Comment le tir de Tayla Harris l'a transformée en icône féministe mondiale
Il arrive que l’Histoire se saisisse de gestes de sportifs pour les rendre éternels. Le genou à terre de Colin Kaepernick en 2016 en signe de solidarité avec les Afro-américains tués par des policiers blancs restera dans les mémoires. Tout comme le poing levé et ganté de Tommie Smith et de John Carlos, médaillés d'or et de bronze aux JO de Mexico, pour protester contre la ségrégation raciale alors en cours aux Etats-Unis. Quand, le 19 mars dernier Taylor Harris, une joueuse de football australien, a frappé un tir certes excellent face aux Western Bulldogs lors d’une rencontre du championnat national, personne n’imaginait qu’il rejoindrait le firmament des gestes inoubliables ; et, à la différence des premiers cités, pas même elle.
Tayla Harris avait prévu de faire un tir exceptionnel
Et pourtant. Une statue de bronze a été érigée le 12 septembre dernier en son honneur. Son tir, reproduit dans les moindres détails. Que s’est-il donc passé pour que ce geste soit statufié ? Pour qu’il devienne, vous le verrez, un symbole féministe planétaire ?
19 mars 2019. Nous sommes au début d’une journée traditionnelle de championnat australien. Le Carlton FC et les Western Bulldogs s’affrontent dans l’après-midi. Les deux équipes sont dans le ventre mou du classement. Le match ne charrie pas les foules, les principaux suiveurs ne le regardent que d’un œil distrait. Taylor Harris s’avance, et frappe. Un tir monstrueux, de plus de 60 mètres, qui ouvre le score pour Carlton. Sur le moment, on applaudit, on s’ébahit un peu. Mais personne n’imagine encore les répercussions de ce geste.
Au même instant, Michael Willson exulte. Photographe officiel de l’AFLW (la ligue féminine de football australien), il était venu couvrir cette rencontre comme toutes les autres de la saison. Lui seul avait venu venir ce geste, comme il nous l’explique. Quelques minutes avant le coup de sifflet inaugural, Tayla Harris, qu’il connaît bien, est venu le voir en lui glissant malicieusement « Ne rate pas mon premier tir. Il sera beau » Forcément, au moment où elle s’élance, il est aux aguets. La photo est sublime.
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Elle devient très vite virale ; mais moins pour sa qualité esthétique que pour l’entrejambe visible de la footballeuse. « Quand Channel 7 a repris la photo sur son compte, tout s’est accéléré. Je n’en revenais pas »
Sur twitter et Facebook, les commentaires haineux se déversent.
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La twittosphère s’indigne. De nombreux sportifs d’envergure nationale et internationale dénoncent la flopée de commentaires qui s’est déversée sur le compte de Harris.
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Au vu de l’ampleur de la polémique, les réactions politiques ne tardent pas. La ministre des Femmes australienne, Kelly O’Dwyer, se dit « dégoûtée » par les commentaires. Le Premier ministre australien, Scott Morrison, qualifie de son côté les auteurs de ces messages de « lâches ».
Face au tollé, l’AFLW commet alors une terrible erreur de communication. Elle supprime la photo. L’impression est alors celle d’une faute non assumée. D’un dérapage. Pourquoi supprimer la photo plutôt que les commentaires insultants ? Cette fois, ce sont les internautes affligés par les critiques, qui s’en prennent à l’institution. Soit elle assume, soit elle ne vaut pas mieux que les trolls dont elle veut se débarrasser, entend-on.
Quelques heures plus tard, la photo réapparaît, avec un message d’excuse : «Nous sommes désolés. Supprimer la photo était un mauvais message. De nombreux commentaires postés à la suite de notre tweet étaient répréhensibles, et nous ferons tout notre possible à l’avenir pour interdire les trolls de nos pages »
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Mais le mal est fait. L’image de la Fédération en a pris un sérieux coup. Peut-être pour se rattraper, le président propose un projet qui paraît alors un peu fou. Construire une statue de bronze représentant ce fameux tir de Kayla Harris.Huit mois plus tard, la promesse est tenue.
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Kayla Harris elle-même est venue inaugurer sa statue devant des centaines de personnes. Entretemps, la footballeuse a sillonné les plateaux TV et fait la couverture de magazines de société. Elle qui n’était qu’une footballeuse parmi d’autres est devenue, du jour au lendemain, et bien malgré elle, une icône de la cause des femmes dans le sport.
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Aujourd’hui, le photographe Michael Willson gonfle le torse quand on lui parle de sa photo : « Bien sûr que j’en suis fier ». Et le torrent de haine provoqué ? « L’important c’est ce qui a suivi. Aujourd’hui, on sent que les gens de le football australien, et même dans le sport australien en général, se sentent plus responsables de leurs propos. Ils réfléchissent à deux fois avant de dire les choses. Et les institutions réagissent : la Ligue de football australien a suspendu l’un de ses membres pour des propos sexistes quelques semaines après tout ce scandale »
Dans une tribune publiée par le Guardian, Kayey Symons, une spécialiste britannique de l’impact social du sport, a expliqué en quoi cette statue dépassait largement l’histoire de Kayla Harris : « Le but de cette statue n’est pas de parler de Taylor Harris, pas plus qu’elle n’est érigée pour sa personne. Cette statue est pour toutes les femmes de la communauté sportive. Elle est pour tous ceux qui, dans la nuit où la puissante photo de Harris a été publiée, trollée et effacée, ont vu les commentaires horripilants qui lui ont été adressés pour avoir simplement fait son travail de footballeuse (…) Elle est pour celles qui ont subi ce comportement intolérable bien avant les évènements du 19 mars et qui ont été contraintes de se sentir inférieures simplement pour être fans de sport féminin. »
Il arrive que l’Histoire rende éternels certains gestes de sportifs. Kayla Harris l’a peut-être compris, le 11 septembre dernier, en découvrant ses traits de bronze sur la place de la Fédération australienne.
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