Formule 1 : la féminisation, un processus enclenché le pied sur le frein
Elles sont deux femmes sur 772 pilotes dans l'histoire. Depuis le premier Grand Prix de Formule 1 en 1950, seules les Italiennes Maria Teresa de Filippis et Lella Lombardi ont pris le départ d'une course au championnat du monde. Un chiffre frappant pour l'une des rares disciplines sportives réunissant femmes et hommes. "Comme on ne voit aucune femme dans le milieu de la Formule 1, beaucoup de gens ignorent même que c'est une discipline mixte", note Marion Philippe, historienne du sport.
En 2023, aucune femme n'est titulaire dans un baquet et seule la Britannique Jamie Chadwick est pilote de réserve. Elle est la plus proche d'intégrer le paddock, qui fait étape dimanche 19 mars, en Arabie saoudite. Comment expliquer l'absence des femmes au plus haut niveau ? Si ces dernières années, la Fédération internationale de l'automobile (FIA) et la Formule 1, conscientes de cette inégalité, ont tenté d'innover avec plusieurs projets, le mouvement vers la féminisation de la F1 n'en est qu'à ses balbutiements.
Des projets non-mixtes qui peinent à convaincre
En 2019, il y a bien eu la mise en place des W Series, premier championnat 100% féminin pour augmenter la visibilité des pilotes femmes, mais sa tenue a vite été critiquée. Quel intérêt de créer une catégorie genrée dans une discipline mixte ? "Je veux courir contre les meilleurs dans notre sport. Faites la comparaison avec le monde des affaires : faut-il écarter les femmes managers des conseils d'administration ? Non. Fausse route", avait notamment réagi sur son compte Twitter l'Allemande Sophia Flörsch, aujourd'hui pilote de Formule 3 pour Alpine. Faute de financements, la saison 2022 des W Series n'a d'ailleurs pas pu aller à son terme.
"Le sport automobile, c’est une pyramide : pour se retrouver en Formule 1, il faut passer par la F4, la F3 puis la F2, rappelle Cyril Abiteboul, ex-patron de l'écurie Renault, consultant pour franceinfo: sport. Il faut que la base de la pyramide soit suffisamment large pour que des talents accèdent aux plus hautes catégories. Mais élargir cette base aux femmes, c’est ce qui a manqué jusqu'ici".
Raison pour laquelle la F1 Academy - une compétition réservée aux jeunes femmes pilotes intégrée à la pyramide menant à la F1 - verra le jour en avril prochain. "Ma seule crainte, c’est que ce soit une étape qui arrive un peu trop tard, ajoute le Français. C’est une belle initiative, qui peut amener une femme ou deux au niveau supérieur, mais tant qu’on n'aura pas fait ce travail dès les premiers niveaux, c’est-à-dire en karting, on aura toujours cette problématique au niveau supérieur".
La difficulté d'exister dans un milieu très masculin
Pour cela, encore faut-il faire disparaître, dans ce milieu masculin, les prises de position sexistes et misogynes... "Elles sont jolies et les caméras continueront de faire des gros plans sur elles", déclarait par exemple le président de l'Automobile Club de la principauté, Michel Boeri dans les colonnes de Monaco-matin en 2018, au moment où la présence des "grid girls" – mannequins triées sur le volet pour animer le protocole lors des Grands Prix – était remise en cause.
"Si on veut que la Formule 1 se féminise, il faut que les femmes arrivent à des positions de dirigeantes, à des postes de manager d’une écurie ou de chef ingénieur."
Cyril Abiteboul, ex-Team Principal chez Renault et consultant France Télévisionsà franceinfo: sport
Les candidates vers le haut niveau en monoplace sont peu nombreuses, et pour les rares aspirantes, la route est semée d'embuches. "Être la seule femme en compétition, c'est loin d'être simple, fustige Angélina Favario, pilote dans le championnat de France de Formule 4 en 2021. J'ai subi pas mal de sexisme. Les autres pilotes restaient entre eux et ne m'adressaient pas la parole. J'ai même entendu des parents qui reprochaient à leur fils d'être derrière une fille, comme si c'était la honte ultime. Sans parler des comportements pas toujours dignes de certains entraîneurs..." La pilote savoyarde s'est désormais tournée vers le GT pour des questions de budget. Un bâton de plus dans les roues de ces jeunes filles alors qu'une saison en F4 coûte, quelque soit le sexe, entre 120 000 et 200 000 €.
Des doutes sur le physique qui persistent à tort
Dans la continuité de ce machisme latent, une autre croyance demeure un obstacle à l'arrivée des femmes en F1 : les différences physiologiques entre les deus sexes. En 2016, l'ancien patron de la FIA, Bernie Ecclestone, estimait qu'une femme "n'aurait pas les capacités physiques pour conduire rapidement une Formule 1", qu'elle "ne serait pas prise au sérieux" en raison d'un manque de masse musculaire.
Une thèse qui ne tient pas selon Christine Lespiaucq, médecin au sein de la Fédération française du sport automobile (FFSA) : "Physiquement et médicalement parlant, il n'y a aucune raison que les femmes n'y arrivent pas en Formule 1. Ce sont des hommes qui avancent cela, mais rien n'a jamais été prouvé puisqu'on n'a pas souvent eu l'occasion de tester des femmes en Formule 1, explique-t-elle. Le physique ça se travaille. Des femmes pilotent bien des avions de chasse avec des G [forces de gravité] à endurer encore supérieurs à la F1".
Reste qu'il faudrait quelques adaptations au niveau du matériel pour que les femmes puissent s'installer dans leur monoplace. En marge de sa dernière victoire à Silverstone, Jamie Chadwick, triple vainqueure des W Series, avait interrogé, mi-2022, sur la possibilité de créer des volants plus fins pour les mains des femmes, de s'assurer que leur taille leur permettrait de toucher les pédales et que les bases des cockpits correspondent à la largeur de leur hanche. "C'est essentiel, il faut adapter le matériel puisque le corps d'une femme est différent, abonde Christine Lespiaucq. Je ne vois pas pourquoi ce ne serait pas possible. Chez les hommes, les monoplaces dépendent de la morphologie de chaque pilote. Un Charles Leclerc ne pourrait pas s'installer au volant de la voiture d'Esteban Ocon."
La frilosité des sponsors
Reste donc la prise de décision des écuries. "Dans une période qui correspond à la seconde vague féministe, c'était évidemment une bonne promotion pour les écuries", note l'historienne Marion Philippe. A l'heure du "gender-washing", où des changements sociétaux s'opèrent selon des principes de discrimination positive, certaines équipes pourraient proposer un baquet à une femme pilote payant. Cela s'est fait régulièrement en F1, à l'image du Canadien Lance Stroll, pour qui son père milliardaire, Lawrence, a ouvert les portes de la Formule 1 en échange de juteux contrats de sponsoring, ou du Russe Nikita Mazepin, chez Haas en 2021 grâce à l'argent injecté par son père Dmitry Mazepin, à la tête de l'entreprise Uralkali.
"Certains parlent, à tort, d'une appétence au risque moindre, remarque Cyril Abiteboul. Ils se disent que les femmes sont plus attachées aux projets de vie et prendront donc moins de risques que les hommes". Or, qui dit moins de risques pris, dit moins de résultats donc moins de revenus. S'il se base sur des préceptes patriarcaux erronés, le calcul est vite fait par ces sponsors. "Il va falloir qu'une équipe ose", confirme Christine Lespiaucq.
Williams, qui a eu Claire Williams – la fille de Frank Williams, le fondateur de l'écurie – à sa tête entre 2013 et 2020, semble aujourd'hui la mieux placée pour se lancer. Jamie Chadwick y est membre de l'Academy, huit ans après Susie Wolff. Chez Alpine aussi, les prémices de la féminisation voient le jour, depuis l'été dernier, grâce au programme Rac(h)er.
Parrainé par Zinédine Zidane, il vise à guider des jeunes femmes vers la Formule 1. Outre Sophia Flörsch en F3 et la Britannique Abbi Pulling, qui doit représenter l'Alpine Academy en F1 Academy, six adolescentes ont été recrutées dans la catégorie karting. Reste à savoir quand ces championnes de demain auront l'opportunité d'être lâchées dans le grand bain.
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