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Reportage "On est enclavés" : pour les habitants de Clichy-sous-Bois, près de Paris, la capitale n'est pas toujours si proche qu'il n'y paraît

Malgré l'arrivée du tramway et les millions investis dans la rénovation urbaine, certains habitants peinent toujours à se rendre dans la capitale et à s'y sentir légitimes.

Article rédigé par Elise Lambert
France Télévisions
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(De gauche à droite) Bushra Iqbal, Julie Falck, Leonardo Jovanovic, Job Mfina, Pierre Rochette et Abel Ladouce, devant la mission locale de Clichy-sous-Bois (Seine-Saint-Denis), le 28 mai 2021. (ELISE LAMBERT / FRANCEINFO)

A vol d'oiseau, Paris est à peine à 12 km de Clichy-sous-Bois (Seine-Saint-Denis), mais Zinedine confie ne "pas trop y aller". "La première fois que je m'y suis rendu, j'étais en CM2. L'école nous avait emmenés dans un musée sur la peinture. Je ne visite pas trop, je m'y sens un peu perdu", souffle le lycéen de 17 ans, un cahier sous le bras, en sortant du bus qui le ramène chez lui, résidence Sévigné. Zinedine a toujours vécu dans cette commune de la petite couronne, mais ses déplacements dans la troisième ville la plus visitée au monde restent rares.

Il faut dire que pour se rendre à Paris, les Clichois doivent s'armer de patience. Avant l'arrivée du tramway T4 en décembre 2019, la ville de 30 000 habitants n'était traversée que par le bus et il fallait souvent attendre de longues minutes pour rejoindre les gares du Raincy ou de Gagny, à 4 km chacune du centre-ville, pour attraper le RER E direction Paris. "Rien que pour rejoindre Le Raincy, ça peut prendre 20 minutes comme une heure, en fonction du trafic, des retards… C'est décourageant. Le tram, c'est bien, mais il ne fonctionne pas encore très bien", déplore Zinedine.

Le tramway de la ligne 4 à Clichy-sous-Bois (Seine-Saint-Denis), le 28 mai 2021. (ELISE LAMBERT / FRANCEINFO)

A 300 mètres de là, à l'arrêt Maurice Audin, Yva, 56 ans, attend le tramway pour rejoindre Montfermeil. Elle habite à Clichy depuis neuf ans mais n'a jamais exploré la Ville lumière. "Je travaille avec les personnes âgées six jours par semaine dans plusieurs communes. Je n'ai pas le temps d'aller me promener et de visiter des monuments", relate-t-elle. Les seules fois où elle s'y est rendue, c'était pour faire des courses au magasin Tati de Barbès, dans le 18e arrondissement. "Je n'ai jamais vu la tour Eiffel, mais quand je la vois à la télé, je me dis qu'il faudrait que j'y aille, quand même !" glisse-t-elle avant de monter dans la rame.

"Une fois, une dame a pris un poteau électrique pour la tour Eiffel !"

Faute de transports et de temps, beaucoup d'habitants ne placent pas la visite de Paris au centre de leurs priorités. Basma, 52 ans, a pu découvrir la capitale lors d'une sortie organisée par le collectif AClefeu, créé après les révoltes de 2005. Elle venait juste de déménager du Chêne pointu, le quartier qui a servi de décor au film Les Misérables de Ladj Ly, vers le quartier des Bois-du-Temple. "J'ai trouvé ça trop beau, la tour Eiffel, les bateaux-mouches… On était plusieurs familles clichoises, on a pique-niqué dans un parc, on s'est promené, c'était 'waouh', se souvient-elle avec enthousiasme. A l'époque, j'avais peu de moyens, je ne parlais pas bien français. Le collectif m'a vraiment aidée à sortir, à me déplacer seule dans le métro."

"La première fois que je suis allée à Paris, j'étais paniquée, je me sentais comme une enfant. Tout était grand et je ne comprenais pas tout."

Basma, habitante de Clichy

à franceinfo

"Beaucoup de familles vont déjà à Paris pour le travail, donc c'est compliqué de les remotiver pour y aller pour le loisir. Elles me disent qu'elles mettent moins de temps en avion pour aller dans leur pays que pour aller à Paris", soupire Zoulikha Jerroudi, assise dans le jardin d'une maison en pierres située dans une rue pavillonnaire. Depuis plus de vingt ans, celle que tout le monde surnomme "Tata" ou "madame Zouzou" organise des sorties à Paris pour les Clichois en échange d'un euro symbolique. Beaucoup ont découvert Notre-Dame, le Sacré-Cœur, Saint-Michel grâce à elle. "Une fois, une dame a vu un poteau électrique et a cru que c'était la tour Eiffel !" se souvient-elle, amusée.

La persistance du stigmate

Pour cette travailleuse sociale de 51 ans, la question de la mobilité est primordiale. "A Clichy, on est enclavés et le transport permet l'accès à la culture, au travail. Mais il n'y a pas que ça. La plupart des familles sont fragiles et se disent que Paris n'est pas pour elles", explique-t-elle. En 2018, selon l'Insee, le taux de pauvreté était de 43% dans la ville, et 38% de la population était étrangère. Lors de ses visites, Zoulikha Jerroudi accompagne beaucoup de familles monoparentales, primo-arrivantes, en situation irrégulière ou au RSA.

"En raison du regard qu'on leur porte, des familles se sentent plus en insécurité à Paris que dans les quartiers populaires, qu'on décrit pourtant comme dangereux."

Zoulikha Jerroudi, travailleuse sociale

à franceinfo

Zoulikha Jerroudi se souvient notamment d'une sortie à Disneyland, peu après les révoltes de 2005, où un guichetier a alerté en voyant le groupe arriver. "'C'est un groupe de Clichy-sous-Bois !'" cite-t-elle. Ou cette fois, au pied de la tour Eiffel, où des femmes ont essuyé des remarques sur leur voile. "Certaines ont peur d'aller à Paris à cause de ça. On leur fait sentir qu'elles ne sont pas à leur place", poursuit-elle, désolée.

Le Chêne pointu à Clichy-sous-Bois (Seine-Saint-Denis), le 28 mai 2021. (ELISE LAMBERT / FRANCEINFO)

Pour d'autres, les sorties sont préparées avec minutie, comme un événement. "Il y a des femmes qui se font très coquettes ! Elles se disent qu'elles vont dans la 'capitale du monde' et font des achats. Elles mettent leur plus belle robe, leur plus beau voile, des chaussures à talons… Même si ce n'est pas très pratique pour visiter, sourit Zoulikha Jerroudi. Quelque part, elles veulent faire honneur à la France."

Une jeunesse très mobile

Si certains habitants, souvent plus âgés, sont hésitants à se déplacer, pour toute une partie de la jeunesse née à Clichy ou aux alentours, la capitale fait partie de la vie. "J'y vais très souvent. J'aime bien aller sur les Champs-Elysées, il y a un grand Zara, un grand H&M, les magasins ferment plus tard. J'y vais souvent avec des amis, on prend un truc et on mange dans la voiture, c'est plus rapide", décrit Julie Falck, 22 ans, en formation à la mission locale de Clichy-sous-Bois. "J'aime bien aussi me promener à Montmartre, dans les rues de Saint-Germain-des-Prés. Tout le monde se mélange à Paris, je m'y sens bien."

"Quand on va dans les quartiers luxueux, ça fait rêver, ça donne des ambitions, l'envie de s'en sortir."

Julie Falck, habitante de Clichy-sous-Bois

à franceinfo

A ses côtés, Job Mfina, 18 ans, raconte le même quotidien. "La première fois que j'y suis allé, c'était pour un stage en entreprise en classe de troisième. Maintenant, j'y vais pour faire les magasins à Châtelet, c'est directement relié par le RER, ça change de chez moi, j'aime bien", décrit ce natif de Clichy, même si les prix le rebutent un peu. "Au Monoprix de Châtelet, le paquet de chips doit être à 5 euros, tout est plus cher ! En général, je vais au McDo ou dans un restau pas trop cher."

Avant la pandémie de Covid-19, son camarade Abel Ladouce allait également deux fois par semaine à Paris, "un peu partout". "J'ai ma routine, je vais aux Tuileries ou je me pose sur les quais avec mes potes quand il y a du soleil. Le soir, j'aime bien aller à la Concrete ou au Wanderlust [des discothèques]. Paris, pour moi, c'est un prolongement d'ici", explique-t-il. Si le cœur de la capitale a la cote, les arrondissements périphériques sont en revanche plutôt mal perçus, et visités uniquement quand des proches y vivent. "Mais, pour vous, c'est Paris là-bas ?" interroge Mohamed, du fond de la salle de la mission locale. "Porte de Clignancourt, le 18e, le 19e, le 20e, c’est pas trop Paris pour moi. Là-bas, il y a des clochards par terre, des toxicos", lance-t-il, provoquant les rires de ses voisins.

"Il n'y a pas une seule pratique de Paris"

"Contrairement à ce que l'on pourrait croire, les jeunes ne sont pas enfermés dans leur quartier", explique la sociologue et urbaniste Marie-Hélène Bacqué, autrice d'une étude à paraître sur le rapport des jeunes d'Ile-de-France à Paris. "Selon leur histoire personnelle, s'ils y vont seuls ou en groupe, ils s'approprient la ville de façon différente. Il n'y a pas une seule pratique de Paris."

Une affiche annonçant l'arrivée du Grand Paris Express à Clichy-sous-Bois (Seine-Saint-Denis), le 28 mai 2021. (ELISE LAMBERT / FRANCEINFO)

D'après ses recherches, les lieux les plus fréquentés sont les quartiers desservis par le RER, les centres commerciaux, les Halles, les Champs-Elysées. "C'est là qu'ils vont trouver la diversité, l'anonymat, les services qu'ils n'ont pas forcément chez eux", poursuit-elle. Le "Paris des touristes" sera plutôt visité quand ils reçoivent de la famille. Quant aux musées et aux théâtres, "ils y vont par le biais de l'école ou des associations. Elles jouent un rôle très important dans l'accès à la culture."

"Ils gardent une conscience très forte des inégalités et de leur place dans Paris. Ils opposent leur quartier populaire à une capitale bourgeoise et blanche."

Marie-Hélène Bacqué, sociologue

à franceinfo

"On nous a tellement dit : 'Le théâtre, c'est pas pour vous, la politique, c'est pas pour vous. Vous, c'est le foot', que les habitants finissent par le croire", regrette Mehdi Bigaderne, deuxième adjoint à la mairie de Clichy-sous-Bois. Depuis qu'il a été élu en 2008, le cofondateur d'AClefeu se bat contre cet "enclavement culturel". Car malgré les millions d'euros pour la rénovation urbaine investis dans la ville après 2005, les espaces culturels restent rares. "On n'a toujours pas de cinéma, pas de médiathèque. La culture ne fait donc pas forcément partie de l'imaginaire des possibles", explique-t-il en piochant dans une boîte de gâteaux.

Mehdi Bigaderne, deuxième adjoint au maire de Clichy-sous-Bois (Seine-Saint-Denis), devant les locaux du collectif AClefeu, le 28 mai 2021. (ELISE LAMBERT / FRANCEINFO)

En 2006, la mairie de Clichy-sous-Bois et celle de Paris ont signé un accord pour permettre aux Clichois de partir à Paris, d'avoir accès à des monuments à prix réduits, mais les résultats ne sont pas encore probants, selon l'élu. "Quand on a passé autant d'années 'assignés à résidence', il y a des habitudes qui se prennent. Il ne suffit pas de mettre un tramway, il faut accompagner les habitants, les informer, leur dire que c'est possible de partir, et fait pour eux."

La prochaine échéance très attendue pour la commune est l'arrivée du métro avec le Grand Paris Express, en 2025. "Là, ce sera le vrai désenclavement. Les générations futures de Clichois pourront enfin avoir accès à la culture, aux droits, au travail", espère Mehdi Bigaderne dans un sourire. En attendant, il suggère que le rapport entre Clichy et Paris s'inverse. "Je plaide pour que les Parisiens viennent ici, on a des festivals, Clichy-Plage. Pour casser les barrières, il faut que ça soit dans les deux sens."

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