FFR début avril devrait, dans un premier temps, rassurer un peu. "Pour le moment on est tous et toutes dans la même situation, je ne pense pas que l'impact soit conséquent et que cela creuse un écart", estime Émeline Gros, 3e ligne du XV de France.

Même motif d’espoir en ce qui concerne le basket. Yannick Souvré, directrice de la Ligue féminine de basket, insiste sur “l’implication forte des jeunes filles et des femmes dans l’engagement associatif”, “une assurance de la prise en compte de la spécificité du basket féminin”. Par ailleurs, la Fédération a annoncé débloquer un fonds de dotation de deux millions d’euros pour soutenir les structures touchées par la crise. 

Enfin pour le football, peu ou prou la même réponse : le fort engouement développé l’été dernier lors du Mondial n’est pas amené à disparaître. "On sait que l'économie du foot féminin est en construction. Est-elle fragile ? Moi je dirais plutôt agile, même s'il faudra être vigilant et on le sera", détaille Brigitte Henriques, vice-présidente de la FFF. Forte de ses 200 000 licenciées, la Fédération ne veut pas croire à des coupes spécifiques sur les sections féminines. "Ce serait un très mauvais signal, et je sais que la ministre des Sports est extrêmement vigilante par rapport à ça." Là aussi, un fonds de solidarité va être mis en place dans les prochains jours ainsi qu'au sein des Ligues et des districts.

 “Je ne pense pas que la crise aura un impact négatif sur l’image du football féminin”, explique Maryne Gignoux, joueuse du FC Fleury 91. “Après qu’on ait vaincu cette épidémie, son développement et celui de la D1 Arkema reprendra lui aussi.”

Un motif d'espoir... et plusieurs inquiétudes sur le plan économique

Si la précarité budgétaire du sport au féminin est indéniable, des signaux plus optimistes existent bel et bien. Pour Virgile Caillet, délégué général de l’Union sport et cycle, le secteur va souffrir mais certains risques économiques seront peut-être moindres et les arbitrages de sponsors et partenaires ne seront pas nécessairement en défaveur des femmes. “Certains annonceurs ont déjà fait le choix d’aller vers le local, le sport amateur, y compris pour le sport féminin. Pourquoi ? Parce que cette crise révèle aussi un besoin de proximité immédiate, les marques ont besoin d’être en relation avec leurs consommateurs. L’image de la pratique féminine a aussi changé, elle attire en termes d’image et, c’est une réalité, coûte moins cher. Sans compter que l’impact risque d’être moins difficile à amortir car les filles ne sont pas dépendantes, comme les hommes, des droits TV.”

Mais cette “image de marque” du sport au féminin suffira-t-elle à dissiper les doutes et répondre aux craintes économiques ? Rien n’est moins sûr pour Béatrice Barbusse. Aujourd’hui, les subventions publiques représentent environ 50% des recettes des clubs professionnels féminins, tous sports collectifs confondus. Un chiffre qui grimpe à 70-80% avec le sponsoring. “Nos sponsors et entreprises vont avoir d’autres priorités dans les semaines qui viennent”, explique-t-elle. Elles vont devoir faire des choix qui risquent d’être : soit on supprime, soit on diminue. C’est pareil pour les collectivités. Est-ce que les subventions des clubs féminins vont rester les mêmes ? Je ne sais pas.” Un spectre qui flotte aussi sur le monde amateur…

L’autre facteur qui inquiète tout particulièrement la secrétaire générale de la FFH, c’est la plus ou moins grande dépendance par rapport au sport pratiqué par des hommes. Elle prend l’exemple du handball : dans les années 90, avec la professionnalisation, beaucoup de clubs masculins ont décidé de fermer leur section féminine de haut niveau. “Pour construire un secteur pro chez les filles, il a fallu des clubs comme Metz, Brest, Nantes, qui sont indépendants d'un club masculin. Ils ont su créer leur propre modèle.” Une réalité que confirme Sarah Ourahmoune : “aujourd’hui on n'a plus le choix, on est presque obligés de réfléchir comme une entreprise.” 

Le combat persistant pour la visibilité

Reste l’épineuse question de la mise en avant du sport au féminin. Une problématique que connaît parfaitement Aurélie Bresson, fondatrice du magazine “Les Sportives” en 2016 et qui a lancé il y a quelques jours une campagne de financement participatif pour tenter de maintenir à flot son média. “Le fait que nous soyons en difficulté, c’est un peu à l’image de la fragilité de tout cet écosystème pour les femmes pratiquant le sport”, précise-t-elle. “Au-delà de notre cas personnel, on essaie d’interpeller à ce sujet autant que possible car ce qu’il se passe est gravissime. On est en train de faire un bond de 10 ans en arrière, avec l’impression qu’il y a tout à reconstruire. Dans les premiers tours de table, les premières décisions, le sport au féminin n’est absolument pas au coeur du sujet.”

“On est en train de faire un bond de 10 ans en arrière” (Aurélie Bresson)

Si la médiatisation est un combat persistant, Aurélie Bresson vante davantage la visibilité offerte par des enjeux sociétaux : tabou des règles dans le sport de haut niveau, comment devenir enceinte sans mettre en péril sa carrière… Un échantillon qui dépasse le seul cadre de la performance. “Car le moteur de la pratique sportive d’une femme, ce n’est pas la compétition. Très peu de femmes accèdent au très haut niveau.” Une réalité confirmée par Sarah Ourahmoune. Pendant le confinement, la vice-championne olympique réalise de nombreuses séances d’entraînement en ligne. Et elle a réussi à voir des aspects positifs, malgré tout, dans cette période d’isolement. “Je reçois des centaines de messages par jour, des femmes qui me disent qu’elles ne faisaient plus du tout de sport, qu’elles ont retrouvé le plaisir de bouger. Elles prennent conscience qu’il y a des effets positifs sur leur santé, sur leur moral. J’espère qu’elles viendront s’inscrire ensuite dans des clubs.”

  (REMI DECOSTER / HANS LUCAS)

Un combat collectif, et si c’était cela la clé ? Il y a quelques jours, des représentantes de The Cyclists' Alliance, le syndicat des coureures professionnelles dont fait partie Audrey Cordon-Ragot, écrivait à l’Union cycliste internationale pour exiger la divulgation d’un calendrier féminin. Car si l’UCI avait déjà communiqué celui de leurs homologues masculins, les filles étaient… ignorées. L’annonce de la création d’un Paris-Roubaix féminin le 25 octobre prochain sonne, dans ce contexte, comme une victoire.

“Je sens émerger une mobilisation collective qui n’existait pas avant” (Béatrice Barbusse)

À l’origine de la création de l’association française des coureures cyclistes (AFCC) - qui milite pour une reconnaissance du statut de professionnelle qui dépendait jusqu’alors du syndicat hommes - la Française de Trek-Segafredo veut aussi défendre le monde amateur sur le territoire national. “Ces filles, qui parfois se retrouvent sur les mêmes compétitions que nous, doivent elles aussi avoir un calendrier. Nous sommes là pour ça, pour pousser auprès des instances.”

De l’organisation groupée. De l’entraide. De la solidarité. Autant d’ingrédients indispensables dans une période aussi incertaine. Comme une lumière au bout du tunnel à laquelle veut bien croire, à moyen-terme, Béatrice Barbusse. “Depuis la publication du livre de Sarah Abitbol ("Un si long silence", NDLR), la question s'est libérée sur les violences faites aux femmes et aux enfants. C’est également le cas dans des rédactions de sport. Sur les réseaux sociaux, tout le monde prend le relais, les soutiens se multiplient. Ma source d'optimisme est là. Je sens émerger une mobilisation collective qui n'existait pas avant, hommes et femmes confondus.”

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