Témoignages "Du jour au lendemain, je me suis retrouvée sans rien" : quand les maltraitances économiques s'additionnent aux violences conjugales

Article rédigé par Violaine Jaussent
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Publié Mis à jour
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Léa Dercourt, assistante sociale, rencontre parfois des femmes qui, contraintes par leur conjoint, n'ont jamais eu de compte bancaire. (PAULINE LE NOURS / FRANCEINFO)
Parfois difficiles à cerner, les pressions économiques sur un conjoint peuvent se cumuler avec d'autres formes de violences. A l'occasion de la Journée internationale pour l'élimination de la violence à l'égard des femmes, franceinfo a recueilli les témoignages de personnes poussées jusqu'à l'asphyxie financière ou dépourvues de ressources après une séparation.

"Quand on vivait ensemble, il me donnait un peu d'argent. Il gagnait bien sa vie. Il ne voulait pas que je travaille. A chaque dispute, il me le rappelait. C'était comme un pansement pour calmer ce qu'il faisait." Pendant douze ans, Fatima* dit avoir vécu "un climat de violence" avec le père de ses enfants. "Il m'a menacée avec un couteau, par exemple", raconte cette Tunisienne de 36 ans, arrivée en France à 20 ans, après ce mariage arrangé. Parmi les atteintes qu'elle dit avoir subies, il y a des violences physiques, sexuelles et psychologiques, mais aussi économiques.

Cette forme de violence est plus méconnue, mais 41% des femmes disent y avoir été confrontées dans le cadre du couple, selon un sondage de l'Ifop pour le média féministe Les Glorieuses à l'automne 2023**. La grande majorité d'entre elles (99%) affirment qu'elles ont aussi subi au moins une autre forme de violences conjugales, "la majeure partie du temps en même temps", précisent les auteurs de l'enquête. A l'occasion de la Journée internationale pour l'élimination de la violence à l'égard des femmes, lundi 25 novembre, et cinq ans après le Grenelle des violences conjugales, qui avait déjà mis en lumière les maltraitances économiques, franceinfo a recueilli la parole de quatre femmes concernées et de professionnelles qui les accompagnent.

"Il refuse de payer l'emprunt"

Lorsque son mari tente "de l'étrangler", fin 2021, Fatima se voit "mourir". Elle se tourne alors vers la Maison des femmes de Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), un lieu d'accueil pour les victimes de violences, qui l'aide à porter plainte. Quelques jours plus tard, les violences se répètent. Les policiers interviennent au domicile familial pour séparer le couple. Fatima est hospitalisée trois jours. Elle rentre chez elle en état de choc post-traumatique. Son mari est parti. Ses jumeaux, alors âgés de 7 ans, sont pris en charge par l'Aide sociale à l'enfance.

Six mois plus tard, Fatima va "beaucoup mieux" et ses enfants reviennent vivre avec elle. Aujourd'hui, la trentenaire, en procédure de divorce, habite toujours dans la même maison, en région parisienne. Mais elle va devoir déménager, car son ex-conjoint ne rembourse plus le crédit immobilier. "Il refuse de payer l'emprunt", affirme-t-elle. Idem pour l'électricité, coupée subitement dans le logement. "Je n'avais pas accès au paiement de la facture, car il voulait tout gérer", explique Fatima.

Des comportements souvent "mal identifiés"

"Un conjoint violent qui arrête de payer le loyer ou le crédit, c'est fréquent", expose Léa Dercourt, assistante sociale à la Maison des femmes de Saint-Denis pendant trois ans, qui exerce désormais à Paris. "L'objectif est de faire peur à la femme et de la mettre en insécurité." Elle observe ainsi que "beaucoup de femmes n'ont pas leur propre compte". L'an dernier, elle a ainsi accompagné une femme de 32 ans "pour utiliser une carte bancaire pour la première fois". "Souvent, monsieur prend la voiture de madame. Mais s'il a des amendes, les saisies se font sur le salaire de madame", illustre-t-elle également.

"Dans chaque situation de violences conjugales, la question des violences économiques se pose, mais elle est mal identifiée par le système et les victimes", pointe Léa Dercourt.

"Le contrôle de l'argent participe au contrôle coercitif, qui participe lui-même au mécanisme d'emprise."

Léa Dercourt, assistante sociale

à franceinfo

Et pour cette assistante sociale, ces violences perdurent bien après la rupture : "Même en quittant le conjoint violent, les victimes paient les conséquences des violences économiques pendant des années." Ainsi, Léa Dercourt estime que les deux tiers des femmes qu'elle a reçues pour ce motif étaient en train de se séparer ou venaient de quitter leur conjoint.

"J'ai vécu la dégringolade, jour après jour"

C'est le cas de Nathalie. En août 2022, l'homme avec lequel elle s'est mariée en 2019, après trois ans de vie commune, la quitte pour vivre avec une autre femme. Il part au lendemain d'une nuit cauchemardesque pour cette femme de 55 ans, qui dit avoir été victime de soumission chimique et a porté plainte pour viol. Nathalie apprend alors que le découvert sur leurs deux comptes joints atteint "près de 7 000 euros". Son mari ne veut plus rembourser les crédits contractés pour les travaux de leur maison. Nathalie se retrouve asphyxiée financièrement, d'autant plus qu'elle perd son emploi à cette période.

"Toutes mes indemnités de licenciement ont été englouties", souffle-t-elle. Comme Fatima, elle se retrouve sans électricité dans son logement du fait de factures impayées. De quoi mettre sa "vie en danger", car elle dit avoir besoin d'un appareil pour traiter une apnée du sommeil. "Quand il est parti, il n'a plus rien payé. Du jour au lendemain, je me suis retrouvée sans rien. J'ai vécu la dégringolade, jour après jour", témoigne-t-elle.

Un réseau de soutien entre ex-victimes

Aujourd'hui, Nathalie perçoit encore une partie de ses allocations chômage, mais vit dans la crainte de voir sa maison saisie. Elle s'est tournée vers un juge aux affaires familiales pour obtenir une contribution aux charges du mariage, dans l'attente d'une demande de divorce. Pour dénoncer les "violences économiques et psychologiques", elle a déposé le 8 mars une plainte, que le parquet a enregistrée sous la qualification de "violences habituelles par conjoint". Encouragée par ses deux enfants de 26 et 28 ans, la quinquagénaire a réussi à fonder avec eux une association d'aide aux victimes, Victime-lience. "Ce n'est pas à moi, à nous, d'avoir honte", estime Nathalie, qui bénéficie aussi du soutien de Jessica Stéphan, une autre femme engagée contre les violences économiques et conjugales.

Elle-même victime il y a plusieurs années, comme elle l'a raconté aux Echos, Jessica Stéphan est devenue formatrice après une carrière de vingt ans dans le monde de la banque. "Les banquiers ont des angles de repérage. Ils peuvent parler de l'équité financière et de la façon dont s'organisent les dépenses au sein du couple", explique-t-elle.

"Les violences économiques, c'est le moment où le conjoint toxique va tisser sa toile."

Jessica Stéphan, formatrice sur les violences conjugales

à franceinfo

Jessica Stéphan accompagne environ 30 victimes par an, issues de tous les milieux sociaux. Elle distingue deux profils : "Il y a celles qui sont privées de moyens par leur mari. Et celles, au contraire, sur lesquelles repose entièrement le financement du couple." La formatrice surnomme cette deuxième catégorie "les vaches à lait".

"Il ne dépense rien pour la vie quotidienne, que pour lui"

Jade*, conseillée par Jessica Stéphan, correspond plutôt à ce second profil. Lorsqu'elle s'est mariée, cette thérapeute parisienne avait "un niveau de vie très confortable", et son mari "moins de moyens". Il prend ses distances à la naissance de leur première fille, en 2017, puis le couple se reforme. Quand leur deuxième enfant naît, quinze mois plus tard, Jade a l'impression de basculer "dans un vortex de cauchemars". "Il ne dépense rien pour la vie quotidienne : ni la nourrice, ni les courses. Il n'achète que pour lui", relate cette femme de 43 ans. A l'époque, le couple vient d'acquérir un nouvel appartement. "En six ans, il n'a réglé qu'une seule mensualité du crédit immobilier", assure-t-elle. Idem pour les charges et la taxe foncière. Pourtant, il lui réclame des indemnités d'occupation.

Jade aimerait vendre cet appartement, qu'elle associe désormais aux violences vécues pendant la période de confinement en 2020. "J'étais couverte de bleus. Une fois, il m'a poussée dans le dressing d'un coup de pied. Il m'a shooté dans la hanche. Il me menaçait à l'oreille, alors que nos filles, avec lesquelles il était aussi maltraitant, étaient pendues à mes jambes. Il nous a séquestrées, la police est venue nous libérer", décrit, d'une voix entrecoupée de larmes, la quadragénaire, qui parle aussi d'une tentative de viol. "J'ai appelé le 3919*** plein de fois. J'ai déposé huit plaintes et j'ai demandé à un juge de me protéger."

En septembre 2021, une ordonnance de non-conciliation est émise. Mais leur divorce n'est toujours pas prononcé. En attendant, Jade estime que son mari organise sa propre insolvabilité. "Pendant six mois, il n'a pas payé la pension alimentaire, qui s'élève à environ 300 euros mensuels", souligne-t-elle. Aujourd'hui, il y est contraint, après des démarches auprès de l'Agence de recouvrement des impayés de pensions alimentaires, qui se charge de collecter directement les sommes dues auprès de l'ex-conjoint.

Aider les victimes à retrouver leur indépendance

Assa*, 36 ans, arrivée en région parisienne en 2012 pour terminer ses études, vit la même situation. De nationalité comorienne, elle ne peut pas saisir l'Aripa, car son titre de séjour sur le territoire français a expiré, mais elle a l'autorité parentale exclusive sur son fils. Malgré un jugement en 2022, le père ne lui verse pas – ou très exceptionnellement – la pension alimentaire de 200 euros qu'il lui doit chaque mois. Assa a essayé de se débrouiller pour vivre sans, aidée par son frère ou en faisant du soutien scolaire. En vain.

Assa aussi se tourne alors vers la Maison des femmes de Saint-Denis, d'où elle dépose, en avril 2023, une plainte, consultée par franceinfo, pour "non-paiement d'une pension alimentaire". Une médiation est organisée à l'été 2024, ce qui permet au père de voir son fils pour la première fois. "Il m'a abandonnée quand j'étais enceinte. Il a reconnu l'enfant puis m'a répudiée. C'est une torture, il n'assume pas son rôle et me rabaisse. Il est manipulateur", témoigne Assa, qui considère, à l'instar de Jade, avoir affaire à "un pervers narcissique".

"Il faut traiter le symptôme, sinon les femmes sont toujours soumises au chantage économique", souligne Mine Günbay, directrice générale de la Fédération nationale Solidarité Femmes, à l'origine du 3919, la ligne d'écoute destinée aux femmes victimes de violences. Selon elle, "depuis quatre à cinq ans, une appelante sur quatre déclare des violences économiques". Elle souligne le "retentissement" de la campagne de sensibilisation lancée il y a deux ans sous la forme d'un faux spot de publicité.

"Il faut travailler dès le plus jeune âge sur l'émancipation économique des femmes, quels que soient les modèles familiaux."

Mine Günbay, directrice générale de Solidarité Femmes

à franceinfo

"Retrouver une indépendance, c'est le plus important", abonde Léa Dercourt. "L'estime des femmes concernées est au ras des pâquerettes, donc c'est beaucoup de travail. Mais une grande majorité d'entre elles parviennent ensuite à devenir autonomes", se réjouit l'assistante sociale, qui a vu "plein de victoires". Avec Fatima par exemple. La trentenaire continue de "soigner", chaque jour, "ses cicatrices". Et confie : "Au début de la relation avec le père de mes enfants, dans ma tête, j'étais comme une enfant. Je restais sage pour éviter de l'énerver. Aujourd'hui, je cherche une formation dans la pâtisserie. C'est mon rêve, le projet de ma vie."

* Les prénoms ont été changés pour préserver l'anonymat.

** Ces résultats sont issus des réponses à un questionnaire en ligne de 951 femmes ayant déjà été en couple, au sein d'un échantillon de 1 101 femmes représentatives de la population féminine majeure vivant en France, explique l'Ifop.

*** Le 3919, numéro d'appel dédié aux femmes victimes de violences, est disponible 24h/24 et sept jours sur sept. Il est gratuit et n'apparaît pas sur les factures téléphoniques.

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