Un an après #MeToo, "la parole des femmes est toujours mise en doute"
Spécialiste des questions de genre et de territoires, Chris Blache dresse un bilan mitigé de l'impact du mouvement sur la France. "Il y a encore des résistances sociétales énormes", affirme-t-elle à franceinfo.
Une révolution s'est-elle enclenchée ? Un an après les révélations du New York Times sur le producteur américain Harvey Weinstein, des milliers de femmes, célèbres et anonymes, ont témoigné des violences qu'elles avaient subies. Derrière les hashtags #MeToo et #BalanceTonPorc, leur parole s'est libérée et le nombre de plaintes pour violences sexuelles a augmenté.
Quelques semaines après les débuts du mouvement, nous avions interrogé Chris Blache, consultante en socio-ethnographie et cofondatrice de l'association Genre et ville, qui se demandait si le "soufflé" n'allait pas "retomber". Un an plus tard, elle se félicite que les femmes s'expriment davantage, mais déplore le "système de domination masculine très fort et particulièrement verrouillé" en France.
Franceinfo : Un an après le début de la vague #MeToo, peut-on parler d'une révolution pour les droits des femmes ?
Chris Blache : Ça dépend si l'on parle à l'échelle internationale ou nationale. A l'international, oui, il y a des choses qui ont émergé partout. En Inde, une actrice très célèbre comme Padma Lakshmi peut enfin s'exprimer et parler du viol qu'elle a subi.
En France, le mouvement a eu un impact très fort mais il y a encore des résistances sociétales énormes. Dès qu'on parle des hommes, il y a des contre-feux qui se mettent immédiatement en place pour dire "attention à ce que vous dites, ça pourrait ternir leur image".
La parole des femmes est toujours mise en doute et la position des hommes est posée comme quelque chose à ne pas abîmer.
Chris Blacheà franceinfo
Dans les cas de Gérald Darmanin [accusé de viol, le ministre de l'Action et des Comptes publics a obtenu un non-lieu en août], Luc Besson [le réalisateur est visé par une plainte pour viols déposée par une comédienne] ou Roman Polanski [plusieurs femmes accusent le cinéaste d'agressions sexuelles, pour des faits remontant aux années 1970], on voit qu'à chaque fois qu'une femme porte plainte, on se demande si c'est bien vrai, on cherche toujours à minimiser. Elles doivent se justifier, argumenter. On demande toujours : pourquoi n'ont-elles pas dit les choses avant ? On les soupçonne de vouloir se venger de quelque chose : il y a une mise en doute systématique de leur témoignage.
Avez-vous l'impression que certains pays sont plus en avance que nous ?
Dans les pays anglo-saxons, les réactions ont été assez immédiates : beaucoup d'hommes sont tombés de leur piédestal rapidement ! Que ce soit Harvey Weinstein ou d'autres, ils ont immédiatement dégagé de l'espace public. En France, c'est plus compliqué. Dominique Strauss-Khan, par exemple, a certes été écarté de l'espace politique, mais il continue à œuvrer en tant qu'économiste et gagne des sommes faramineuses.
Heureusement, en France, les associations font un travail magnifique : le rassemblement de samedi à Paris [répondant à un appel lancé par la comédienne Muriel Robin, des milliers de femmes ont prévu de se réunir devant le palais de justice pour dénoncer les violences conjugales] montre qu'on est aussi capable de faire avancer les choses.
Des actrices comme Rose McGowan ou Alyssa Milano sont devenues l'incarnation du mouvement aux Etats-Unis. A-t-on des figures comparables en France ?
Non, pas vraiment. Aussi parce que, dès qu'on en voit une apparaître, comme l'actrice Asia Argento, elle est très vite disqualifiée. Et quand on voit la souffrance de la journaliste Nadia Daam [victime de menaces de mort sur les réseaux sociaux] et le degré de persécution qu'elle subit pour s'être exprimée contre le harcèlement, on se dit que ce n'est pas simple de devenir une figure de proue en France. Elle hésite même à répondre à des invitations tellement le climat est lourd.
La parole des femmes vous semble-t-elle tout de même plus libérée depuis un an ?
Oui, les choses ont bougé. Les associations qui accompagnent les victimes de violences sont submergées par les appels. La libération de la parole a bien lieu mais la légitimité de cette parole n'est pas toujours évidente. On le voit avec l'affaire Jacqueline Sauvage : cette femme reste un étendard de la cause féminine, mais on rappelle toujours qu'elle a quand même tué. Jacqueline Sauvage s'est pris dix ans d'emblée : le contexte de violence qu'elle subissait n'a pas été pris en compte.
Selon vous, le mouvement #MeToo a-t-il réussi à s'extraire des seuls cercles féministes pour toucher toutes les femmes ?
Je pense que les femmes en général s'en sont emparées, pas uniquement les féministes. On le voit avec le grand nombre de déclarations, d'appels ou de plaintes pour se faire aider. Cela a touché toutes les strates de la société, y compris des personnes qui ne sont pas politisées. Elles se taisaient jusqu'ici car elles avaient toutes les difficultés du monde à porter leur parole.
Les mouvements féministes étaient déjà sur ces questions-là. #MeToo les a re-légitimés car les questions féministes étaient jusqu'ici considérées comme secondaires. On a réussi à infuser auprès de milliers de femmes en détresse qui n'osaient pas parler, même si ça reste encore compliqué.
Une majorité de femmes continuent de perdre leur job quand elles osent témoigner, contrairement à leurs agresseurs.
Chris Blacheà franceinfo
Pour des raisons économiques, parce qu'elles gagnent souvent moins que lui, c'est toujours difficile pour les femmes de quitter leur conjoint violent. Il y a extrêmement peu de plaintes pour viols qui vont au bout et, quand c'est le cas, les peines ne sont pas très lourdes. Et on continue à leur demander pourquoi elles n'ont pas parlé avant... C'est pour toutes ces raisons-là ! Elles ne peuvent jamais avoir raison : le système de domination fait que c'est difficile pour elles de sortir gagnantes.
Avez-vous été surprise par l'ampleur de ce mouvement ?
Non parce qu'en tant que féministe, je connaissais l'étendue des dégâts. Ce qui est intéressant, c'est que ça tienne dans la durée. Ça, c'est positif et très rassurant. Il y a suffisamment de relais qui ont été posés et qui font que le soufflé ne retombe pas. Maintenant, le problème est que ce sujet continue de passer en arrière-plan. C'est toujours plus facile de faire condamner quelqu'un pour fraude fiscale que pour une agression sexuelle.
On a un système de domination masculine très fort et particulièrement verrouillé en France. On invoque toujours la "gauloiserie française" ou le "romantisme latin" pour masquer les agressions. On considère que c'est un jeu, que l'on ramène à la notion de séduction. On a encore du mal à sortir du "les femmes l'ont bien cherché". C'est très fortement inscrit dans notre culture. Certains pays latins sont plus en avance que nous.
Avez-vous l'impression que dans certains secteurs d'activité, il est plus difficile pour les femmes de témoigner ?
Complètement. Dans le cinéma, c'est flagrant. Je fais partie du collectif féministe La Barbe. On est intervenues en 2011 au Festival de Cannes. On a contacté des actrices en leur proposant d'intervenir avec nous sur les questions du harcèlement dans le milieu du cinéma. Mais très peu osaient s'impliquer. Depuis, Juliette Binoche et d'autres ont créé leur mouvement mais elles sont toujours peu nombreuses à s'exprimer sur le sujet. On fait comme s'il ne se passe rien.
On se réfugie derrière l'image soi-disant vertueuse du cinéma pour masquer les inégalités.
On entend toujours qu'on ne peut pas calculer la parité dans l'art. Que s'il n'y a pas assez de femmes réalisatrices, c'est parce qu'elles ne sont pas assez créatives.
Chris Blacheà franceinfo
Et puis dans les médias, le temps de parole donné aux femmes est toujours ridicule. Combien de lesbiennes sont invitées sur les plateaux télé pour parler de la PMA ? Aucune ou presque. Pourtant, il y en a des lesbiennes connues qui y ont eu recours, comme la journaliste Marie Labory ou l'ancienne joueuse de tennis Amélie Mauresmo. Mais elles ne sont jamais contactées. Par contre, combien voit-on de représentants de l'Eglise et des lois conservatrices ? Et combien d'hommes en général sur les plateaux télé qui s'expriment sur cette question ? Il y a toujours le souci de faire de la polémique pour faire des audiences mais la vraie parole n'est pas là. Il faut qu'on progresse là-dessus pour faire entendre les personnes vraiment concernées.
Avez-vous été surprise par la tribune publiée en janvier pour défendre la "liberté d'importuner", et de manière générale par les réticences de certaines femmes à s'inclure dans le mouvement ?
La tribune ne m'a pas surprise. Mais il faut préciser que quelques-unes, comme Catherine Deneuve, ont regretté d'avoir signé. Heureusement que chaque femme peut porter sa voix. On est 52% de la population : on n'attend pas que tout le monde soit d'accord.
Je ne suis pas étonnée que des femmes se mettent à distance du mouvement. Les femmes sont conditionnées pour maintenir l'ordre social. On leur a imposé le maintien de l'ordre, de la famille. C'est tout un système normatif qui fait que les femmes sont, d'une certaine manière, plus conservatrices. Elles se posent plus facilement en tant que mères qu'en tant que femmes.
Avec des associations féministes, on intervient auprès d'elles pour qu'elles proposent des aménagements dans l'espace urbain. Mais elles pensent toujours d'abord à ce que l'on pourrait mettre en place pour leurs enfants, plutôt que pour elles directement. C'est le résultat de tout un formatage. Le fait de se mettre en retrait, de ne pas prendre la parole, de s'excuser de ne pas être assez performantes... Il y a une forme d'autocensure qu'on s'applique à nous-même.
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